VOILÀ près de deux mois que, fourbu de fatigue, les yeux encore pleins de visions de guerre, de spectacles affreux, il a débarqué dans la grande ville de Lyon.
Ce départ dans la nuit, ce wagon à bestiaux, où les Boches les avaient parqués, lui et tant d’autres de Grandpré, les coups de crosse, les injures en allemand, et cette angoisse : « Partira-t-on ? Ne partira-t-on pas ? » Quel cauchemar !
De la grande famille dont il faisait partie : le père, la mère, les six enfants, ils ne restaient que deux, lui, le petit, et la maman. Ah ! les bandits, tous les autres, ils les avaient tués !…
Tué le père, Louis Aubray, pris comme otage et qui, Français avant tout, avait refusé de déclarer la cachette où se trouvait l’or du village ; tués les deux aînés là-bas sur le front, petits fantassins anonymes tombés on ne sait où ; tuées ses deux sœurs, égorgées par les rustres parce qu’elles ne voulaient pas travailler pour eux ; tuée la benjamine, sa jumelle, pauvre petite déjà bien frêle qui n’avait pu résister au régime de terreur et de restriction ; tuée enfin la grande vieille maison, sa maison. Glorieusement blessée de tous côtés, elle résistait encore, mais, un jour, un obus assassin était venu l’atteindre en plein cœur, et tout avait croulé.
Et puis, un soir d’automne, la seule qui lui restait de toute la famille, celle qui disait avec une profonde aversion en parlant des Allemands, en voyant passer des prisonniers :
— Jean, souviens-toi. Ce sont ceux-là qui ont égorgé ceux de chez nous ; ce sont ceux-là qui ont brûlé nos récoltes, abattu nos grands arbres… Ah ! plus tard, quand tu seras grand, souviens-toi !… Souviens-toi !… Tu dois être le vengeur de notre maison assassinée ; cette mère que la douleur avait rendue avide de vengeance, celle-là aussi était morte. La lame avait usé le fourreau ; les chagrins, loin de l’abattre, avaient exaspéré sa flamme patriotique, elle était certaine de la défaite des Boches, et ardemment elle souhaitait voir le jour de la victoire.
Hélas ! les privations endurées avaient achevé cette constitution délicate, et, un beau jour, elle était allée rejoindre les autres là-haut, le laissant seul survivant des Aubray.
Seul, il était donc seul, à quatorze ans, sans soutien, sans amis, dans un pays qui n’était pas le sien, perdu dans la grande cité. Il n’avait donc personne à qui confier sa peine… Mais si, il a encore quelqu’un, quelqu’un de chez lui, quelqu’un qui personnifie la vieille maison écroulée, et de sa poche, avec vénération, il sort une statuette de la Vierge.
Il revoit l’emplacement de cette statue. Placée dans une niche au-dessus de la porte d’entrée, elle semblait dire au passant :
Dans le pays d’Unamio, entre les terres riveraines de l’Océan Indien, alors sujettes du Sultan de Zanzibar, vivait au siècle dernier la petite Suéma.
Il est beau le pays de Suéma : immenses plaines couvertes d’arbres fruitiers, traversées par de jolis ruisseaux. Les indigènes y récoltent magnoc, ignames, patates, maïs et presque tous les légumes d’Europe.
Au delà des plaines, d’immenses forêts remplies de tigres, d’hyènes, de panthères, de lions, dont les rugissements, répercutés par les échos, semblent la nuit des roulements de tonnerre. Là, paissent d’innombrables éléphants dont les défenses fournissent un bel ivoire, principale ressource et richesse du pays.
Les Africains de cette région vivent en grande partie de la chasse.
« Père, puis-je aller chasser avec toi ? » a demandé souvent la petite Suéma.
— Non. Quand tu seras plus grande ! »
Aujourd’hui, le père a répondu : « viens ! »
La première opération consiste à creuser, dans divers endroits de la forêt, des fosses profondes que l’on recouvre de branchages et de hautes herbes. Ce travail terminé, hommes, femmes et enfants se réunissent pour la battue. Comme Suéma se sent en sécurité entre son père, sa mère et ses sœurs, malgré ses sept ans, elle se montre très brave.
