XXIII
Voici juillet et les vacances, doublement joyeuses, car Bernard va aussi avoir sa permission. Colette a repris sa vie, encore un peu au ralenti ; mais elle va et vient, sans trop de fatigue, tout au bonheur de cette réunion.
Un beau soir, la surprise des jeunes est intense en voyant un car, de taille moyenne, s’engager dans l’allée du jardin.
— Qu’est-ce qu’il fait ? crie Jean de sa fenêtre.
— Y se trompe, riposte Pierre du jardin.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demande Nicole, un car vide !
Et Bruno accourt tout essoufflé :
— As-tu vu cette grande voiture ?
Au milieu de ce concert d’exclamations, papa passe sans se troubler. Chose incroyable, il va au-devant du car, parle au chauffeur comme s’il le connaissait et, c’est un comble, le conduit au garage, derrière la maison.
En une seconde, toute la bande est sur ses talons. Papa ne semble pas s’en apercevoir.
Il appelle Marianick, pour qu’elle prenne soin du chauffeur, et sifflotant, les mains dans ses poches, retourne à la maison.
Jean lui-même, devant cette attitude, hésite à questionner son père. Mais Colette, alertée par le bruit, est sur la porte et crie :
— Qu’est-ce que ce car vient faire ici, papa ?
— Le chauffeur me dit que tu l’as fait demander.
— Moi ! (Colette éclate de rire.) Racontez vite, papa, pourquoi vous l’avez fait venir ?
Papa, très sérieusement :
— Mais puisque je te dis que le chauffeur n’est ici qu’à tes ordres.
L’aventure prend une tournure palpitante.
La bande écoute, le cœur battant.
— Voyons, papa, ce n’est pas possible. Ne vous moquez pas,… un car à mes ordres…
— Va toi- même parler au chauffeur.
— Hé bien, j’y vais ! Est-il besoin d’ajouter que Colette n’y va pas seule et qu’elle en revient ahurie : positivement, le car a été demandé en son nom, pour une excursion le lendemain.
Alors papa révèle la clef du mystère :
— Voilà, ma grande fille : tu viens de passer deux mois très pénibles, pendant lesquels tu as surtout pensé aux autres. Ta maman et moi avons résolu de te faire une petite joie. Nous avons ce car pour cinq jours. Tout le monde est en vacances. En route demain, pour où tu voudras, à condition seulement que nous allions vers un des points où j’ai des affaires à traiter parce que je ne possède pas le moyen de vous offrir des voyages de pur agrément.
On imagine la soirée qui suit. La carte étudiée dans tous les sens, c’est décidément à Babylone qu’on ira. Puisque Babylone est sur la liste de son père, Colette, songeant aux petits, pense que ce sera un merveilleux voyage pour leur faire apprendre les dernières époques, si compliquées, de leur Histoire Sainte.
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Impossible de ne pas revoir Damas, toute blanche, dans ses fontaines et ses bois, au milieu du désert, avant de s’engager dans la plaine indéfinie, monotone et triste que suit la « pipe-line ». Jean et Bernard s’intéressent prodigieusement à cette ligne de tubes énormes qui amènent aux grands ports le pétrole de l’Irack.
Qu’on est loin, avec ces inventions modernes, du temps de l’exil des Juifs,… ou plutôt, non, comme on en est près !
Car c’est à travers des sables et des champs tout pareils à ceux-ci qu’ils ont passé. Le désert, un peu au sud, est celui qu’ils ont dû traverser, et alors, comme aujourd’hui, leurs caravanes se succédaient lentement. Les chameaux portaient des charges semblables à celles qui s’étagent sur le dos des longues files de dromadaires qui passent là-bas, indifférents, marquant le sable de leur pas balancé.
On couche à Routba, le carrefour des pistes du désert. Les Anglais l’ont fortifiée et tout voyageur s’y arrête pour faire viser ses passeports.
