« Moi aussi aussi, je veux aller au Tonkin ! »
« Avance, chevrette, avance !… » De son petit bâton, Théophane, 9 ans, pousse le long de la rivière la petite chèvre de la famille qui n’avance pas aussi vite qu’il voudrait. Arrivé enfin au bord des rochers qui dominent le pré, dans cette jolie campagne du Poitou, il s’assoit par terre. Comme il est heureux ! Il ouvre aussitôt un livre qu’il portait précieusement sous son bras et que vient de lui prêter M. le Curé : Vie et mort de Charles Cornay, prêtre du diocèse de Poitiers, décapité pour la foi au Tonkin.
Comme les jeunes enfants, il lit tout haut, de sa voix appliquée de bon écolier. Et comme dans un champ voisin se trouve Julie Bonnet, une jeune fille beaucoup plus grande que Théophane mais passionnée comme lui par les histoires de missionnaires, la voici qui accourt, avec les bêtes qu’elle garde elle aussi, pour écouter, tout en tricotant, la lecture de Théophane.
Quelle histoire passionnante ! Il y a à peine deux ans, en 1837, que ce prêtre est mort martyr au Tong-King – on dit maintenant Tonkin –, en Extrême-Orient, dans la région de Hong Kong.
Théophane est très impressionné par ce qu’il lit ; tout-à-coup, il s’arrête comme inspiré. Julie le regarde et laisse son tricot… « Moi aussi, dit-il, je veux aller au Tonkin ! Et moi aussi, je veux être martyr ! »
Comme un poisson dans l’eau
Il n’aura pas beaucoup de mal, ce bon élève, second d’une famille de quatre enfants, à convaincre ses parents, profondément chrétiens, de le laisser faire ses études pour devenir prêtre. Ainsi entre-t-il, à 12 ans, en 1841, au collège de Doué-la Fontaine, en Anjou, puis au grand séminaire de Poitiers. À sa sœur Mélanie, il écrit des lettres enthousiastes : « Le séminaire, c’est le paradis sur terre… Que l’on est heureux dans la maison du Seigneur ! J’y suis comme un poisson dans l’eau ! »
Il prie, il travaille, il réfléchit, et sent grandir son intimité avec le Seigneur ; il reste très discret et modeste et ne parle pas beaucoup, bien qu’il soit très gai. « On voit bien, comme dira plus tard un de ses camarades de séminaire, qu’il garde soigneusement pour lui-même ce qui fait l’objet de ses plus chers désirs ». On ne se doute guère, sinon par son sourire, de la passion qui habite ce futur missionnaire, le « petit abbé Vénard » comme on l’appelle, à cause de sa taille un peu en-dessous de la moyenne.
L’École Polytechnique… du martyre
Ses études au grand séminaire se terminent. Ordonné sous-diacre et résolu plus que jamais à devenir missionnaire, il demande son admission au séminaire des Missions Étrangères de Paris. La plupart de ceux qui l’entourent sont stupéfaits, car il a bien gardé son secret.
Il revient dans son village natal de Saint-Loup pour dire adieu à sa famille : sa maman est morte quelques années plus tôt, quand il avait 14 ans, mais son père, lui, est là. Très ému, il lui donne sa bénédiction avant ce grand départ. « Adieu, adieu, s’écrie Théophane d’une voix forte à travers la portière, nous nous reverrons au Ciel ! »
Le voici donc qui arrive, à 22 ans, apprenti missionnaire, dans ce grand séminaire qu’un cardinal a appelé « l’École Polytechnique du martyre »…
Il va être très heureux pendant cette année à Paris avec des camarades aussi passionnés que lui du désir de se donner complètement au Seigneur, jusqu’au martyre de préférence… Il essaie d’apprendre tout ce qu’il peut, il est tour à tour sacristain, chantre, organiste, il ne refuse aucun service, même celui de balayeur, qu’il demande lui-même au Supérieur.
