MÈRE-GRAND. — Ces messes de minuit de mon enfance ! Il me semblait, cette nuit-là, que le Paradis s’ouvrait. On tentait [1] la grande charrette, on attelait la Falette, notre bonne mule, en tenue de gala : housse de sparterie bleue et blanche, pompons rouges et grelots d’argent. Et nous partions, le cœur ravi de joie. Devant nous trottait la mule, dans la musique de ses grelots. Dans le rond de clarté de la lanterne à huile, je vois encore pointer ses fines oreilles.
Les étoiles étaient toutes au rendez-vous, là-haut, dans le ciel clair. Pensez donc une nuit pareille, celle où notre beau Dieu naquit parmi les pâtres ! Il y avait les trois rois mages qui scintillaient comme trois larmes de cristal.
JACQUES. — Les rois mages ?
MÈRE-GRAND. — Oui, ce sont trois étoiles que nos pâtres appellent Melchior, Gaspard et Balthazar, eux qui les connaissent toutes par leurs noms. Notre vieux pâtre me les montrait : « Suivant la sainte Étoile, me disait-il, ces trois rois s’en vinrent tout droit à Bethléem porter au petit drollet leurs cadeaux : l’or, l’encens, la myrrhe. Quand, chargés d’ans ils moururent, pour les récompenser de leurs cadeaux et plus encore de leur grande foi, le doux Sauveur prit leurs trois âmes toutes blanches, car ils avaient été doux et simples et Il les plaça là-haut dans le ciel, parmi les étoiles, tu vois. » Et devant ces trois brillantes étoiles, le vieux berger qui me serrait dans son manteau de cadis soulevait son grand chapeau dans la nuit.
« Regarde, me disait-il encore, ce chemin tout blanc, qui va droit de France en Espagne, c’est le chemin de saint Jacques. C’est ce grand saint qui le traça dans le ciel, éclatant de lumière, pour indiquer la route au grand empereur Charlemagne, lorsqu’il s’en allait faire la guerre aux Sarrasins. »
« Ah ! bonne Mère ! le beau voyage sous les étoiles ! L’on croisait maintes charrettes, grelots tintants, lampes luisantes et des bonsoirs s’échangeaient. Bientôt, on distinguait les ruines des Baux. Sous la lune, elles prenaient des formes étranges qui nous faisaient peur.
« Mais voici que s’ouvrait le portail de l’église Saint-Vincent, tout illuminée de cierges. Tout droit j’allais vers la crèche, accompagnée de ma bonne mère, la sainte femme. Je portais, serrée dans une serviette, une galette de pur froment. C’était mon cadeau au divin Enfant. Il souriait sur son lit de paille, au milieu des corbeilles d’œufs et d’olives, parmi les trompettes, les sucres d’orge, offrandes naïves du monde enfantin. Tout émue, les yeux clignotants dans la lumière des cierges, je déposais ma galette.
« Alors, accompagnés par les fifres et les tambourins, les vieux Noëls jaillissaient, ces Noëls provençaux qu’on chante encore dans notre vieille église. Votre mère, enfants, va vous chanter : Pastre di mountagno. Pour moi, ma voix est un épi égrené [2]. »
Grâce au grand poète Mistral, aux Félibres, aux Amis de la Provence, ce beau passé ne mourra pas.
Ainsi parle un poète à Mistral :