PROLOGUE
Regarde, tante Colette, regarde ! Il descend ! le voilà ! Papa est dedans, l’oncle Bernard aussi ! Sûr, sûr… je te dis, c’est l’Oiseau-Bleu !
Devant un petit homme solidement bâti, qui peut avoir cinq ans et demi et s’étrangle d’émotion, un bel avion bleu pâle, dernier modèle, évolue en effet à cinquante mètres de là, cherchant sa place pour atterrir.
« Tante Colette » accourt et, derrière elle, petit Pierre, qui entraîne de toutes ses forces une fillette brune et menue : sa nièce.
Faut-il encore dire petit Pierre ? Il en serait certainement furieux. Quand on est revêtu de la dignité d’oncle, il semble bien qu’on soit un homme ! Monsieur Pierre — malgré ses dix ans — en est très persuadé.
Mais enfin, d’où lui viennent ces neveux jusque-là inconnus ? Vous souvient-il d’une première rencontre déjà lointaine avec Bernard, Colette et Cie ? [1] En ce temps-là, ces importants personnages n’étaient que des bébés, apprenant leur catéchisme.
Annie donnait du fil à retordre à Geneviève, la grande sœur aînée, qui quitta sa famille pour suivre en Indochine Jacques, l’aviateur, qu’elle avait épousé.
L’Indochine ! Les nouvelles étaient rares, et du ménage lointain la jeunesse grandissante entendait peu parler. Mais les années passent,… la vie change. Hasard des garnisons, conséquences des affaires, la Providence a guidé toutes choses pour réunir de nouveau nos amis en Syrie, dans les faubourgs de Beyrouth.
Jacques y a été nommé capitaine d’aviation et Geneviève a accueilli avec bonheur cette affectation, car le climat d’Indochine semblait nuisible à ses enfants. Son tout petit Hubert est parti pour le ciel et Nicole, son aînée, demeure trop fluette. C’est une petite brune fort délurée, qui a les yeux en amande, un peu comme ces Chinois parmi lesquels elle est née, il y a bientôt sept ans. L’esprit et la malice pétillent dans ces yeux-là. Et pour menu qu’il soit, ce lutin chante et rit toute la journée.
Puis vient Bruno. Celui-là, Dieu merci, est un solide petit homme, qui se campe à perpétuité devant les gens, bombe la poitrine, tient la tête bien droite, vous fixe de grands yeux clairs, ni verts ni bleus, et vous affirme les choses les plus inattendues, posément, comme un vieux monsieur qui sait ce qu’il dit.
Ainsi donc, Geneviève et Jacques se sont fixés en Syrie avec leurs enfants. Mais que sont devenus Bernard, Colette et Cie ?
Yvon, à peine remis de sa terrible fièvre typhoïde, est recteur dans un tout petit village de Bretagne, au bord de la mer. Sa mère et sa sœur Annie ont regagné L… Bernadette est entrée chez les Petites Sœurs de l’Assomption.
Mais Bernard ? Oh ! celui-là, que vouliez-vous qu’il devînt, si ce n’est aviateur ? Il s’est engagé comme tel à Beyrouth, heureux d’y retrouver le ménage de sa sœur aînée, de travailler ferme, et de s’assurer, du moins en est-il convaincu, un « colossal » avancement !
Quant à maman, Jean, Colette, petit Pierre et Marianick, ils ont une fois de plus pris la route de Syrie. Il a bien fallu suivre le chef de famille, de nouveau fixé en Orient pour un temps indéterminé, non sans regretter, parfois amèrement, le petit coin de France et la vieille demeure tant aimée.
Par bonheur, à Beyrouth, deux modestes maisons toutes proches se sont trouvées à louer.
Par les jardins qui les entourent, on vit les uns chez les autres, ensemble, comme autrefois.
Seulement, Marianick n’est plus jeune et Colette l’aide, tant au ménage qu’au fourneau, ce qui a le don de mettre parfois la bonne vieille en colère, une colère mal définie, faite de peine et d’attendrissement.
Au bruit du moteur, elle aussi court à la fenêtre. Chaque fois qu’elle contemple l’avion décoller ou atterrir, elle retrouve les gestes familiers : elle se signe et joint les mains : « Jésus ! Ma Doué, a‑t-on idée de vouloir faire comme les oiseaux ! Y se casseront les ailes un beau matin ! Bonne sainte Anne, gardez-les bien ! »
Mais la jeunesse, par contre, est au comble de la joie. L’Oiseau-Bleu s’est posé dans la prairie voisine réservée à l’atterrissage. Bernard en bondit.