Hélas, peu de temps avant la date prévue pour son ordination, il tombe assez gravement malade… Mais, de tout son cœur, il se confie à la Sainte Vierge : par bonheur, le danger est bientôt écarté. Il dit son chapelet chaque jour, sa dévotion à la Sainte Vierge est de plus en plus rayonnante : « je suis son enfant gâté » écrit-il…
Le 5 juin 1852, dans la Cathédrale Notre-Dame de Paris, Théophane Vénard devient prêtre pour l’éternité.
Un grand voilier pour Singapour
Maintenant, il ne sait pas dans quel pays du monde il va être envoyé. Depuis l’âge de 9 ans, il rêve d’aller au Tonkin, mais il y a tant de pays où on a besoin de missionnaires ! Six de ses camarades sont désignés pour un premier départ. Mais il n’en fait pas partie car sa santé n’est pas encore assez raffermie. Il écrit au vieux prêtre de son village natal : « C’est dur pour le petit de voir ses frères, joyeux oiseaux, prendre la grande envolée, et de demeurer, lui, au nid, à attendre que poussent ses ailes ! »
Le 19 septembre, enfin, désigné à la place d’un jeune prêtre obligé de rester en France, il quitte Paris avec quelques confrères dans un train qui les emmène vers le grand port d’Anvers, en Belgique. Là, ils embarquent quelques jours plus tard sur un grand voilier américain, le « Philotaxe », à destination de Singapour, dans l’Asie du Sud-Est. Enfin la grande aventure commence ! Un long voyage, qui va durer 144 jours, car à cette époque le canal de Suez n’existe pas encore, et il faut contourner toute l’Afrique !
Mais quelle joie de débarquer enfin à Singapour, de croiser, sur la mer, des jonques, ces drôles de bateaux dont les voiles sont faites de paille tressée ! Le cœur de Théophane bat plus fort en voyant ces hommes d’un autre continent : c’est pour eux, ou leurs frères chinois ou tonkinois, qu’il vient de si loin !
Après trois semaines à Singapour, l’abbé Vénard, accompagné de deux confrères, reprend la mer, pour Hong-Kong cette fois, où il va devoir attendre plus d’un an la lettre lui indiquant la mission qu’on lui destine.
Il profite de ce long séjour pour apprendre le chinois. Mais que cette langue est compliquée avec ses 400.000 caractères ! La seule vue de son livre lui fait mal au cœur…! Il s’y applique pourtant autant qu’il peut et écrit à un ami : « Vraiment je serais tenté de croire que cette langue a été inventée par le diable, pour en rendre l’étude plus difficile aux missionnaires !… »
Le Tonkin
Enfin une joie inexprimable vient inonder son cœur et le réconforter complètement quand il reçoit la lettre tant attendue de Paris : « On vous donne le Tonkin. »
Ainsi se réalise son rêve d’enfant : le Tonkin ! « Je suis heureux au-delà de toute expression, écrit-il à son frère Eusèbe, mon cœur est libre et léger comme un oiseau… La mission où je suis envoyé, c’est la terre des martyrs… »
C’est vrai : l’abbé Théophane Vénard se trouve maintenant sur un territoire qui lui est complètement hostile. La persécution religieuse y est intense. L’édit publié trois ans avant par Tu-Duc, l’empereur du Vietnam dit en effet : « Les prêtres européens doivent être jetés dans les abîmes de la mer ou des fleuves…, les prêtres vietnamiens coupés par le milieu du corps. »
C’est donc clandestinement que les missionnaires arrivent dans ce pays ; dans le petit port de Cua-Cam, alors qu’ils sont sur une jonque, un mandarin (c’est-à-dire un personnage important du royaume) vient tout-à-coup, avec son escorte, faire une inspection… Il faut vite se cacher dans une soupente du bateau et retenir sa respiration…
Un peu plus tard, après encore toutes sortes d’aventures du même genre, ils arrivent, conduits par des catéchistes tonkinois, chez l’évêque du lieu, Mgr Hermozilla : la cathédrale n’est qu’un toit de paille posé sur des piliers de bois et le palais épiscopal une cabane en terre battue… Mais quel enthousiasme et quelle bonne humeur règnent au milieu de cette pauvreté ! Encore quelques jours et les missionnaires atteignent enfin Vinh Tri, centre du Vicariat du Tonkin occidental, et terme de leur voyage.
