Ejo l’ennemi

Auteur : Clairval, Cécile | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 5 minutes

Récit Mission Catholique Mapeera-Nabulaga - 1881 (Ouganda)

Cin­quante-quatre degrés à l’ombre ! Une vraie fournaise.

Pour­tant le Père conti­nue la leçon. Quel mal, pour faire entrer quelque chose dans ces petites caboches tou­jours si dures et qui, ce soir, sont dode­li­nantes sur les maigres épaules qui les portent.

Le mis­sion­naire module sa voix savam­ment : de grands éclats suc­cèdent à des paroles à peine mur­mu­rées… Il marche, ges­ti­cule, s’ar­rête, repart.

En vain. Les petits yeux des enfants se ferment mal­gré eux, et de temps à autre une petite tête roule sur le dos­sier du banc où elle s’im­mo­bi­lise, vain­cue par la cha­leur et le sommeil.

Allons, ce n’est pas encore aujourd’­hui que le caté­chisme entre­ra sérieu­se­ment dans les jeunes et rebelles mémoires. Que faire pour sou­te­nir l’at­ten­tion de ces fils de la brousse ? Ah ! une his­toire. Mais puisque c’est l’heure des choses sérieuses, ce sera une his­toire vraie… Ne sont-elles pas les meilleures ?

Et le Père de conter celle de la Créa­tion : Dieu appe­lant au bon­heur, avec Adam et Ève, tous les hommes… met­tant à ce don une seule condi­tion : que cha­cun se pré­oc­cupe du bon­heur des autres avant de se pré­oc­cu­per du sien propre.
Le mis­sion­naire a trou­vé, pour dépeindre ce grand bon­heur très pur du Para­dis ter­restre, des mots qui font image, des mots bien adap­tés à son jeune audi­toire qui peu à peu s’é­veille et s’intéresse…

« Ah ! ce Para­dis ter­restre, comme on devait y être bien. Oui. Seule­ment il y a eu le serpent. »

Le ser­pent.

A ce mot, Jébu qui dor­mait comme un bien­heu­reux a sur­sau­té. « Ejo », le ser­pent, c’est l’a­ni­mal redou­té entre tous, celui qui, souple comme une liane, pos­sède l’art per­fide de se cacher ; qui se détend au bon moment pour mordre sa proie, en pleine chair, et lui dis­pen­ser son venin mortel.

Ecouter une histoire - le serpent dans le Paradie Terreste
Ser­pent

Ejo, c’est l’ennemi.

Aus­si, à ce nom pro­non­cé par le Père dans son récit, Jébu a‑t-il tres­sailli. Il a levé sa petite tête cré­pue, posée jusque là sur ses bras repliés. Il a regar­dé autour de lui d’un air hébé­té, puis, machi­na­le­ment, il a por­té les yeux vers le pla­fond de la petite chapelle.

« Ejo, Père, »

C’est lui cette fois-ci qui a par­lé du ser­pent, mais sa voix est ter­ri­fiée et ses yeux, fas­ci­nés, sont res­tés figés d’épouvante.

Tous les regards ont conver­gé vers le point que Jébu fixe intensément.

Là-haut, glis­sant len­te­ment le long du bam­bou qui sert de faî­tière à la modeste construc­tion, un énorme ser­pent se balance au-des­sus de la tête du petit noir.

« Ejo… Ejo ! »

Le cri est sor­ti de vingt bouches à la fois, semant la panique.

En un clin d’œil la cha­pelle s’est vidée. Ah ! ils ne dorment plus les bam­bins qu’ac­ca­blait tout à l’heure la tor­ride cha­leur. Un res­sort, caché dans les bancs et tout à coup déten­du, les aurait pro­je­tés moins vite hors de l’enceinte.

Lecture pour les momes - la Sainte Vierge écrasant le serpentSeul Jébu est demeu­ré à sa place. Il vou­drait fuir aus­si, car la peur s’est empa­rée de lui et l’a plon­gé dans des transes affreuses. Mais une puis­sance plus forte que sa volon­té le retient sous la domi­na­tion du ser­pent qui des­cend, lent et per­fide, vers lui.

Le Père aus­si est res­té. Une sueur d’an­goisse perle à son front. Que faire pour sau­ver le petit bon­homme ? Il n’y a dans la cha­pelle aucune arme ; le temps que le mis­sion­naire coure cher­cher son fusil de chasse, Ejo aura accom­pli son œuvre de mort.

Ins­tinc­ti­ve­ment le prêtre s’est tour­né pour cher­cher un secours vers la sta­tue de la Madone. Son regard s’ac­croche aux pieds de celle-ci… ces pieds posés sur un sym­bo­lique ser­pent de plâtre. Alors le vieillard est pris d’une ins­pi­ra­tion étrange. Il bon­dit vers l’har­mo­nium entr’ou­vert, plaque un accord et com­mence le chant de « l’Ave Maria ».

Dès les pre­mières notes, le ser­pent s’est arrê­té dans sa des­cente. Il écoute, visi­ble­ment char­mé. Sa tête se tourne main­te­nant vers l’ins­tru­ment d’où sort la mélo­die. Et Jébu est déli­vré de ce regard qui le clouait au sol.

« Sauve-toi ! crie le Père. Et va cher­cher le Frère Isidore. »

bibliothèque pour les adolescents - Santiago Rusinol - Portrait d'Eric Satie à l'harmonium (extrait)Pen­dant une longue demi-heure, le mis­sion­naire a du jouer pour Ejo le ser­pent. Tous les can­tiques à Marie y ont pas­sé. La bête, de plus en plus char­mée, s’est glis­sée le long d’un bam­bou jus­qu’aux pieds de Marie autour des­quels elle s’est enrou­lée, sou­mise et inof­fen­sive. C’est là que le Frère Isi­dore, accou­ru, a pu l’a­battre par surprise.

Et je vous assure que lors­qu’on a repris le caté­chisme inter­rom­pu, le Père n’a plus eu de mal à se faire écou­ter… Je crois même que jamais leçon sur le péché ori­gi­nel ne fut aus­si bien com­prise qu’elle le fut ce soir-là par Jébu et ses amis.

Cécile Clair­val

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