— Épatant ! merveilleux ! Le moteur est formidable ! Ça vaut tous les hispanos du monde ! Jacques pilote ça comme un as, un de ces jours, Colette, on t’emmène !
— Oui, quand papa sera là, il me l’a promis.
— Dommage d’être obligés de l’attendre. Pour un peu, on t’enlèverait tout de suite, déclare Jacques, qui apparaît à son tour, ôtant son casque.
— Vous oubliez, messieurs, que l’appareil est à papa. Pour rien au monde je ne l’essaierai sans lui.
Bernard cligne de l’œil à son beau-frère :
— Sa confiance nous honore, hein, mon vieux ! Car, enfin, mon oncle nous l’a prêté, son Oiseau-Bleu.
— Mais il ne nous a pas confié Colette, le trésor des trésors, reprend Jacques amicalement taquin… Sur ce, allons déjeuner. Là-haut on attrape une faim de loup et Geneviève doit se morfondre devant les plats qui dessèchent, à moins qu’ils ne soient froids !
Et se penchant vers son petit Bruno qui, les mains dans ses poches, contemple silencieusement le grand oiseau, Jacques empoigne le bonhomme, le jette à cheval sur ses épaules et file au pas de course vers la maison, suivi de Nicole et de Pierre, qui ont du mal à le rattraper.
Quelques heures plus tard, Geneviève et Colette causent tranquillement autour de la table à ouvrage, sur laquelle s’élève une pile respectable de linge à raccommoder.
— Ils arrangent bien leurs affaires, tous ces mécaniciens, soupire drôlement Colette. Regarde un peu ces poignets. À force d’en détacher l’huile et la graisse, ils sont usés à tout jamais. Quand Bernard arrive en permission, comme hier, c’est pour me dire : Tu ne pourrais pas regarder un peu ce que je t’apporte ! Et je t’assure que la valise contient en général un amas informe de choses hétéroclites, qui toutes sont plus ou moins à l’état d’écumoir. Quel brise tout !
— Oui, dit Geneviève, mais si droit, et au fond si sérieux. Cela fera un aviateur de grand style, comme ils disent.
— Je l’espère, il aime tellement son arme ! Je crois d’ailleurs qu’il m’a passé une vocation d’aviatrice. Si tu savais ce que je suis contente de penser que la pauvre vieille Renault est remplacée par un avion ! Papa se tuait à rouler sur ces pistes de cailloux, dès qu’il quittait les grandes routes, et c’était si souvent ! Toute la Transjordanie est un vrai désert de pierre.
— C’est vrai, désormais les affaires se feront avec un minimum de fatigue et un maximum de rapidité. Quelle sera sa prochaine tournée, sais-tu ?
— Non, je ne sais pas. Mais de toutes façons il survolera tous les souvenirs de ces pays dont le nom enchantait notre enfance et qui nous semblaient, comme disait Jean, tout au bout de la géographie ! À six ans, quand nous apprenions notre Histoire Sainte, je croyais bonnement que le mont Sinaï, par exemple, était « mort » en même temps que Moïse. Et l’idée que je volerais autour de lui un jour m’eût semblé le plus joli des contes de fée. Nous vivons tout de même une drôle d’époque, avec ces voyages si rapides et si lointains.
— Une époque bien intéressante… Sais-tu, Colette, ce que tu devrais faire, si vraiment mon oncle t’emmène en avion ?
— Quoi donc ?
— Prendre des notes et puis, en rentrant, raconter cela à mes deux petits et leur apprendre à ton tour l’Histoire Sainte, non pas dans un livre, mais comme une chose dont tu as vu, de tes yeux vu, beaucoup de sites et de détails. Tu as toi-même appris ainsi tant de choses en Palestine et à Rome !
— C’est une idée d’or. Sans compter que nous pourrions prendre Nicole à bord, quand papa connaîtra son appareil à fond et qu’il n’y aura plus de danger.
Et, joyeuse comme toujours, Colette ajoute :
— C’est entendu, je deviens professeur d’Histoire Sainte pour tes deux enfants.
- [1] Voir : Catéchisme illustré. Récits évangéliques illustrés. Petite Histoire de l’Église illustrée. À la Découverte de la Liturgie. — Collection Bernard et Colette. – MAME. ↩
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