Avec Mgr Retord
Le 13 juillet 1854, en pleine nuit (il est 3 h. du matin !), après avoir été poursuivis sur la rivière par une barque sonnant la corne d’alarme, mais qui n’a pas pu les rattraper, les missionnaires arrivent enfin auprès de Mgr Retord. Il est l’ennemi n°1 du pouvoir, et sa tête, à elle seule, vaut plus que celle de tous les missionnaires réunis ! En pleurant de joie, Théophane se jette dans ses bras : cela fait presque deux ans maintenant qu’il a quitté Paris, il sent que sa vraie vie de missionnaire va enfin commencer !
Mgr Pierre Retord, après avoir été vicaire à la paroisse St Georges de Lyon, avait lui aussi rejoint le Tonkin quelques années plus tôt, dans une période de persécution très dure, sans jamais perdre son courage et sa bonne humeur. Devenu évêque, il avait donné à son diocèse un élan irrésistible à l’évangélisation, au mépris de tous les dangers, et la foi catholique avait fait de grands progrès dans le pays. Très vite, il se rend compte de la valeur du « petit abbé Vénard » qui vient de lui arriver. Et celui-ci, en se trouvant dans cette atmosphère si fraternelle et apostolique, a le cœur débordant de joie ; il compose même un « Chant d’un missionnaire arrivant au Tonkin ». C’est dire s’il est heureux !
Il apprend, sans trop de mal cette fois, la langue du pays et peut bientôt prêcher en vietnamien ; dans le district de la Source Jaune qui lui est confié, il est heureux au milieu des tonkinois dont beaucoup sont chrétiens. Mais les mandarins ordonnent à nouveau de faire la chasse aux prêtres : il faut sans cesse se cacher des espions qui sont aux aguets. Le Père Vénard est de santé très fragile : à plusieurs reprises on croit qu’il va mourir. Très courageusement, en serrant son crucifix, il supporte même une très pénible opération. Mais il garde son optimisme inébranlable. Il essaie de s’habituer à l’étrange nourriture des tonkinois : poissons crus, ragoûts de chien, de chat, de lézard…
Ce qu’il veut, et rien d’autre, c’est « avoir assez de force pour annoncer l’Évangile ».
Sa santé s’améliore : Mgr Retord l’emmène alors avec lui en tournée pastorale. Ensemble, ils visitent des paroisses, prêchent, confessent, avec un dévouement extraordinaire. Un des amis du Père Vénard dira plus tard : « il avait un zèle immense ; aussi, bien qu’il fût plus faible de santé que tous les missionnaires de ce vicariat, il faisait autant d’ouvrage que tout autre, passant souvent la moitié de la nuit, et quelquefois la nuit entière au confessionnal. Sa confiance en Dieu était sans bornes et le rendait très hardi dans ses entreprises. »
Entre tigres et espions…
Mais l’empereur Tu Duc redouble de cruauté et relance la persécution contre les chrétiens ; il promet une récompense importante à ceux qui les dénonceront. C’est pourquoi les missionnaires sont toujours traqués, l’évangélisation devient très difficile. Il faut se réfugier dans la montagne… où rôdent les tigres, eux aussi à l’affût.
Mgr Retord envoie le Père Vénard comme responsable du district de la Source Jaune, qui paraît moins menacé. Pendant un an, le jeune missionnaire – il a 28 ans – va y faire un bien considérable, prêchant des retraites, distribuant les sacrements, formant solidement les catéchistes. Beaucoup de tonkinois, malgré le danger, demandent le baptême.
