IX
Ayant enfilé son « bleu », Bernard vérifie avec soin le moteur de l’avion. Un peu de graisse ici, un peu d’huile par là, quelques coups de pouce sur les commandes, et « ça tourne rond » comme il convient.
Attiré par le bruit qui assourdit son oncle, Bruno s’est glissé furtivement au hangar et contemple de tous ses yeux l’Oiseau-Bleu.
Bernard monte et descend de son échelle, va, vient, sans s’apercevoir de la présence du petit homme, jusqu’au moment où, dans un mouvement de recul, il le heurte brusquement. Alors il grossit sa voix pour dominer le ronflement du moteur et lui crie, non sans impatience :
— Que fais-tu là, c’est dangereux de venir ici sans permission. Va-t’en et plus vite que ça !
— Oh ! non. Je bougerai pas.
— Alors reste en dehors de la porte et laisse-moi travailler.
Bruno marche à reculons vers l’ouverture et se colle au chambranle. Pendant quelques instants il se tait, puis hasarde :
— Dis, oncle Bernard, c’est‑y avec cet oiseau-là que tu es allé en Mésopotamie ?
— Bien sûr que non, c’est avec l’avion de mon escadrille.
— C’est‑y un drôle de pays, la Mésopotamie ?
— Pas drôle du tout, de grandes plaines, rien d’extraordinaire, et puis, laisse-moi tranquille !
Mais Bruno est tenace, chacun le sait.
— Pourquoi qu’on en parle tout le temps dans l’Histoire Sainte ?
— Tiens ! parce que les Hébreux y ont été souvent.
— Combien de fois ?
Bernard, grimpé sur l’escabeau à hauteur du moteur et fort occupé de savantes observations, est excédé. Il hurle :
— Vas-tu te taire, à la fin ! Combien de fois ? est-ce que j’en sais quelque chose ! Abraham y a habité avec Loth.
Quand son fils Isaac fut d’âge à se marier, son serviteur Éliézer alla lui chercher une femme en Mésopotamie.
— Tu sais le nom de la « dame » ?
Cette fois, Bernard, désarmé, lutte pour ne pas rire :
— Mais oui , la « dame » avait un très joli nom. Elle s’appelait Rébecca.
Un instant de réflexion. Bruno se demande si ce nom est vraiment joli. Oui, décidément. Alors il continue :
— Elle était gentille ?
Tant de persévérance mérite tout de même qu’on en tienne compte. Tout en astiquant son oiseau, Bernard consent à raconter :
— Quand Éliézer est parti pour chercher une femme pour Isaac, il était bien embarrassé de sa commission, car il ne connaissait personne dans ce pays-là. Aussi, tout le long de la route, il priait le Seigneur de le faire tomber juste.
Comme il arrivait éreinté, voilà qu’il rencontre une belle jeune fille descendant de la ville, pour puiser de l’eau à une fontaine. Éliézer lui demande à boire et la voilà qui penche sa cruche sur son bras pour qu’il puisse se désaltérer à l’aise. Ensuite, elle dit : « Je vais puiser aussi pour vos chameaux. » Ce n’était pas une petite affaire que d’abreuver des chameaux, mais il faut croire qu’elle ne craignait pas sa peine ! Éliézer, voyant qu’elle semblait aussi bonne que belle, la pria de le conduire chez ses parents, et il demanda leur fille en mariage pour son jeune maître, ni plus ni moins. Mais personne ne voulait laisser partir Rébecca. On pleurait, elle était tellement « gentille » pour tout le monde !
— Aussi gentille que Tate ?
— Peut-être bien. Elle consentit cependant à devenir la femme d’Isaac, et ils furent très heureux ensemble.
— Ils ont eu beaucoup de petits enfants ?
— Deux jumeaux : Ésaü et Jacob.
— Ça, c’est pas des beaux noms ! Ils étaient sages, ou bien ils étaient mal élevés ?
Bernard est tellement amusé, qu’il ne s’impatiente plus. La conversation le réjouit fort et puis ce marmot, après tout, cherche à s’instruire. Alors Bernard fait de son mieux pour être juste dans ses réponses. Du haut de son échelle, il crie :
— Ce que je sais, c’est qu’ils ne se ressemblaient pas. Jacob était d’humeur tranquille et aimable, Ésaü, un rude type, n’aimait que la chasse et le mouvement.
Bruno se redresse et affirme, de son air vieux monsieur :
— Il était sportif !
Cette fois, Bernard éclate de rire.
— Parfaitement ! Et tu sais, quand on a fait du sport et qu’on rentre chez soi, on a généralement une faim de loup. Un jour, Ésaü voulut, en arrivant, manger un plat de lentilles, que Jacob avait préparé. Jacob refuse. Ésaü y tient. Il y tient si bien, qu’il vend à son frère son droit d’aînesse à condition d’avoir le plat de lentilles.
— Qu’est-ce que c’est, le droit d’aînesse ?
Cela devient sérieux. Bernard arrête son moteur et s’assied à califourchon sur l’escabeau pour répondre : Le droit d’aînesse, c’est le droit pour le fils aîné d’une famille de succéder au patriarche son père, comme chef de cette famille. En ce temps-là, et surtout depuis les promesses faites à Abraham, ce rôle de chef était très beau et très important.
