∼∼ XXIII ∼∼
Une main vigoureuse, posée sur l’épaule de Bernard, le fait tressauter. Il se retourne brusquement et se trouve en face de trois amis : le chef des Routiers, suivi de Maximin et du petit André.
— Peste ! dit Henri. Quel sérieux ! Nous vous regardons depuis un moment. Vous avez l’air de deux conspirateurs.
— Nous causions bien, c’est vrai, sans conspirer pour cela.
— On peut savoir le sujet de cette conférence ? demande « Tartarin » avec un rien d’ironie, mêlée à son jovial sourire.
— Bien sûr.
Quelques minutes après, le sujet en question était repris à cinq, non sans une ardente animation.
Le chef dit bientôt : Laissons ces apostasies et ces faiblesses qui suivent toujours l’abandon du devoir et de la vérité. Dieu, lui, n’abandonne jamais la barque de Pierre. Nous devons nous le répéter incessamment. Voyons donc comment l’Église a travaillé pour réparer tant de ruines.
Dès le début du XVIe siècle, le concile tenu au Latran avait posé les bases d’une réforme religieuse tout autre que les folles idées de Luther. Malheureusement, les esprits demeuraient alors si éblouis par le mouvement de la Renaissance, qu’ils étaient bien peu capables de s’intéresser aux meilleurs projets.
Enfin, le Pape Paul III convoque un nouveau concile, que continueront Jules III et Pie IV. C’est le Concile de Trente, le plus beau peut-être de l’Histoire de l’Église, et le dix-huitième concile œcuménique. Il ne sera clos qu’au bout de dix-huit ans.
— Dix-huit ans ! Qu’est-ce que tu nous chantes ?
— La vérité, tout bonnement. Le concile fut interrompu à deux reprises par la force des circonstances, mais cela même servit à mûrir tout ce qui était l’objet des délibérations.
Les questions soulevées par les protestants, toutes les réformes utiles à introduire dans l’Église, seront étudiées, mises au point, avec une clarté, une netteté irréfutables. Autour de ce concile, nous allons voir briller, comme des lumières ardentes, une floraison de saints.
Les plus remarquables de ce siècle appartiennent à l’Espagne. C’est comme une récompense de la lutte héroïque, soutenue par les royaumes du nord de ce pays contre les Maures. Repoussés peu à peu, mais à quel prix, ceux-ci sont enfin chassés, par Ferdinand le Catholique, de Grenade et de l’Andalousie. Ceci se passait à la fin du XVe siècle ; depuis lors, l’Espagne avait connu des années de grande prospérité. C’est à son service que Christophe Colomb venait de découvrir l’Amérique.
— Mais tu parlais des saints. Christophe Colomb n’est pas canonisé, que je sache.
— Attends donc un peu. Et saint Ignace de Loyola, est-il canonisé ? Vous connaissez l’histoire de ce jeune seigneur espagnol. Il avait été chargé de diriger l’héroïque défense de la ville de Pampelune. Il y fut gravement blessé. Pendant sa convalescence, la Sainte Vierge lui apparut. Éclairé d’en haut, il résolut de faire passer au service du Christ et de sa Mère tout ce qui, jusqu’alors, faisait battre son âme de chevalier. Il ne luttera plus pour la gloire des armes, mais pour la gloire de Dieu !
Venu étudier à l’Université de Paris, il y rencontre un compatriote, autre grand seigneur. C’est François de Xavier, à qui tout sourit, et qui rêve d’ajouter les succès littéraires à l’honneur de son nom.
— Le pauvre ! dit Bernard, il avait compté sans le zèle de son nouvel ami, qui ne cesse de faire sonner à son oreille le mot de l’Évangile : « Que sert à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son âme ? »
— Tout juste. Xavier proteste, mais la parole divine fait son chemin.
Le 15 août 1354, il est parmi le petit groupe qui suit Ignace sur la route montante conduisant à Montmartre. Là, dans une vieille église, tous vont s’engager à renoncer aux richesses, aux honneurs, pour devenir à travers le monde les chevaliers, les « Compagnons de Jésus ».
Soldats du Christ et du Pape, les Jésuites, en quelques années, donneront au monde d’étonnants exemples de sainteté. Théologiens de forte et sûre doctrine, leur rôle au concile sera de premier ordre.
Prédicateurs d’une rare vigueur, comme saint Pierre Canisius, entre autres, ils ramèneront à la Foi un grand nombre d’hérétiques.
Missionnaires incomparables, ils iront, à la suite de saint François Xavier, évangéliser les Indes, le Japon, la Chine,… donnant ainsi à l’Église des fils plus nombreux que ceux qui, en Europe, l’ont abandonnée.
Surtout, les Jésuites feront preuve d’une obéissance magnanime aux ordres du Vicaire du Christ, et ce sera comme une réponse à la révolte protestante. Cette discipline contribuera, pendant les siècles suivants, à affermir la Foi catholique et romaine, parmi l’élite de la jeunesse, élevée dans leurs collèges et imprégnée de leur esprit.
Maximin ne dit rien, mais un pli aux lèvres lui donne une expression sceptique.
— Tu ne me crois pas ? demande Henri gaiement.
— Je te trouve exagéré ; tu as été élevé chez « eux », pardi !
— Moi ! Ah ! mais pas du tout. Seulement, j’ai appris mon histoire, autrement que dans nos seuls manuels. Le soir, avec mon père, nous causions ; il m’obligeait à tout approfondir loyalement. Je n’en faisais du reste aucun mystère, et comme j’étais, grâce à cela, plus fort que d’autres, mes places me valaient une entière et joyeuse indépendance.