Arrivée à la lisière du bois, la troupe des chasseurs forme la chaîne, puis, au signal donné, s’enfonce dans la forêt, resserrant son cercle à mesure qu’elle marche et poussant des cris aigus afin d’épouvanter et de déloger le gibier. Quelques hommes chargés d’arcs et de sagaies précèdent la bande ; d’autres, dispersés, veillent autour des trappes et pourchassent les animaux qui, par instinct ou par adresse évitent les pièges en sautant par dessus.
Ne soupçonnant aucun danger, Suéma sautille joyeusement entre sa mère et ses sœurs ; elle s’amuse tant qu’elle se croit à une partie de plaisir. Heureux et fier de sa fille, le père marche en avant, tenant une flèche toute prête sur la corde de son arc.
Les chasseurs se rapprochent de la ligne des trappes ; ils n’en sont plus séparés que par un bosquet touffu quand sort de ce bosquet un rugissement si rauque, si prolongé, que tous en restent pétrifiés. Le sang se fige dans les veines ; un silence de mort remplace les cris de la battue, mais laissons Suéma nous raconter elle-même la suite : « Tandis que les échos répétaient ce rugissement du lion, j’aperçus ce terrible animal qui, les yeux flamboyants, la crinière hérissée, battait la terre de sa longue queue. Il approche… sa marche un peu oblique le conduit directement vers nous… Il passe à côté de mon père puis s’arrête, prêt à bondir sur mes sœurs et sur moi. À ce moment même, il rugit d’une façon terrible. Mon père comprend qu’il n’y a pas un moment à perdre ; il s’élance et attaque l’animal ; ses flèches et ses sagaies toujours si sûres, manquent cette fois leur but. Alors, le couteau de chasse à la main, il se jette sur le lion et, avec ses bras crispés, saisit la crinière de l’animal.
« La frayeur m’a tellement glacée que je ne vois plus ce qui se passe ; c’est à peine si j’aperçois, dans un tourbillon de sang, une masse rouge qui roule à terre et disparaît dans la forêt. » Le lion, furieux, blessé, a emporté le père de la petite Suéma.
La battue cesse ; la forêt devient solitaire ; seuls les sanglots de la veuve et de ses filles interrompent le silence. La nuit les trouve au même endroit et les rugissements de l’hyène rappellent à la pauvre mère son dernier-né, resté à la maison.
Ce soir-là, pour la première fois, la case fut sans feu, triste et silencieuse. « Oh ! ajoutait Suéma, comme on souffre quand on ne connaît pas Dieu et qu’on ne sait pas le prier ! »
Les parents de Suéma n’avaient pas reçu comme nous les lumières de la foi ; mais fidèles à la loi naturelle, inscrite par Dieu en tout homme, ils faisaient simplement leur devoir. Comme la jeune Africaine parlait avec bonheur des jours de son enfance ! des bontés de son père, des soins dont l’entourait sa mère, de l’affection mutuelle qui les unissait tous : « J’entendais dire aux enfants des voisins : « Voilà l’heureuse Suéma qui mange tous les jours de la viande et du sel ! » J’étais fière de ces paroles parce qu’elles faisaient l’éloge de mon père. »
« On disait aussi quelquefois, en me voyant passer : « Voilà Suéma la propre, aux cheveux bien tressés. J’étais contente de ces paroles qui étaient l’éloge de ma mère. » Mais revenons aux tristes jours qui suivirent la mort du chef de famille.
Quelques hommes armés d’arcs et de sagaies
Maintenant Suéma a autre chose à faire que de rire et de chanter en gardant les brebis avec les enfants de son âge ; elle cultive la terre avec ses aînées. Hélas, sur les récoltes s’abat un nuage de sauterelles ; ces insectes dévorent les plantes jusqu’à la racine et les arbres jusqu’à l’écorce. Ceux qui ont des réserves de sel ramassent des sauterelles et les mettent au saloir. Chez Suéma, impossible ! Le père est mort sans avoir dit où il prenait les plantes dont il extrayait ce sel si précieux parce que si rare en ce pays. Ces plantes existent-elles encore ? Les sauterelles ont tout dévoré !
