Dans le pays d’Unamio, entre les terres riveraines de l’Océan Indien, alors sujettes du Sultan de Zanzibar, vivait au siècle dernier la petite Suéma.
Il est beau le pays de Suéma : immenses plaines couvertes d’arbres fruitiers, traversées par de jolis ruisseaux. Les indigènes y récoltent magnoc, ignames, patates, maïs et presque tous les légumes d’Europe.
Au delà des plaines, d’immenses forêts remplies de tigres, d’hyènes, de panthères, de lions, dont les rugissements, répercutés par les échos, semblent la nuit des roulements de tonnerre. Là, paissent d’innombrables éléphants dont les défenses fournissent un bel ivoire, principale ressource et richesse du pays.
Les Africains de cette région vivent en grande partie de la chasse.
« Père, puis-je aller chasser avec toi ? » a demandé souvent la petite Suéma.
— Non. Quand tu seras plus grande ! »
Aujourd’hui, le père a répondu : « viens ! »
La première opération consiste à creuser, dans divers endroits de la forêt, des fosses profondes que l’on recouvre de branchages et de hautes herbes. Ce travail terminé, hommes, femmes et enfants se réunissent pour la battue. Comme Suéma se sent en sécurité entre son père, sa mère et ses sœurs, malgré ses sept ans, elle se montre très brave.
Arrivée à la lisière du bois, la troupe des chasseurs forme la chaîne, puis, au signal donné, s’enfonce dans la forêt, resserrant son cercle à mesure qu’elle marche et poussant des cris aigus afin d’épouvanter et de déloger le gibier. Quelques hommes chargés d’arcs et de sagaies précèdent la bande ; d’autres, dispersés, veillent autour des trappes et pourchassent les animaux qui, par instinct ou par adresse évitent les pièges en sautant par dessus.
Ne soupçonnant aucun danger, Suéma sautille joyeusement entre sa mère et ses sœurs ; elle s’amuse tant qu’elle se croit à une partie de plaisir. Heureux et fier de sa fille, le père marche en avant, tenant une flèche toute prête sur la corde de son arc.
Les chasseurs se rapprochent de la ligne des trappes ; ils n’en sont plus séparés que par un bosquet touffu quand sort de ce bosquet un rugissement si rauque, si prolongé, que tous en restent pétrifiés. Le sang se fige dans les veines ; un silence de mort remplace les cris de la battue, mais laissons Suéma nous raconter elle-même la suite : « Tandis que les échos répétaient ce rugissement du lion, j’aperçus ce terrible animal qui, les yeux flamboyants, la crinière hérissée, battait la terre de sa longue queue. Il approche… sa marche un peu oblique le conduit directement vers nous… Il passe à côté de mon père puis s’arrête, prêt à bondir sur mes sœurs et sur moi. À ce moment même, il rugit d’une façon terrible. Mon père comprend qu’il n’y a pas un moment à perdre ; il s’élance et attaque l’animal ; ses flèches et ses sagaies toujours si sûres, manquent cette fois leur but. Alors, le couteau de chasse à la main, il se jette sur le lion et, avec ses bras crispés, saisit la crinière de l’animal.
« La frayeur m’a tellement glacée que je ne vois plus ce qui se passe ; c’est à peine si j’aperçois, dans un tourbillon de sang, une masse rouge qui roule à terre et disparaît dans la forêt. » Le lion, furieux, blessé, a emporté le père de la petite Suéma.
La battue cesse ; la forêt devient solitaire ; seuls les sanglots de la veuve et de ses filles interrompent le silence. La nuit les trouve au même endroit et les rugissements de l’hyène rappellent à la pauvre mère son dernier-né, resté à la maison.