— Alors, c’est Jacob qu’est devenu chef ?
— Oui. Mais il s’agit de savoir comment !
Isaac était vieux et aveugle. Il voulut bénir son fils aîné avant de mourir, ainsi que le faisaient tous les patriarches. C’était comme leur testament et c’est par cette bénédiction qu’ils confiaient à l’aîné de leurs enfants la charge de diriger la famille après eux.
Jacob, aidé de Rébecaa, profita de ce que son père était aveugle pour obtenir sa bénédiction à la place d’Ésaü.
— C’était pas chic, affirme Bruno.
— Non. Il ne devait pas être fier d’avoir trompé son père, mais sans doute se disait-il qu’après tout, son frère lui avait déjà vendu son droit d’aînesse, ce qui était parfaitement vrai.
Mais Ésaü ne l’entendait pas de cette oreille-là. Furieux, il jeta les hauts cris.
Bruno, gravement :
— Ça ! je pense bien ! Mais qu’a dit leur papa quand il a su ?
Bernard ne s’est jamais tant amusé.
— Leur papa ? N’oublie pas, c’est Isaac. Hé bien il a compris que le Bon Dieu avait tout permis, pour que Jacob, le meilleur au fond de ses deux fils, reçût sa bénédiction. Ésaü eut beau pleurer, tempêter, Isaac n’a rien voulu changer à ce qu’il avait fait.
Il a déclaré qu’Ésaii serait indépendant de son frère, tandis que Jacob hériterait des promesses qui regardaient la venue du Sauveur en ce monde.
Craignant la colère d’Ésaii, Jacob a fui encore en Mésopotamie, chez son oncle Laban.
Au moment de sa fuite, alors qu’il avait bien de la peine, Dieu, par le moyen d’un songe, le consola.
— Un songe, dis, c’est un rêve ?
— Oui, mais un rêve dont le Bon Dieu se servait dans ce temps-là, pour instruire les hommes auxquels il voulait faire comprendre ses volontés.
— Alors, qu’est-ce que Jacob a rêvé ?
— Tandis qu’il fuyait devant la colère d’Ésaü, triste et las, il s’était couché et endormi la tête sur une pierre. Tout à coup, il lui semble voir une échelle posée sur la terre et se dressant jusqu’au ciel. Sur l’échelle, des anges montaient et descendaient.
— Des anges ! Est-ce qu’ils étaient habillés de lumière ?
— Peut-être. En tous cas, Jacob les contemplait émerveillé, tandis qu’une voix se faisait entendre. Elle disait : « Je te donnerai le pays où tu es, et toutes les nations de la terre seront bénies en toi, et en celui qui sortira de toi. »
Tu vois, Bruno, le Bon Dieu faisait à Jacob la même promesse qu’à Abraham et à Isaac.
Alors Jacob a accepté l’épreuve des vingt années pendant lesquelles il devait rester comme serviteur chez son oncle Laban.
C’est là qu’il épousa Rachel, la sœur de sa première femme, qui s’appelait Lia.
Puis le moment vint où il crut pouvoir revenir dans son pays. Mais il craignait encore la colère de son frère Ésaü et pendant son voyage il priait beaucoup.
Or, voilà qu’un homme mystérieux lui barre la route, et toute la nuit, Jacob lutte avec lui pour passer.
— Toute la nuit !
— Mais cet homme était en réalité, un ange envoyé de Dieu, et au matin Jacob lui dit : « Je ne vous laisserai point aller, que vous ne m’ayez béni. »
Alors, l’ange lui répond de la part de Dieu : « Tu ne t’appelleras plus Jacob, mais Israël, car tu as combattu contre Dieu et tu l’as emporté. » Cela voulait dire que la prière de Jacob était exaucée. Le nom nouveau que lui donnait l’ange signifiait « fort contre Dieu ».
La prière, vois-tu, Bruno, a une force que le Bon Dieu bénit. Dans sa bonté, Il cède à la prière.
— C’est pas comme toi ! Souvent on te demande, oncle Bernard, mais tu ne veux pas écouter.
Bernard a la bouche aux oreilles…
— Je ne suis pas le Bon Dieu, mon vieux Bruno. Et pourtant j’ai laissé mon moteur en plan et je te raconte des affaires depuis une demi-heure. Écoute la fin :
Après son combat avec l’ange, Jacob est demeuré boiteux pour qu’il lui restât un signe de cette lutte extraordinaire. Le nom glorieux d’Israël est passé à tous ses descendants, qu’on appellera les Israélites.
Et puis, Jacob est rentré dans son pays. Ésaü s’est réconcilié avec lui, il a pu assister à la mort d’Isaac et il est devenu le grand chef de famille. Il avait douze enfants.
Bruno conclut gravement :
— C’est beaucoup…
Puis, se décidant :
— Je crois que maintenant je vais aller chercher Nicole. Peut-être, tu sais, oncle Bernard, elle ne saura pas l’histoire d’Ésaü et de Jacob, alors, moi. je lui dirai.
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