Des singes encombrants
« Ce matin-là, dit le missionnaire, toujours à bicyclette, je plonge dans la vallée : une vallée toute verte, pleine de grands arbres et de champs de maïs. Je suis seul comme d’habitude. On ne risque pas, il est vrai de se quereller avec son compagnon, mais parfois il est bon d’en avoir un à ses côtés. En pleine descente, une cinquantaine de singes, des gros cynocéphales (cynocéphale veut dire : tête de chien) me barrent la route. Je freine et m’arrête à peine à 10 mètres d’un gros singe, le chef de la troupe, le surveillant général, bien assis, attendant que toute la bande des mâles et des guenons soit passée.
« De loin, c’est joli à voir tous ces petits singes accrochés au ventre de leur mère qui criaillent, peureux comme des enfants en larmes. Je grelotte… je veux dire que j’agite sans arrêt le grelot de ma bicyclette… mais rien à faire. Ils viennent sur ma gauche, alors c’est à moi de passer : j’ai la priorité, pas vrai ?
« Mais le digne patriarche ne s’en soucie guère et reste toujours là, méfiant, l’œil mauvais dans une tête peu sympathique. Allons… ça y est, toute la famille est dans la brousse, grimpée aux arbres. Le vieux chef quitte lentement la route et moi je passe vite… vite.
« Quelques minutes après, en grimpant la côte, j’ai le souffle coupé, les jambes molles et suis obligé de m’arrêter. Je grelotte, mais cette fois-ci pour de bon ; je claque des dents. Quelle peur, Seigneur ! Oui, la peur physique, irraisonnée me terrasse. Pendant un quart d’heure je reste là, sur le bord du fossé, à attendre que mon petit cœur folâtre se remette à battre normalement.
« Depuis ce jour, quand j’aperçois des singes j’attends de loin qu’ils aient traversé la route… et je repars en sifflotant comme quelqu’un qui n’a jamais eu peur.
D’après un récit tiré de l’Almanach Noir.
(Missions Africaines, Lyon)
Le lion
Cette histoire est arrivée à un Père que je connais bien et qui tremblait encore en me la racontant.
— Le Père S… se rendait à bicyclette dans l’une de ses stations. C’était le soir… pas encore la nuit. Au détour d’un sentier, à 20 mètres de lui… un… Devine, Pierre ?
— Un boa…
— Non… Un lion, s’il vous plaît… et un gros !
— Oh !… Oh !…
— Encore quelques coups de pédales, et il lui montait sur le bout de la queue. Oui, un lion de grande taille, à forte crinière. Vous saurez qu’il existe une race de petits lions, sans crinière, qui sont fort dangereux. Il était là, le maître de la brousse, qui barrait la piste. Que faire ? Retourner en arrière ? Les animaux savent si vous avez peur, ils le sentent et c’est à ce moment qu’ils vous bondissent dessus.
Eh bien ! Le Père S… a poussé un cri énorme, un hurlement effrayant qui a retenti bien loin dans la vallée. « Si je poussais un tel cri, me dit le Père, j’ameuterais tout le village. » Sa majesté s’est levée, a secoué sa crinière aux poils rudes et, petit à petit, s’est éloignée confondant sa robe fauve avec les herbes rousses de la savane. Il s’en est allé le grand seigneur, dédaigneux de ce maigre gibier que doit être un pauvre missionnaire délavé par les tornades de la saison des pluies et desséché comme un hareng-saur par l’harmattan, ce vent brûlant de la saison sèche…
D’après un récit tiré de l’Almanach Noir.
(Missions Africaines, Lyon)
Le serpent
« J’en arrive dit le missionnaire, à cette petite histoire de serpent dont je garde un mauvais souvenir ; car j’ai fui devant lui au lieu de lui faire face. Et me voyant fuir, il m’a attaqué…
« Je me promenais dans mon jardin, surveillant l’arrosage… J’aperçus dans un citronnier, à la hauteur de ma tête, une autre petite tête aux yeux brillants, avec une fine bouche bordée de rouge… On aurait dit qu’il s’était mis du fard… cette espèce de tentateur, d’hypnotiseur[1]… Non, mais se croit-il dans le paradis terrestre ? Il n’est que dans mon jardin.
« Je vois la tête, mais guère le reste du corps enroulé aux branches feuillues. Je demande un bâton à mon jardinier qui accourt et me tend un bout de branche quelque peu termitée[2]. Je frappe mon serpent. Le bois se casse. Le serpent se déroule. Il a plus de 2 mètres de long… Et le voilà qu’il nous attaque tous les deux. Heureusement, nous sommes sur le bord d’un ruisseau que nous avons vite fait de traverser… Nous voici sur l’autre bord… Plus de serpent, Dieu merci ! Je suis un peu essouflé… Méfiez-vous donc des bois vermoulus. Depuis ce moment, je vais toujours au jardin, armé d’une forte canne qui a déjà fait ses preuves et avec laquelle j’ai tué une dizaine de serpents et de vipères.
D’après un récit tiré de l’Almanach Noir.
(Missions Africaines, Lyon)
Le caïman
Un missionnaire raconte à des enfants :
Je venais de faire une longue randonnée à bicyclette dans le bled[3] ; j’étais couvert de poussière rougeâtre. J’avais l’air d’un Indien de la Pampa[4]. On m’aurait passé au badigeon d’ocre que je n’aurais pas été plus sale ; mais la Providence est bonne. En grimpant un sentier, j’entends un murmure, j’avise une petite cascade d’une dizaine de mètres de haut. L’endroit est clair et dégagé et le soleil joue avec les gouttes d’eau comme vous avec les bulles de savon. J’en vois de toutes les couleurs, les couleurs de l’arc-en-ciel… De larges pans de roches brunes s’étalent à droite et à gauche. En saison de pluies, la cascade doit être grandiose et magnifique.
« Quelle bonne douche je vais prendre ! Me voici sous le mince filet d’eau. Quel bien-être. Vive ma sœur l’eau, si fraîche et si pure ! Puis tout d’un coup je suis inquiet : une étrange odeur me poursuit, une drôle d’impression m’envahit. Il me semble qu’un danger est là suspendu au-dessus de ma tête. Je regarde devant moi, puis à droite et à gauche : rien. Comme on est sot quand on est seul dans la brousse ! D’ailleurs mon fusil, aux deux canons chargés, est là, debout le long d’un arbre ; il veille sur moi comme une sentinelle, donc rien à craindre. C’est alors que je me retourne ; devine, Yves, ce que je vois…
— Ah ! je sais, une panthère…
— Non, pas du tout… pas de panthère qui soit venue « se désaltérer dans le courant d’une onde pure ». À 20 centimètres de mes épaules, j’aperçois un caïman de 2,50 m à 3 mètres. (Je ne l’ai pas mesuré… vous comprenez.) Il est paresseusement étendu sur la roche brunâtre, somnolent, l’œil mi-clos. Je l’avais échappé belle. Ils ont la peau dure, ces animaux-là. Il aurait pu m’assommer d’un coup de queue ou m’enlever d’un coup de dent deux ou trois côtelettes pour son déjeuner. En somme, il ne m’avait rien fait, je le laissai donc tranquille, moi aussi et m’éloignai rapidement, le nez toujours imprégné de sa désagréable odeur. Cent mètres plus loin, je suais à grosses gouttes. Je suais et pourtant j’avais des frissons dans le dos.
D’après un récit tiré de l’Almanach Noir.
(Missions Africaines, Lyon)
Histoires extraites de D’un pas alerte par Berier-Gilbert, ed. de l’École, 1965
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