VII
Mais, juste à cet instant, le chat de Marianick débouche à nouveau dans le jardin. La vanité de M. Bruno n’y tient pas ; il appelle Nicole et une véritable partie de cache-cache s’engage entre le chaton et ses deux amis.
Nicole saute comme un cabri par-dessus les plates-bandes. Bruno se poste gravement aux passages prévus, en vain. Le chat, souple et rapide, passe entre leurs jambes, et ce sont des cris, des rires qui gagnent les aînés. Pierre est entré dans la course et Colette ne peut s’empêcher de prendre part au jeu, en encourageant les petits ; elle rit aux larmes quand Bruno, fauché par le chaton, tombe assis sur un tas de terreau, qui s’effondre avec lui.
Alors, spontanée comme toujours, Colette se retourne vers sa mère :
— Oh ! les enfants, maman ! Qu’est-ce qu’on ferait dans une maison sans enfants ?
— Je n’y mettrais pas souvent les pieds, dit Bernard en allumant une cigarette. Quel tombeau !
— Et moi je n’imagine pas la vie sans eux, ajoute sa tante. Quand j’ai cru perdre Jean, à Jérusalem, il me semblait que j’allais en mourir. Heureusement que Dieu donne des grâces d’état aux parents, quand leurs enfants sont en danger, sans cela les pauvres mamans deviendraient folles…
Bernard, tout en écoutant, semble suivre avec intérêt la fumée de sa cigarette, et demeure silencieux. Étonnée, maman lui demande :
— À quoi penses-tu ?
— Je me pose une question sans trouver la réponse. Comment expliquerons-nous aux petits, quand il faudra achever de leur raconter la vie d’Abraham, que Dieu ait pu demander à un père de lui sacrifier son fils unique ?
— II y a là, en effet, à leur faire comprendre deux choses bien hautes, aussi belles l’une que l’autre et qu’il ne faut pas séparer. Même à leur âge on peut les leur dire. Il y a d’abord celle-ci : Que Dieu, Créateur de tout, peut aussi disposer de tout. Il est le maître de la vie et de la mort et Il a le droit de nous demander ce qu’Il veut.
Et puis, voici la seconde chose : Dieu ne demande rien, si ce n’est comme un Père infiniment bon, même quand cela paraît le plus dur. Abraham le savait bien. Il n’a pas douté du cœur de son Dieu, il n’a pas douté de ses promesses. Il ne comprenait pas, bien sûr, comment la réalisation de ces promesses pouvait s’accorder avec le sacrifice que Dieu lui demandait, mais il croyait quand même, et sa confiance n’est pas moins admirable que sa soumission.
Pourtant, il y a quelque chose de plus beau encore : C’est la Sainte Vierge, au pied de la Croix, offrant Jésus, son Fils Unique, pour notre salut. Sa soumission est incomparable, comme sa confiance.
Elle aussi croit tout ce qui a été promis. Elle croit, malgré sa douleur inexprimable, que son Fils ressuscitera.
Après cela, il n’est pas étonnant que le Bon Dieu, lorsqu’Il veut accorder de grandes faveurs, demande aux âmes de passer avant par le sacrifice. Et même pour nous, pauvres gens qui nous sentons si faibles en face de la souffrance, tu sais, Bernard, à quel point la foi intrépide et la confiance sans borne peuvent nous donner, à l’heure voulue, le courage héroïque.
Bernard, qui n’a pas cessé de regarder silencieusement évoluer la fumée de sa cigarette, répond seulement :
— Oui, je le sais.
Mais en même temps une petite voix toute proche demande :
— Qu’est-ce que c’est, un courage héroïque ?
Nicole est là, rouge de sueur, se tamponnant le front avec un mouchoir minuscule de couleur indécise ; Pierre et Bruno en font autant, un peu derrière elle, tandis qu’on aperçoit Marianick rentrant à la cuisine, son chat dans les bras.
Maman attire à elle la petite fille.
— Veux-tu un exemple d’héroïsme ? Il est tout trouvé, ma chérie. Assieds-toi là, sur le pliant, et demande à Colette d’achever l’histoire d’Abraham, dont nous parlions à l’instant.
Dédaignant le pliant, Nicole s’installe d’office sur les genoux de Colette, en disant avec une moue irrésistible :
— S’il vous plaît, ma petite Tate ! Je ne sais pas ce que vous avez raconté pendant qu’on jouait, mais vous avez des drôles de figures. Pourtant elle est amusante l’histoire. Tu sais bien ? Abraham attendait la naissance du petit garçon de Sara. Alors il est né ?
— Oui, il est né. Tu t’imagines facilement de quel amour fut entouré cet enfant pour lequel Dieu avait promis tant de belles choses.

