XX
Colette est seule au logis. Il lui faut encore se résigner chaque jour à quelques heures de chaise-longue à l’ombre d’un bosquet d’oliviers. Et parfois, malgré la vaillance de son sourire, elle a des instants de « cafard » ; il lui semble alors qu’elle ne marchera plus jamais tout à fait comme avant son accident.
Aujourd’hui, c’est tout juste si elle ne cède pas un peu au découragement, quand, à travers un buisson, paraît le mince visage de Yamil.
S’oublier pour penser aux autres, Colette sait que c’est le remède à tous les maux ; elle dit :
— Est-ce Marianick qui t’envoie ?
— Oui, damiselle. Marianick dire : Va, toi moins terrible après…
Et le petit Bédouin prend un sourire heureux, mais dont la malice n’est pas exclue.
Colette rit aussi, puis, conciliante :
— Alors mets-toi là, sur la natte. Seulement que vais-je te raconter ?
Colette se plonge dans un monde de réflexions. Tout à coup elle se décide :
— Je vais te dire deux histoires , qui sont très belles toutes les deux, et qui font encore partie de l’Histoire Sainte.
Yamil reste immobile, mais un rayonnement de bonheur éclaire le ton bistre de son étrange petite figure.
— Donc, il y a bien, bien longtemps, vivait un homme très bon. Il s’appelait Job. Il était riche, avait une nombreuse famille, si bien que son bonheur était complet.
Au milieu de toutes ses joies, Job servait Dieu avec une admirable fidélité, ce qui mettait le démon en rage, et le démon osa dire au Bon Dieu : « Job te sert parce que tu as béni l’œuvre de ses mains et que ses troupeaux couvrent la terre. Mais étends la main, touche à ce qui lui appartient, et on verra s’il ne te maudit pas .»
Le Bon Dieu connaissait le cœur de Job ; sans hésiter, il permit au démon de le tenter, pour voir s’il resterait fidèle.
Alors, on vint apprendre à Job que ses troupeaux étaient détruits par un peuple voisin, que ses serviteurs étaient tués.
Le messager de malheur parlait encore, qu’un autre arrive disant : « Le feu du ciel a détruit tes brebis et ce qui restait de tes serviteurs. »
Un troisième messager accourt ; il annonce qu’un grand vent a secoué les quatre coins de la maison ; qu’elle s’est écroulée, ensevelissant tous les enfants du pauvre Job.
Alors, dans sa douleur épouvantable, que crois-tu, Yamil, que Job ait dit aux messagers ?
— Li dire trop malheureux, vouloir mourir aussi, pas possible pour pauvre Job rester seul sur terre.
— Non, ce n’est pas ça que Job a dit. Écoute :
« Le Seigneur m’avait tout donné, le Seigneur m’a tout repris. Que le Seigneur soit béni ! »
— Yamil pas comprendre. Tu dis, damiselle ?
— Que Job, au lieu de se fâcher, de murmurer ou de se désespérer, a accepté, en la bénissant, la volonté du Bon Dieu.
— Ça, trop beau pour Yamil.
— Et pourtant, mon petit, ce n’est pas tout. Puisque Job restait fidèle après la perte de ses enfants et de ses biens, le démon obtint encore de Dieu la permission de le tenter davantage.
La lèpre envahit le corps de Job ; personne ne voulait plus s’approcher de lui. Ses amis et sa femme lui reprochaient sa soumission.
Yamil a un geste de recul, comme si un lépreux venait d’entrer. Il connaît la lèpre, cette chose terrible qu’on rencontre si souvent en Orient et qu’on fuit avec horreur.
— Li mort, je pense, tant mieux, li plus souffrir.
— Mais non, mon Yamil. Job a accepté la lèpre comme il avait accepté la ruine, parce que tout lui venait de la main de Dieu, qu’il aimait.
Alors, le Bon Dieu a jugé que l’épreuve avait assez duré. Il a rendu à Job tous ses biens et d’autres encore. Il lui a donné sept fils et trois filles, et, en récompense de sa fidélité, la vieillesse de Job fut plus heureuse que ne l’avait été sa jeunesse.
Et c’est là ma première histoire. Voici maintenant la seconde.
Beaucoup plus tard, quand les Israélites furent faits prisonniers par Salmanasar, l’un d’entre eux fut conduit à la ville de Ninive.
