Cinquante-quatre degrés à l’ombre ! Une vraie fournaise.
Pourtant le Père continue la leçon. Quel mal, pour faire entrer quelque chose dans ces petites caboches toujours si dures et qui, ce soir, sont dodelinantes sur les maigres épaules qui les portent.
Le missionnaire module sa voix savamment : de grands éclats succèdent à des paroles à peine murmurées… Il marche, gesticule, s’arrête, repart.
En vain. Les petits yeux des enfants se ferment malgré eux, et de temps à autre une petite tête roule sur le dossier du banc où elle s’immobilise, vaincue par la chaleur et le sommeil.
Allons, ce n’est pas encore aujourd’hui que le catéchisme entrera sérieusement dans les jeunes et rebelles mémoires. Que faire pour soutenir l’attention de ces fils de la brousse ? Ah ! une histoire. Mais puisque c’est l’heure des choses sérieuses, ce sera une histoire vraie… Ne sont-elles pas les meilleures ?
Et le Père de conter celle de la Création : Dieu appelant au bonheur, avec Adam et Ève, tous les hommes… mettant à ce don une seule condition : que chacun se préoccupe du bonheur des autres avant de se préoccuper du sien propre.
Le missionnaire a trouvé, pour dépeindre ce grand bonheur très pur du Paradis terrestre, des mots qui font image, des mots bien adaptés à son jeune auditoire qui peu à peu s’éveille et s’intéresse…
« Ah ! ce Paradis terrestre, comme on devait y être bien. Oui. Seulement il y a eu le serpent. »
Le serpent.
A ce mot, Jébu qui dormait comme un bienheureux a sursauté. « Ejo », le serpent, c’est l’animal redouté entre tous, celui qui, souple comme une liane, possède l’art perfide de se cacher ; qui se détend au bon moment pour mordre sa proie, en pleine chair, et lui dispenser son venin mortel.

Ejo, c’est l’ennemi.
Aussi, à ce nom prononcé par le Père dans son récit, Jébu a‑t-il tressailli. Il a levé sa petite tête crépue, posée jusque là sur ses bras repliés. Il a regardé autour de lui d’un air hébété, puis, machinalement, il a porté les yeux vers le plafond de la petite chapelle.
« Ejo, Père, »
C’est lui cette fois-ci qui a parlé du serpent, mais sa voix est terrifiée et ses yeux, fascinés, sont restés figés d’épouvante.
Tous les regards ont convergé vers le point que Jébu fixe intensément.
Là-haut, glissant lentement le long du bambou qui sert de faîtière à la modeste construction, un énorme serpent se balance au-dessus de la tête du petit noir.
« Ejo… Ejo ! »
Le cri est sorti de vingt bouches à la fois, semant la panique.
En un clin d’œil la chapelle s’est vidée. Ah ! ils ne dorment plus les bambins qu’accablait tout à l’heure la torride chaleur. Un ressort, caché dans les bancs et tout à coup détendu, les aurait projetés moins vite hors de l’enceinte.
Seul Jébu est demeuré à sa place. Il voudrait fuir aussi, car la peur s’est emparée de lui et l’a plongé dans des transes affreuses. Mais une puissance plus forte que sa volonté le retient sous la domination du serpent qui descend, lent et perfide, vers lui.
Le Père aussi est resté. Une sueur d’angoisse perle à son front. Que faire pour sauver le petit bonhomme ? Il n’y a dans la chapelle aucune arme ; le temps que le missionnaire coure chercher son fusil de chasse, Ejo aura accompli son œuvre de mort.
Instinctivement le prêtre s’est tourné pour chercher un secours vers la statue de la Madone. Son regard s’accroche aux pieds de celle-ci… ces pieds posés sur un symbolique serpent de plâtre. Alors le vieillard est pris d’une inspiration étrange. Il bondit vers l’harmonium entr’ouvert, plaque un accord et commence le chant de « l’Ave Maria ».
Dès les premières notes, le serpent s’est arrêté dans sa descente. Il écoute, visiblement charmé. Sa tête se tourne maintenant vers l’instrument d’où sort la mélodie. Et Jébu est délivré de ce regard qui le clouait au sol.
« Sauve-toi ! crie le Père. Et va chercher le Frère Isidore. »
Pendant une longue demi-heure, le missionnaire a du jouer pour Ejo le serpent. Tous les cantiques à Marie y ont passé. La bête, de plus en plus charmée, s’est glissée le long d’un bambou jusqu’aux pieds de Marie autour desquels elle s’est enroulée, soumise et inoffensive. C’est là que le Frère Isidore, accouru, a pu l’abattre par surprise.
Et je vous assure que lorsqu’on a repris le catéchisme interrompu, le Père n’a plus eu de mal à se faire écouter… Je crois même que jamais leçon sur le péché originel ne fut aussi bien comprise qu’elle le fut ce soir-là par Jébu et ses amis.
Cécile Clairval
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