Puis, c’est de nouveau l’étendue désertique jusqu’à Ramadi, pauvre oasis de palmiers, perdue dans cette aridité. Encore cent douze kilomètres, et, sur le bord du Tigre, Bagdad, ses souvenirs, ses marchés, ses bazars. Le temps manque pour visiter, quel dommage ! En route encore, mais pour Babylone, cette fois.
Il est très tard quand le car pénètre dans la ville. Le soleil s’est couché sur l’Euphrate, dont les eaux conservent un reflet de lumière. Les voyageurs lui accordent quelques regards dolents ; l’étape a été longue, personne ne songera aux beautés de Babylone avant demain matin.
En revanche, c’est à qui, de fort bonne heure, éveillera son voisin. Guides, jumelles, appareils de photographie, tout est réuni pour mieux fouiller cette ville étrange, et l’on quitte l’hôtel pleins d’entrain.
Mais c’est seulement le soir que les groupes, ravis et fourbus, se retrouvent au complet, car Colette et Nicole, avec leurs mères, ne se sont pas hasardées à suivre les infatigables jarrets des messieurs.
Au bord du fleuve, à l’ombre des palmiers magnifiques, chacun se repose en rêvant. Dans la lumière, en face, Babylone s’étage, tandis qu’ici, tout près, des femmes et des enfants vont et viennent, les pieds dans l’eau.
Mais les longs silences ne sont pas faits pour Nicole. Elle tire un peu Pierre par la manche et d’un air important :
— Tu te rends compte. C’est l’Euphrate.
— Et après ?
— Eh bien, nous le voyons avec nos yeux, pas dans des images.
— Oh ! dit Pierre, qui se sent las, tu sais, les images, c’est à peu près pareil.
Colette écoute en souriant.
— Pas tout à fait, tout de même !
Quand nous avons dit que les Juifs furent emmenés en captivité à Babylone, avais-tu imaginé ce site, voyons, Pierre ?
— Oh ! à peu près !
Colette rit pour de bon.
— Je crois que vous êtes trop fatigués pour causer ce soir. Attendons à demain.
— Non, non, proteste Nicole. Demain, dans le car, on n’entendra pas bien. Raconte ce soir.
— Tu pourrais dire s’il vous plaît…
Alors, réfléchissons d’abord à la situation des Juifs en ce pays, tellement éloigné du leur et complètement idolâtre. Ils étaient entourés de tous ces temples païens dont nous venons de visiter les ruines ; et puis, pour se faire bien voir des rois d’Assyrie, pour éviter la persécution, quelle tentation d’abandonner leur religion !
— Est-ce qu’ils l’ont fait encore une fois ? demande Nicole, qui s’explique mal tant de fautes successives.
— Non. Cette fois, en général du moins, ils ont été fidèles. Dieu les encourageait en leur envoyant des prophètes. Ézéchiel, Daniel, Jérémie, Baruch, soutenaient leur courage et leur promettaient leur retour à Jérusalem.
C’est curieux de penser que Daniel fréquentait ici l’école du palais royal de Nabuchodonosor. Il n’était encore qu’un enfant quand, merveilleusement éclairé par l’esprit de Dieu, il fit reconnaître l’innocence d’une femme juive nommée Suzanne, que l’on avait faussement accusée, et fit punir de mort ses accusateurs. Plus tard, il expliqua au roi un songe extraordinaire et reçut en récompense le gouvernement de la province de Babylone.
Bernard interrompt :
— Ne confondez pas, les petits. La ville n’était pas celle que nous voyons en ce moment, mais l’autre, l’ancienne, dont nous venons de courir les ruines à Babyl, un peu au nord.
Nicole, incrédule :
— Alors, c’est dans ces maisons toutes en morceaux que Daniel habitait ?
— Elles n’étaient pas en morceaux de son temps, mais construites de ces briques cuites si curieuses, et recouvertes de ces figures émaillées vraiment très belles, que tu t’es amusée à toucher ce matin, Nicole.