Étudie ainsi, crois-moi, tu verras comme les choses s’éclairent.
Pour en revenir aux Jésuites, ils sont loin d’avoir eu le monopole de la sainteté, quoiqu’on ne puisse passer sous silence, toujours à la même époque, ces deux figures exquises : Louis de Gonzague et Stanislas Kostka, ni taire le nom de saint François de Borgia.
Tu me regardes, André, avec des yeux qui m’interrogent. Que veux-tu, mon petit ?
— Je connais ces noms de saints, mais je ne sais pas l’histoire de leur vie, et ça doit être si intéressant !
— Nous en causerons à deux ce soir, et je te raconterai tout ce que tu voudras, mais dès maintenant, soulignons la haute figure du duc de Gandie. Savez-vous ce qui, dit-on, provoqua sa vocation ?
— Pas du tout.
— François de Borgia, duc de Gandie et grand d’Espagne, remplissait des charges à la cour.
Après la mort de l’impératrice Isabelle, dont il fut l’un des meilleurs serviteurs, on lui confia le soin de faire ouvrir le cercueil, pour témoigner que c’était bien là, en effet, le corps de la princesse. Isabelle avait été d’une grande beauté, mais la mort venait de décomposer son cadavre, au point de le rendre méconnaissable.
François en fut bouleversé. Il s’écria : « Je ne m’attacherai plus à aucun maître que la mort puisse me ravir, et Dieu seul sera l’objet de mes pensées, de mes désirs et de mon amour ! »
Veuf, il entra dans la Compagnie de Jésus, dont il devint l’un des plus grands saints.
Mais je m’écarte terriblement de mon sujet. Nous disions, ce me semble, qu’en dehors des Jésuites, beaucoup d’autres saints, de belles et grandes intelligences brillaient autour du concile de Trente. Je ne les ai pas tous présents à la mémoire, mais saint Charles è Borromée, neveu du Pape Pie IV et archevêque de Milan, exerce alors une action bienfaisante sur toute l’Italie. Il faut citer aussi saint Pierre d’Alcantara et ses Franciscains, saint Philippe de Néri et les Prêtres de l’Oratoire ; dans le même temps à peu près, sainte Angèle et les Ursulines…
Bernard arrête l’énumération.
— Parle-nous de sainte Thérèse d’Avila, ça c’est fameux !
— Par exemple, glisse Tartarin, un garçon de ton âge qui réclame des histoires de bonnes sœurs ! Qu’est-ce qu’elle peut bien te faire, sainte Thérèse ?
— Il n’y a pas eu beaucoup d’hommes à la valoir, riposte Bernard, prêt à prendre la mouche.
Mais Henri reprend posément :
— Je la gardais pour la « bonne bouche », si j’ose ainsi parler. C’est une sainte délicieuse. Tant d’esprit et tant de vertu !
Le petit André réclame : Vous dites qu’elle était d’Avila. Où est cette ville ?
Bernard lui souffle : En Espagne.
— Oui, dit Henri, qui a entendu. Comme tant d’autres saints de cette époque, Thérèse aussi est Espagnole. Toute petite fille, elle rêvait d’aller se faire martyriser par les Maures. Le Bon Dieu lui a demandé un autre genre de martyre. Elle a réformé le vieil ordre si beau du Carmel, de concert avec un autre grand saint qui s’appelait saint Jean de la Croix, ce qui veut dire qu’elle a conduit bien des âmes dans une vie de pénitence, de mortification, d’héroïque amour de Dieu.
Bien loin de s’ensevelir, comme elle l’aurait voulu, dans son pauvre couvent, où l’on manquait souvent de pain, mais jamais de bonne humeur et de sainteté, elle a parcouru toute l’Espagne à travers montagnes, ravins et le reste. Elle voyageait sous un soleil de feu, dans n’importe quel vieux charriot, dont les mules avaient souvent l’humeur fâcheuse ! Elle allait ainsi de ville en ville, acheter quelque vieille maison, et y fonder de nouveaux carmels, où fleurissaient les plus ravissantes vertus.
— Tu es vraiment un conteur charmant, chef, dit Maximin. Si je vivais longtemps avec toi, je crois que je finirais par partager entièrement tes enthousiasmes, mais tout de même, cette vie du Carmel, dans la pauvreté, derrière double rangée de grilles, à quoi cela sert-il ?
— A empêcher Dieu de faire peser sa justice sur le monde. Les ordres cloîtrés sont des « paratonnerres », l’expression est si connue qu’elle en devient banale.
— Tu crois ça, vraiment ?
— J’y crois dur comme fer, parce que c’est la vérité. Et tu réclames pour la galerie, car tu es tout aussi convaincu que moi.
On a dit que sainte Thérèse avait, dans ses carmels, sauvé autant d’âmes que saint François Xavier dans les Indes. Ça n’aurait rien d’extraordinaire. Prière et pénitence pèsent très lourd dans la balance divine. Nous autres, les actifs, nous croyons faire beaucoup par un apostolat extérieur et conquérant. Souvent nous y trouvons un mouvement, des succès, qui sont des joies très personnelles. Derrière les grilles on souffre, on prie, sans autre récompense que celle de savoir Dieu content.
Crois-moi, si le protestantisme n’a pas gagné librement toute l’Espagne, la France et le reste, cette femme, qui s’appelle sainte Thérèse, y a bien été pour quelque chose.
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