— Où ça, Ninive ?
Colette fait un geste vers le nord-ouest :
— Là-bas,… loin, très loin. Cet homme s’appelait Tobie. Avec un grand courage, il est resté fidèle à Dieu, charitable envers les autres Israélites, qu’il ensevelissait quand ils mouraient, malgré la défense de Salmanasar.
Un accident le rendit aveugle. Comme autrefois pour Job, c’est à qui lui conseille alors d’abandonner sa religion ; mais Tobie tient bon et ne cesse de redire sa Foi en Dieu.
Cependant, il se sentait bien malade et crut qu’il allait mourir. Il fait alors venir près de lui son fils, qui s’appelait aussi Tobie, et lui donne d’admirables conseils, entre autres celui-ci :
« Honore ta mère tous les jours de ta vie ; ne laisse jamais l’orgueil dominer dans ton cœur ni dans tes paroles, car c’est par lui que tous les maux ont commencé. »
Ensuite, il fut décidé que le jeune Tobie ferait un long voyage, bien au delà de Ninive, au pays des Mèdes.
— Pourquoi li envoyer là ?
— Parce que là-bas, un homme, — qui se nommait Gabélus, — devait de l’argent à la famille de Tobie. Il fallait aller lui demander de le rendre, et le vieux Tobie, malade et aveugle, s’inquiétait de voir son fils partir seul pour un pareil voyage.
Mais voilà qu’un jeune homme de belle allure, ayant l’air très sérieux et très bon, s’offre à accompagner le jeune Tobie.
Ils font route ensemble ; arrivés au bord du Tigre, Tobie, qui se lavait les pieds dans l’eau, vit un énorme poisson s’avancer vers lui, comme pour le dévorer. Mais son compagnon le rassura ; ensemble ils tuèrent le poisson, le vidèrent, en firent rôtir la chair ; mais le guide dit à Tobie : « Conserve le cœur, le fiel et le foie, car ce sont d’utiles remèdes. »
Tobie ne se doutait pas que ce compagnon de voyage était un ange, envoyé de Dieu pour le conduire.
— Un ange, mais lis anges, toi dire à Yamil pas avoir corps, ni pieds, ni mains.
— Tu as raison, les anges n’ont pas de corps ; mais, quand Il les envoie sur la terre, Dieu leur permet d’apparaître sous la forme humaine, de ressembler aux hommes, pour qu’ils puissent se faire comprendre.
L’ange Raphaël, qui accompagnait Tobie, garda cette apparence tout le temps du voyage. Il conduisit Tobie chez Raguel, un cousin de son père, lui conseilla d’en épouser la fille, et, pendant les fêtes du mariage, alla tout seul chercher l’argent de Gabélus. Puis on revint joyeusement à Ninive.
Le vieux Tobie et sa femme Anne trouvaient le temps bien long. Anne allait tous les jours s’asseoir sur une petite hauteur, guettant le retour de son fils. Enfin, un jour, elle le reconnut. C’était lui, là sur la route, et son petit chien le devançait en remuant la queue. Quelle joie !
À peine arrivé, sur l’ordre de son compagnon de route, le jeune Tobie frotta les yeux de son père avec le fiel du poisson et le vieillard recouvra la vue. Songe, Yamil, au bonheur de cette famille.
L’Ange alors parla : « Bénissez le Dieu du Ciel. Rendez-Lui gloire parce qu’Il a exercé envers vous sa miséricorde »… « Parce que vous étiez agréables à Dieu il a fallu que vous soyez d’abord éprouvés ». Et puis, il ajouta : « Je vais vous découvrir la vérité, je suis l’ange Raphaël, l’un des sept qui nous tenons en présence de Dieu, » ce qui voulait dire qu’il était un des plus grands parmi les anges.
Peux-tu imaginer, Yamil, la surprise et la reconnaissance de Tobie et de ses parents. Ils se précipitèrent tremblants aux pieds de l’ange, mais il leur dit : « La paix soit avec vous ! » Quand ils se relevèrent, lui avait disparu.
— Li plus jamais revenu ?
— Non, sa mission terminée, il était retourné au Ciel.
Les yeux de Yamil sont tristes et puis s’éclairent :
— Si Yamil bon, li aller au ciel et li voir l’ange de Tobie ?
— Parfaitement. Seulement, pour cela, il faut devenir très sage, tu sais.
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