Zoé s’arrête sur le seuil, toute interdite. Maman ne bouge pas, on dirait qu’elle dort ! De grands cierges solennels l’entourent, ses mains jointes tiennent un chapelet, elle semble sourire au milieu des fleurs que l’on apporte par brassées.
Puis elle s’en va, laissant un grand vide dans le cœur de ceux qui l’aiment. Zoé souffre, mais garde le silence. Il y a tant de chagrin tout autour, les yeux rougis de papa lui font tellement mal, qu’elle n’ose se plaindre. Les voisines hochent la tête : « Elle est trop petite pour comprendre ».
Un jour la servante entre sans bruit, ayant sur le seuil quitté ses sabots, et s’arrête pétrifiée.
La sage Zoé est en train d’escalader le buffet ! Pour voler des friandises ? Nenni ! La voici qui se hausse sur les pointes des pieds pour mieux étreindre la statue de la Sainte Vierge. La tête blottie contre son coeur, d’une voix gonflée de larmes, elle murmure :
« C’est vous, maintenant, qui serez ma Mère » !
La servante se retire doucement, émue jusqu’aux larmes.
Ah, si tous les orphelins savaient qu’ils ont au ciel la plus tendre des mamans !
Zoé le sait. À partir de ce jour les liens qui l’unissent à la Sainte Vierge deviennent plus étroits. Naïvement, elle lui conte ses joies, ses peines et dépose à ses pieds des gerbes de chapelets. Car elle prie comme elle respire, tout simplement.
Son instruction laisse plus à désirer. L’école des filles est à trois kilomètres de la maison, trop loin pour ses petites jambes. Après la mort de Mme Labouré, sa tante Marguerite l’emmène chez elle, mais n’a guère le temps de lui donner des leçons. Lorsqu’à douze ans Zoé retournera à Fain pour sa première communion, elle ne saura guère lire ni écrire. Toute sa vie, elle fera des fautes d’orthographe…
Un joyeux son de cloche : Ding-Dong !… C’est le baptême d’Anna-Maria Giannetti, née le 29 mai 1769.
Ajaccio-Corse.
Ding-Dong !… C’est le baptême de Napoléon Bonaparte, né comme Anna de parents Toscans, le 15 août 1769.
Qui se douterait que le petit sera Empereur et que l’autre, son aînée de deux mois, aura un rôle à jouer près de lui ?
Pietro Giannetti, pharmacien à Sienne, est tout content d’être grand-père ; il s’intéresse à cette gamine qui, dès qu’elle peut trotter, « joue parmi les oliviers et les cyprès, les espaliers de vignes et de roses qui couvrent le haut plateau aux remparts rouges. »
Le grand-père meurt. Son fils, qui a fait ses études de pharmacie, le remplace, et bientôt se ruine. Où cacher sa misère ? Louis décide de gagner Rome. Annette, six ans, fera le voyage à pied, emportant sa charge de hardes… Ils arrivent au quartier populaire des Monts. Pendant huit ans, ils y rencontreront souvent le français Benoît Labre, un jeune qui s’est fait pèlerin et pauvre volontaire, pour expier le luxe de son temps. On l’aperçoit en prière aux pieds de la Vierge miraculeuse de Notre-Dame des Monts. À trente-cinq ans, il meurt ; la mère d’Annette aide à la dernière toilette, tandis que les enfants crient à travers les rues : « E morio il santo : Le saint est mort ! »
En arrivant à Rome, les Giannetti ont dû chercher du travail. Luigi a fini par accepter de faire des ménages. La petite va à l’école des Sœurs de la Via Graziosa ; une épidémie fait licencier les classes, et après deux ans seulement d’étude, la fillette entre en apprentissage chez deux bonnes demoiselles. Elle dévide la soie, apprend à tailler et à coudre, ce qui, un jour, lui sera bien utile dans sa nombreuse famille. Le soir, de retour au logis de la rue de la Vierge, Annette lave le linge, prépare la polenta. Tout n’est pas rose à la maison ! Le père, qui regrette Sienne et sa pharmacie, s’aigrit tous les jours un peu plus et décharge sa mauvaise humeur sur sa fille. Il va jusqu’à la maltraiter.