Ce soir-là, pour la première fois, la case fut sans feu, triste et silencieuse. « Oh ! ajoutait Suéma, comme on souffre quand on ne connaît pas Dieu et qu’on ne sait pas le prier ! »
Les parents de Suéma n’avaient pas reçu comme nous les lumières de la foi ; mais fidèles à la loi naturelle, inscrite par Dieu en tout homme, ils faisaient simplement leur devoir. Comme la jeune Africaine parlait avec bonheur des jours de son enfance ! des bontés de son père, des soins dont l’entourait sa mère, de l’affection mutuelle qui les unissait tous : « J’entendais dire aux enfants des voisins : « Voilà l’heureuse Suéma qui mange tous les jours de la viande et du sel ! » J’étais fière de ces paroles parce qu’elles faisaient l’éloge de mon père. »
« On disait aussi quelquefois, en me voyant passer : « Voilà Suéma la propre, aux cheveux bien tressés. J’étais contente de ces paroles qui étaient l’éloge de ma mère. » Mais revenons aux tristes jours qui suivirent la mort du chef de famille.
Maintenant Suéma a autre chose à faire que de rire et de chanter en gardant les brebis avec les enfants de son âge ; elle cultive la terre avec ses aînées. Hélas, sur les récoltes s’abat un nuage de sauterelles ; ces insectes dévorent les plantes jusqu’à la racine et les arbres jusqu’à l’écorce. Ceux qui ont des réserves de sel ramassent des sauterelles et les mettent au saloir. Chez Suéma, impossible ! Le père est mort sans avoir dit où il prenait les plantes dont il extrayait ce sel si précieux parce que si rare en ce pays. Ces plantes existent-elles encore ? Les sauterelles ont tout dévoré !
On a mangé d’abord les chèvres et les poules, vestiges de l’ancienne opulence, mais, faute de nourriture, les bêtes survivantes sont mortes une à une … Trop faibles pour ensevelir les cadavres, les gens les ont laissés pourrir au soleil d’où épidémie de typhus. Un malheur en entraîne un autre, comme au temps des dix plaies d’Égypte… Les deux sœurs de Suéma succombent, puis le petit frère. Pour sauver l’enfant qui lui reste, la mère n’a qu’une idée : fuir avec elle.
Dans ces pays peu habités, la terre est au premier occupant ; mère et fille se construisent une case sur un bon terrain de culture ; mais, très pauvres, comment se procureront-elles le grain de semence ? Un voisin avance deux sacs de mtama, sorte de céréale l’un fournira la semence, l’autre la nourriture jusqu’à la récolte… récolte presque nulle. Réduit lui-même à la disette, le prêteur réclame ses deux sacs pleins ; la veuve le supplie d’attendre. Pour tâcher de payer sa dette, elle se met à fabriquer des poteries, métier en lequel elle se montre fort habile ; mais la vente est mauvaise ! À l’expiration du délai accordé, elle ne peut payer que le quart de la somme due.
Le lendemain, une caravane Arabe fait halte au village. Femmes et enfants tremblent, car tous savent que, sous prétexte d’échanger quelques marchandises contre les produits de la contrée, la caravane fait une véritable chasse aux indigènes, s’attaquant aux plus faibles.
Le jour venu, le créancier, accompagné d’un marchand Arabe, entre brusquement dans la case et crie : « Mère de Suéma, tu n’as pas de quoi payer mes deux sacs de mtama. Je saisis ton enfant ! »
Puis, s’adressant à l’Arabe : « Est-ce convenu ? Six coudées de toile américaine pour la petite fille que voilà ! »
Suéma a maintenant huit à neuf ans. L’Arabe la fait marcher, examine ses bras, ses dents, puis, après quelques instants de réflexion : « C’est convenu, viens prendre les six coudées de toile. »
D’abord silencieuse et pétrifiée d’horreur, la mère éclate en cris et en sanglots. Le front dans la poussière, elle implore : « Ne me séparez pas de ma fille, tout ce qui me reste après tant de malheurs !… Je ne suis pas vieille et suis assez forte pour porter une dent d’éléphant… Je suis sobre, j’excelle dans la poterie ; je travaillerai du matin jusqu’au soir ; ne me séparez pas de ma fille ! »
L’Arabe cède, moins par bonté de cœur qu’en l’espoir d’un profit.