Et puis, Daniel habitait le palais du roi. Ce qui reste de ces palais donne une idée de leur splendeur.
Jean caresse son appareil photographique :
— Vous n’imaginez pas ce qui sortira de là-dedans. Figures d’émail, murs de six mètres d’épaisseur, porte majestueuse, grandes salles voûtées, dallages de pierre, tout ce qui fait rêver aux Jardins suspendus, dont la base baignait là, dans le fleuve, si près de nous. J’ai tout dans ma petite boîte.
— Tant mieux, dit Bernard.
Pierre, lui, écoute vaguement. Il essaye de se persuader : Je suis à Babylone ; tâchons de nous souvenir de ce que nous en avons appris.
Hélas ! la mémoire de Pierre est courte sur ce point. Il se tourne vers Bernard.
— Après avoir donné le gouvernement de Babylone au prophète Daniel, qu’est donc devenu Nabuchodonosor ?
— Il a perdu la raison.
Nicole plisse les paupières :
— Je comprends pas.
— Autrement dit, il est devenu fou.
— Pauvre homme !
— Ne le plains pas trop, Nicole. C’était un châtiment. Nabuchodonosor avait ordonné aux Juifs d’adorer sa statue. Trois compagnons de Daniel refusèrent et furent jetés dans le feu ; mais Dieu permit que le feu ne les brûlât pas.
— C’est un miracle, déclare Nicole, très fière de sa science.
— Parfaitement. Nabuchodonosor le comprit si bien, qu’il fit grâce aux trois Juifs ; mais ensuite il devint tellement orgueilleux, que, pour le punir, Dieu permit qu’il perdît la tête.
Colette, dont la pensée parcourt tous ces souvenirs, ajoute :
— Que de fois le Bon Dieu a ainsi montré sa puissance. Jamais je ne songe au festin de Balthazar sans éprouver un petit frisson.
Aussitôt Nicole et Pierre, les yeux braqués sur tate, demandent :
— Pourquoi ?
— C’est une histoire effrayante. Balthazar était le petit-fils de Nabuchodonosor. Il savait que ses voisins, les Perses, allaient attaquer la ville ; mais, convaincu que les murailles de Babylone demeuraient imprenables, il imagina, au lieu de se battre, de festoyer avec ses courtisans, et cela, en buvant dans les vases sacrés du Temple de Jérusalem. Or, pendant ce repas sacrilège, une main se met à écrire sur la muraille des mots mystérieux. Voyez-vous ça ! des mots qui se tracent lumineux sur le mur…
Seul Daniel put les lire : « Mané, Thécel, Pharès. » Il les traduisit : « Dieu a compté, pesé, divisé, » et il expliqua que Dieu allait châtier Balthazar et son peuple.
Nicole secoue la tête :
— Ce que Balthazar a dû avoir peur !
Bernard empoigne sa nièce et l’enlève à bout de bras, vers l’ouest.
— Regarde là-bas, là-bas, aussi loin que tu pourras. Dans cette direction se trouve un vaste pays, la Perse. De là venait Cyrus, le grand conquérant, et Balthazar ne se doutait guère de ce qui allait se passer. Les murailles de Babylone tenaient bon, mais, derrière, Cyrus travaillait. Il détournait le cours du fleuve, et par le lit de l’Euphrate desséché, pénétrait dans la ville.
Et, reposant à terre Nicole enchantée Bernard conclut :
— Le lendemain du festin, Cyrus entrait à Babylone, et Balthazar était tué.
C’est à Darius, chef du pays des Mèdes, que Cyrus confia le gouvernement de la province. Darius combla d’abord Daniel de confiance et d’honneur ; mais des envieux, voulant le perdre, persuadèrent au roi d’ordonner à Daniel des actes d’idolâtrie. Resté fidèle à son Dieu, le prophète fut jeté dans une fosse, avec des lions.
