∼∼ IX ∼∼
Jean et Bernard sont mélancoliques.
Bernard lit, mais l’oreille au guet.
Si ce bienheureux visiteur, qui, depuis une heure, est avec son oncle, pouvait donc s’en aller !…
Jean, lui, penché au balcon, regarde distraitement.
Tout à coup, il se retourne :
— Bernard, viens vite, vois le Père X. et ses scouts ! Et les deux garçons descendent en trombe l’escalier, pour saluer l’aumônier.
— Que faites-vous là, jeunes paresseux ? interpelle le Père X.
— Juste le contraire de ce que nous voudrions, Père ; nous attendons papa, et il est occupé.
— Courez lui demander de venir avec nous. Je vous enlève jusqu’au dîner.
La permission en poche, nos deux garçons se joignent au groupe.
— Où allez-vous, mon Père ?
— Au Forum.
— Quelle chance !
— Nous allons faire comme les anciens Romains, qui s’y rencontraient à tout propos. Là se tenait la justice et se traitaient les affaires. Là, les faux dieux avaient des temples. Là encore on se promenait entre citoyens romains, discutant gravement nouvelles politiques, art ou littérature, tout… comme aujourd’hui.
En grandes enjambées, la troupe arrive au Forum ; mais elle s’arrête interdite devant cette étrange vallée toute semée de ruines, jusqu’au Colisée. Un grand routier, un peu pâle, parle le premier :
— Que cela a donc dû être beau ! Que c’est même beau encore !
— Oui, répond le Père X. Mais je suis sûr que vous vous demandez ce qu’on peut bien reconnaître dans une pareille forêt de ruines. Aussi ai-je mis au fond de mes grandes poches un savant travail, qui va vous guider tous.
— Faites voir, Père.
— C’est tout simplement une collection de gravures. D’un côté, les ruines sont indiquées telles qu’elles sont actuellement ; de l’autre, c’est l’aspect du monument au temps de sa splendeur. Je vous livre mes trésors, et maintenant cherchez et reconstituez par la pensée le Forum d’autrefois.
C’est passionnant !
Jean, le nez sur une gravure, déchiffre : « Basilique Ulpia. »
— Comment ? Il y avait des églises chrétiennes ici ?
— Non. On donnait alors le nom de basilique à de grands édifices où se tenaient diverses assemblées publiques. Nos églises chrétiennes en ont adopté le nom et, en partie, la disposition architecturale ; parfois même d’anciennes basiliques païennes furent consacrées au vrai Dieu.
L’Église, voyez-vous, ne détruit rien, mes amis. Elle purifie, elle transforme. Tout ce qui est beau devient sien, et elle le rend à Dieu. Vous allez vous en convaincre. Voici, adossés au Palatin, les vestiges d’un grand édifice. En dégageant les décombres, venez voir ce que l’on a découvert.
Sur les pas du religieux, tous se trouvent bientôt en face d’une surprenante et douce vision. Une fresque de la Vierge admirablement conservée. Ce lieu avait donc été transformé en église et Marie était devenue Reine du Forum.
— Mais comment a‑t-on laissé tomber toutes ces merveilles ?
— Ici, mes enfants, il faut faire appel à vos souvenirs. Qui de vous se souvient des derniers temps de l’Empire ?
La jeunesse n’est guère empressée à répondre ; il est visible que les leçons d’histoire romaine ont laissé une trace plutôt vague dans les mémoires.
— Dites vous-même, Père, ce sera bien mieux.
— Soit, mais je me bornerai à ce que je voudrais que vous reteniez… un peu mieux que le reste. Un instant d’attention !
La richesse et le luxe qui s’étalaient ici étaient devenus pour les Romains une cause de décadence. Ils s’amollissaient dans les plaisirs et se livraient de plus en plus à leurs vices.
— Mais, mon Père, hasarde Bernard, assez fier au fond de la science acquise, il y a deux jours, au Pincio, Constantin n’a-t-il pas mis l’Empire sur un autre chemin, avec tout ce qu’il a fait pour favoriser le Christianisme ?
— C’est vrai, et l’Église alors s’est étendue et fortifiée pour de nouvelles luttes ; mais le vieil Empire demeurait comme le bois vermoulu dont il n’y a plus rien à faire. Les successeurs de Constantin n’eurent pas son génie. Quelques-uns furent fidèles à l’Église ; d’autres favorisèrent les hérésies qui renaissaient toujours.
L’un d’eux rejeta tout à fait la Foi.
Plusieurs voix s’écrient :
— Son déshonneur est, en effet, resté collé à son nom. Plus haineux encore que les anciens empereurs païens, il ne porte cependant aucun édit sanglant contre les chrétiens. Sa persécution est plus perfide et plus dangereuse. « Il sema des divisions, dit un autre païen, afin de n’avoir plus à craindre la résistance unanime des chrétiens. » Il cherche à les entraîner à l’apostasie par l’appât des places et des honneurs, d’où les chrétiens seront exclus. Enfin il leur défend d’enseigner et même leur ôte par ses lois tout moyen de s’instruire.
— Il y avait donc des écoles chrétiennes dès ce temps-là ?
— Oui, certes, et de plusieurs sortes. Il y avait même des écoles supérieures, un peu comme nos universités. La plus célèbre était l’école d’Alexandrie à laquelle appartenait Origène, dont je vous ai déjà cité le nom. C’est le rôle principal de l’Église, celui d’enseigner ; mais les persécuteurs et les apostats de tous les temps se sont toujours acharnés contre ce droit.
— Pourquoi ?
— Parce que l’Église enseigne la Vérité, et rien n’est plus gênant que la vérité quand, pour vivre à son aise, on veut s’en passer.
C’était le cas de Julien l’Apostat. Il n’eût laissé derrière lui que des ruines, si Dieu n’avait permis qu’il mourût, frappé d’une flèche, dans un combat contre les Perses. Quelques années plus tard, en 379, l’Église pouvait de nouveau respirer.
Un grand prince devenait empereur à son tour, et reprenait le gouvernement à la manière de Constantin. C’est Théodose le Grand. Ce règne fut comme le dernier éclat de l’Empire. Après Théodose, ses faibles successeurs ne surent pas résister au choc des peuples barbares. Ceux-ci, et plusieurs fois, ont passé ici même comme un torrent. Ils ont emporté les métaux précieux, les trésors de toutes sortes et laissé des ruines. Le temps a fait le reste.
Et le Père X. conclut d’une voix qui émeut toute sa troupe :
— Voyez ! Nous avons devant nous la plus frappante image de la chute de la Rome païenne. Pendant qu’ici, on se croyait fort, et pour toujours maîtres du monde, une autre Rome était née. Pauvre, persécutée, sans défense, c’est elle cependant qui est restée vivante, qui est debout et pour toujours, la Rome des martyrs et des Papes, notre Rome à nous !
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