Le lendemain, de grand matin, la caravane se met en marche. Un bon nombre d’esclaves portent l’ivoire, la gomme et autres marchandises. Parmi eux chemine Suéma, chargée d’un paquet de hardes, et près d’elle sa maman tenant une défense d’éléphant.
Au début, vive, alerte, la fillette marche volontiers. Aiguillonnée par l’amour maternel, sa mère la suit avec peine, ployée sous le fardeau. Il lui serait facile de rejoindre sa case ; non, elle regarde Suéma et poursuit sa route. Témoin de souffrances qu’elle ne peut ni empêcher ni soulager, la petite est en proie à une affreuse douleur ; son cœur bat à se rompre, de grosses larmes brûlent ses yeux.
Depuis le départ du village, la caravane suit le cours d’un charmant ruisseau, lequel serpente, bordé d’arbres fruitiers, dans une prairie semée de fleurs. La troupe entre maintenant dans une région déserte, aride et sablonneuse. Le soleil darde ses rayons, provoquant une lassitude extrême et une soif ardente. Des caravanes parcourent ainsi des centaines de lieues.
Une défense d’éléphant est un poids énorme et cette charge est généralement confiée à un homme robuste. Voyant la veuve à bout de forces, le chef la fait délivrer de sa charge et Suéma est toute surprise d’une telle condescendance, mais quelle n’est pas l’émoi de la pauvre petite quand, à l’étape suivante, elle entend déclarer : « Cette femme ne sert de rien ; qu’elle n’ait plus sa ration de vivres ! » Aussi, dès que servie, l’enfant manœuvre-t-elle pour apporter à sa maman la moitié de sa part. La chose est découverte et la petite battue jusqu’au sang. Sa malheureuse mère se nourrira désormais de quelques sauterelles, de quelques feuilles de mtama et d’un peu de terre rouge. À cette vue, Suéma refuse de manger : « J’avais honte, dira-t-elle, de porter la nourriture à ma bouche quand ma mère avait faim. »
Ce fut bien autre chose quand on campa en pleine savane brûlée par l’incendie ; plus d’insectes ni de feuilles … À demi morte d’inanition, la pauvre femme ne peut plus suivre. Une nuit, rampant sur la terre calcinée, Suéma cherche à rejoindre sa mère. C’est la première fois qu’elle se trouve ainsi, seule dans la nuit ; elle a peur, mais dit-elle, l’amour que j’avais pour Maman se réveilla plus fort : « Maman ! Maman ! Je viens vous consoler ! [1] »
Comment dire la joie de la veuve en reconnaissant la voix de sa fille ! Elle la prend sur ses genoux, la berce dans ses bras comme autrefois quand elle était petite, et elle chante tout bas … Ce doux bercement et ces chants plaintifs endorment l’enfant. Quand elle ouvre les yeux, bonheur, ils s’arrêtent sur sa mère qui la serre dans ses bras.
Bientôt un cri furieux trouble la paix de la savane. L’Arabe à la tête de ses hommes, cherche la fugitive. Le, maître saisit la petite, cherche à l’arracher des bras de sa mère, mais l’amour maternel centuple les forces de cette femme héroïque. Bien qu’épuisée, elle défend son enfant ; l’Arabe a beau faire ! Il n’a pas le dessus. Furieux d’une telle résistance, il les traîne toutes les deux à terre, puis s’adressant aux hommes, d’une voix rauque et tremblante de colère : « Frappez !
— Oui, frappez, dit la mère ; frappez tant qu’il vous plaira, afin que je meure avant de me séparer de ma dernière enfant ! »
L’Arabe trouva mieux : « Frappez la petite ! » Alors les bras maternels se desserrèrent et les brigands emportèrent Suéma. Celle-ci jeta un dernier regard à sa mère bien aimée ; elle vit que, dans un effort suprême, la pauvre femme s’agenouillait et lui tendait les bras. Au bout de trois quarts d’heure, on atteignit le sommet de la colline qui dominait la plaine, et Suéma vit au loin sa mère qui lui tendait toujours les bras.