Nicole crie :
— Quelle horreur ! Ils l’ont mangé ?
— Non. Dieu ne l’a pas voulu. Les lions se couchèrent aux pieds de Daniel, et Darius, tout joyeux, car il l’aimait, le fit retirer de la fosse.
Un peu plus tard, le prophète eut le courage de découvrir la ruse des prêtres païens, de faire détruire leur temple et enfin de tuer un dragon que le peuple adorait.
Furieux, les Babyloniens menacèrent Cyrus de mort s’il ne leur livrait pas Daniel. Une seconde fois, le prophète fut jeté dans la fosse aux lions. Une seconde fois, Dieu l’en délivra.
Tout est merveilleux dans sa vie. Songez qu’entre temps il avait reçu la visite de l’ange Gabriel.
Pierre, étonné :
— Je n’ai jamais entendu parler de ça ! Que venait faire l’ange Gabriel ?
— Apprendre à Daniel le nombre d’années précédant la venue de Notre-Seigneur, désormais assez proche.
— Oh ! déclare Pierre, tu nous en contes, Bernard, Notre-Seigneur n’est pas né à Babylone.
— Je n’ai jamais dit qu’il naîtrait à Babylone, mais que sa venue approchait. En réalité, il reste encore, entre la prophétie de Daniel et sa réalisation, quatre cent quatre-vingt-dix ans.
— Tu avoueras que c’est quelque chose !
— Bien sûr, mais en comparaison de milliers d’années !…
Dieu jugea qu’il était temps que les Juifs rentrent à Jérusalem. Leur captivité avait duré soixante-dix ans, selon une prophétie de Jérémie. Maintenant, parce qu’ils ont souffert pour conserver leur foi, ils se sont unis entre eux, ils ont fait connaître en plusieurs pays le culte du vrai Dieu, l’heure de la libération a sonné. Cyrus leur accorde la liberté. Il déclare même vouloir la reconstitution du Temple de Jérusalem et il ordonne de rendre aux Juifs tous les objets précieux que Nabuchodonosor avait pris.
Et les Israélites reprennent enfin le chemin de leur pays.
— Tous ? dit Nicole étonnée.
— Non, pas tous. Il en est resté un certain nombre, surtout parmi les plus riches. Colette, raconte donc à Nicole l’histoire d’Esther, c’est tout à fait ton affaire.
Nicole, le nez en l’air :
— Esther ! qui c’était ?
— L’une des riches juives restées à Babylone et que le roi Assuérus avait épousée. Son oncle Mardochée avait sauvé la vie du roi, et, à cause de cela, son influence était grande à la cour.
Mais un premier ministre, qui s’appelait Aman, enrageait de jalousie. Il complota pour obtenir d’Assuérus la mise à mort de tous les Juifs restés dans l’empire.
Mardochée découvrit ce qui se préparait et fit passer à sa nièce une copie du décret, qui devait faire périr tous leurs compatriotes. Obtenir la grâce du roi paraissait impossible, puisque personne, sous peine de mort, ne pouvait pénétrer dans son appartement sans y être appelé.
Esther résolut pourtant d’essayer. Après avoir prié, jeûné, elle s’introduisit chez le roi. Il était sur son trône, tout brillant de pierreries, et, devant le regard sévère d’Assuérus, Esther s’évanouit.
Son courage, sa beauté avaient attendri le roi ; il toucha Esther de son sceptre et la releva. Elle put alors révéler à Assuérus le rôle d’Aman. Le misérable fut pendu au poteau sur lequel il comptait faire mourir Mardochée et le peuple juif fut sauvé.
— Maintenant, conclut Nicole, on peut aller dormir. Vois-tu, tate, ça va bien pour les Juifs. Y sont contents, nous aussi.
Et jetant une fois de plus les bras autour du cou de Colette.
— Tu es gentille, gentille, gentille, de nous avoir amenés ici !
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