Agar et Ismaël étaient partis. La mère et l’enfant, en traversant le désert, avaient failli mourir de soif. Mais Dieu les avait sauvés et ils s’étaient fixés au loin. Le petit Isaac restait, lui. Il grandit. Déjà il accompagnait son père lorsque celui-ci offrait des sacrifices au Bon Dieu.
Or, voilà qu’un jour, Dieu appelle Abraham. Il répond : « Me voici. »
« — Prends ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac, et offre-le moi en holocauste, sur l’une des montagnes que je t’indiquerai. »
— Oh ! Tate, cela ne veut pas dire que c’est son petit garçon qu’Abraham doit faire mourir ?
— Si, parfaitement. Et c’est cet ordre, vois-tu, comme nous le disait maman tout à l’heure, qui prouve bien que le Bon Dieu, notre Créateur, a le droit de nous demander tout ce qu’Il veut. Mais aussi tu vas voir comme Il est bon, même quand Il demande des choses très dures.
Nicole promène un regard interrogateur autour d’elle :
— C’est pour cela que vous aviez des figures qui rient pas. Mais Abraham n’a pas eu le courage. C’est impossible !
— Si, Abraham a eu le courage. Il a sellé un âne, pris avec lui deux de ses serviteurs et le bois dont il avait besoin pour son sacrifice. Quand il est arrivé en vue de la montagne désignée par le Bon Dieu, il a mis le bois sur le dos d’Isaac et il est monté seul avec lui sur la montagne.
Isaac disait : « Mon père, je vois bien le bois et le glaive pour le sacrifice, mais je ne vois pas la victime. »
« Dieu y pourvoira, » répondait Abraham.
Mais, quand Isaac vit que son père le prenait dans ses bras pour l’étendre lui-même sur le bûcher, il comprit, et il se laissa faire, parce que, lui aussi, quoique n’étant encore qu’un enfant, aimait la volonté de Dieu plus que sa propre vie.
C’est cela être héroïque.
— Alors, on l’a tué, le pauvre petit Isaac !
Et Nicole a deux larmes au bord de ses grands cils bruns.

— Non, dit Pierre, qui écoute depuis un moment. Non, le Bon Dieu avait seulement voulu voir si Abraham l’aimait vraiment.
— Mais alors, qu’est-ce qui est arrivé, Tate ?
— Au moment où Abraham levait le bras pour immoler son fils, un ange du ciel lui cria : « Arrête ! Dieu sait maintenant que tu ne lui as pas refusé ton fils unique. Ne touche pas à l’enfant, ne lui fais aucun mal. »
Abraham aperçut en même temps un bélier tout proche, dans un buisson. Il le prit et l’offrit à Dieu à la place d’Isaac. Et c’est alors que le Bon Dieu fit de nouveau entendre sa voix, mais pour rendre plus magnifiques que jamais les promesses faites à Abraham.
« Parce que tu ne m’as pas refusé ton fils unique, je multiplierai tes descendants comme les étoiles du ciel et comme le sable de la mer ; toutes les nations seront bénies en Celui qui sortira de ta race. »
— Comprends-tu, Nicole ?
Nicole pousse un immense soupir de soulagement :
— Je comprends que le Bon Dieu a voulu récompenser Abraham, mais après, je ne sais pas bien.
Maman pose son ouvrage sur ses genoux et dit :
— C’est moi qui vais finir l’explication, ma chérie. Est-ce que je ne vous ai pas dit qu’il y avait des figures dans l’Histoire Sainte ? En voici une, et une belle, celle de ce petit Isaac. Vous n’avez pas deviné qui il représente ? Cet enfant sacrifié par son père, qui porte sur ses épaules le bois du sacrifice, cela ne vous rappelle rien ?
— Si, si ! Ne dis rien, Pierre, je sais, crie Nicole, qui a une peur bleue d’être devancée.
Le petit Isaac, c’est l’image de Jésus, qui a porté sa croix. Seulement Jésus est vraiment mort Lui, tandis qu’Isaac a été sauvé.
— Oui, Jésus a gardé pour Lui et pour sa sainte Mère le sacrifice complet, absolu ; mais remarquez par ailleurs les ressemblances entre Isaac et Notre-Seigneur.
Tous deux reçoivent le bois du sacrifice, tous deux montent sur un lieu élevé. Des savants croient même qu’Abraham, sur l’ordre de Dieu, conduisit son fils sur la colline où fut construit plus tard le Temple de Jérusalem, non loin du Calvaire.
Enfin, les bénédictions de Dieu comblèrent le peuple hébreu après le sacrifice d’Abraham et tous les peuples furent sauvés après le sacrifice de Jésus.
Bernard écrase dans un petit plateau la cendre de sa cigarette et déclare :
— Décidément, vous en avez une veine, les petits, qu’on vous apprenne votre Histoire Sainte en vous l’expliquant comme ça !
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