Cette histoire pourrait s’appeler l’histoire de l’amour maternel. Si une maman aime tellement son enfant, quel doit être l’amour de la Sainte Vierge pour nous ! Si elle ne nous supprime pas toute souffrance, c’est qu’elle sait le prix de la souffrance et des récompenses éternelles. Vous savez comment à Lourdes, elle disait à Bernadette : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse en ce monde, mais dans l’autre. »
C’est justement parce qu’elle connaît « l’autre monde », que la Sainte Vierge a un tel souci de nous arracher au démon, comme la veuve d’arracher Suéma au chef caravanier… Elle nous défend, elle nous suit du regard, elle ne cesse de nous tendre les bras … La maman de Suéma mourut ainsi seule dans le désert. À Suéma était réservée, la grâce du baptême.
« Maître, dit le surveillant, pourquoi traîner plus loin cette petite fille ? Elle n’est plus bonne qu’à être mangée par les corbeaux.
— Je ne puis la laisser, répondit l’Arabe. Je l’ai achetée et perdrais la piastre qui me revient pour chaque esclave. »
Passons rapidement sur le reste du voyage… On arrive au grand marché d’esclaves de Quiloa ; puis c’est le départ pour l’île de Zanzibar. Après six jours et six nuits de traversée pénible, la fillette est conduite avec beaucoup d’autres personnes dans un dépôt d’esclaves. Le chef de la caravane est là, accompagné d’un Arabe auprès duquel il se fait tout petit. Le nouveau venu, apercevant Suéma, entre dans une violente colère : « Cette esclave est mourante ! Voilà, perdues, six coudées de toile ; perdus le droit par terre et par mer ; le droit de douane ! » Et se tournant vers deux esclaves : « Roulez-la dans une natte ! Portez-la au cimetière ! »
Cette même nuit, un jeune Créole de l’île Bourbon, alors à Zanzibar, souffrait d’une rage de dents : « Tiens, si pour me distraire, j’allais faire la chasse aux chacals »
Les trouver n’est pas difficile ; il n’est que de dresser l’oreille pour savoir de quel côté viennent les hurlements et aboiements de ces animaux qui tiennent à la fois du chien et du loup. Ils viennent le plus souvent du côté du cimetière. C’est donc par là que se dirige notre Créole, armé d’un bon fusil. Il tue plusieurs chacals, met les autres en fuite, mais là, à ses pieds, qu’est-ce que ce paquet, qui bouge faiblement ?… Il se penche… Alors, avec des gestes de maman et l’énergie d’un homme, il soulève la petite Suéma, roulée dans sa natte et la rapporte à la mission. Elle avait déjà les pieds à demi rongés par les chacals. Quand elle revient à elle, quelle n’est pas sa surprise de se trouver dans un lit blanc. Deux visages, blancs aussi, se penchent vers elle. Suéma serait-elle passée dans le monde des esprits ? Elle murmure doucement : « Dites-moi où est maman ! »
Les personnes charitables qui lui tiennent lieu de mères, sont deux chrétiennes attachées à la mission de Zanzibar dirigée par les Pères du Saint-Esprit. Suéma repose à l’ombre du bon Dieu.
Revenue à la santé, la petite Africaine se distingua parmi toutes ses compagnes par sa taille élancée, la délicatesse de ses traits, mais surtout par la délicatesse de son cœur : Docile, intelligente, pleine de bonne volonté, respectueuse et reconnaissante, complaisante, affable, de bonne humeur, elle fut la joie de la Mission. Elle se prépara au baptême par un acte héroïque : L’Arabe, chef de caravane, qui, par sa cruauté, avait été le meurtrier de sa mère, fut blessé à mort. Porté à la Mission, Suéma lui pardonna pleinement et, pour le lui prouver, demanda à le panser elle-même.
Agnès GOLDIE.
(D’après le récit fait par Monseigneur Gaume.)
Permis d’imprimer
Verdun, 3 mars 1955.
L. CHOPPIN, vic. gén.
- [1] Bonne leçon pour les enfants, garçons et filles, aujourd’hui trop nombreux, qui manquent de respect, d’égard envers leur mère, et osons le dire, traitent leur maman par tous les noms.↩
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