Maria Santa, la maman, est au contraire fière de son Annette qu’elle appelle un peu trop souvent : « ma toute belle ».
Belle, elle l’était en effet, l’écolière au fichu rouge, et elle l’est encore plus de quatorze à seize ans.
Et Napoléon, lui, que devient-il ? — Il est à l’école militaire de Brienne. Il n’a pas quinze ans que, d’un ton sans réplique, il réclame de l’argent à son père : « Monsieur, … je suis las d’afficher l’indigence… Et quoi, monsieur, votre fils sera continuellement le plastron de quelques nobles paltoquets…? Non mon père ; non ! Si la fortune se refuse absolument à l’amélioration de mon sort, arrachez-moi de Brienne ; donnez-moi, s’il le faut, un état mécanique. »
C’est la mère qui répond. Elle a de trop grandes ambitions pour son fils pour en faire un simple mécano ! Ajaccio — 2 juin 1784 — « Si je reçois jamais une pareille épître de vous, je ne m’occupe plus de Napoléon ! Où avez-vous appris, jeune homme, qu’un fils s’adressât à son père comme vous l’avez fait ?… Vous deviez être convaincu qu’une impossibilité absolue de venir à votre secours était la seule cause de notre silence. »
Les deux familles ne sont pas riches, mais Annette, mieux que Napoléon, accepte sa pauvreté ; elle ne serait tout de même pas fâchée de se mettre « à gagner ». Son père est maintenant en service au palais Mutti. La Senora Serra, sa patronne, cherche une jeune femme de chambre. Annette, qui a seize ans, quitte l’ouvroir et va avec sa mère s’installer dans deux pièces du palais.
Hâtée d’avoir une jolie soubrette, Maria Serra, qui n’a elle-même que trente ans, ne tarit pas d’éloges sur sa petite servante. Les parents, comme Perrette, échafaudent mille châteaux en Espagne. Leur Annette, comme une Cendrillon, a passé de la ruelle obscure aux galeries pleines de musique et de lumière. Ne laissera-t-elle pas sa pantoufle à quelque prince charmant ? à quelque riche garçon qui rendra son lustre à la famille ? — Mais non ! Annette a les goûts simples. Une seule chose la préoccupe : fonder un foyer chrétien. Justement, elle a souvent l’occasion de rencontrer un employé du palais Chigi, Doménico Talgi, un peu fruste, disons même assez rustre, grossier même, difficile de caractère, mais droit, honnête, foncièrement bon. Annette a vingt ans quand le mariage se célèbre le 7 janvier 1790. Tous communient, puis il y a dîner, chants et danses.
Pietro Giannetti est tout content d’être grand-père…
Napoléon fait aussi son chemin. Le voici lieutenant d’artillerie à seize ans, général à vingt-quatre, commandant en chef de l’armée d’Italie à vingt-six, premier Consul à trente, Empereur à trente-cinq, distribuant couronnes et principautés à neuf de ses frères, beaux frères et parents …
Après son mariage, Anna va vivre au palais Chigi, actuel ministère des affaires étrangères… immense palais aux trois cents fenêtres, garnies aux étages inférieurs d’épaisses grilles de fer. À l’intérieur, enfilades de larges couloirs, d’escaliers de marbre, de salons… Tout au fond, sur la ruelle de la Glissière, deux pièces d’habitation pour le ménage.
Le dimanche, joie de sortir ensemble ! Pour faire plaisir à son mari, Anna-Maria fait toilette : robe de soie rouge, que lui a offerte son Doménico, pendants d’oreilles et colliers de perles qui s’ajoutent au collier corail et or, donné par Maria Serra. Est-ce trop pour une Italienne jolie, joyeuse, portée à rire, à chanter, à se distraire ? Ce qui ne l’empêche pas d’être très fidèle à sa messe du dimanche et souvent à la messe en semaine ; très fidèle au chapelet qu’à genoux elle dit chaque soir avec Doménico.
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