À la saison des pluies, tout le pays est inondé ; le Père Vénard écrit à sa sœur : « l’eau est entrée dans ma cabane, j’ai vu poissons, crapauds, crabes, serpents, 3 ou 4 centimètres en-dessous des planches où je suis installé… »
Les mandarins sont de plus en plus féroces et inventent toutes sortes de ruses et de supplices. Par exemple, à Nam Dinh, ils font mettre par terre aux portes de la ville des grandes croix sur lesquelles il faut marcher pour entrer ou sortir. Les chrétiens refusent de piétiner le signe de leur foi et sont livrés aux bourreaux. Le Père Vénard et son ami le Père Theurel sont découverts mais réussissent encore à s’enfuir. Ils se retrouvent dans la plaine inondée et mènent « une vie d’oiseaux aquatiques dans les roseaux », ravitaillés par un jeune pêcheur chrétien courageux…
Plus tard, comme le danger se rapproche, ils trouvent refuge, à trois, dans un minuscule réduit où il y a à peine assez d’air pour respirer, enfermés avec des araignées, des rats, des crapauds, et obligés de parler toujours à voix basse…
Dans cette vie épuisante, le Père Vénard garde pourtant son calme et son sourire ; il trouve même le moyen de traduire en langue annamite les Évangiles, les Actes des Apôtres et les épîtres de St Paul. Un ami prêtre d’une province voisine , vivant à peu près dans les mêmes conditions, lui écrit que cela fait 18 mois qu’il n’a pas vu le soleil et sa lettre est datée du « pays des taupes, à dix pieds sous terre »…
L’attente du martyre
Sentant la persécution se resserrer autour d’eux, le Père Théophane se doute bien de ce qui va lui arriver. Dans la paix et la prière, il se prépare au martyre. Avec la permission de son évêque et ami, Mgr Theurel – qui a remplacé Mgr Retord mort saintement quelques mois auparavant – il s’offre à Dieu comme victime pour l’église du Tonkin.
Théophane, désormais, passera de refuge en refuge ses derniers mois, toujours traqué, toujours aussi souriant et de plus en plus uni à son Seigneur.
Clandestinement, quand il le peut, il célèbre la messe dans une maison amie, donne les sacrements, enseigne les fidèles. Et puis, un jour, c’était inévitable, il est repéré, traqué, et arrêté : on l’empoigne brutalement et on lui attache les mains derrière le dos avec une grosse corde. Il est enfermé et enchaîné dans une toute petite cage de bambou, où il continue à prier de tout son cœur.
Interrogé par le grand mandarin, il déclare qu’il ne craint pas la mort. « Avez-vous de la rancune contre celui qui vous a pris ?
— Aucunement, la religion chrétienne nous apprend à aimer ceux qui nous haïssent. »
Le vice-roi est très impressionné… Il fait apporter un crucifix. « Foulez-le aux pieds et vous ne serez pas mis à mort ! »
Le Père Théophane Vénard baise le crucifix avec le plus grand respect et s’écrie : « J’ai prêché la religion de la
Croix jusqu’à ce jour, comment voulez-vous que j’abjure ? Je suis sûr que le Ciel me donnera assez de force pour souffrir tous les supplices et être ferme jusqu’à la mort. »
Et le mandarin, peu après, confirme la sentence des juges : le Père Théophane Vénard sera décapité.
Théophane, « manifestation de Dieu »
Pendant sept semaines encore, on le laisse dans sa cage… Il prie, il chante même, au grand étonnement de tous ; il est calme et souriant : « mon cœur est paisible comme un lac tranquille ». La reconnaissance déborde de son cœur pour la grâce du martyre. Grâce à l’ingéniosité de chrétiens fervents, il peut même se confesser et communier en secret juste avant sa mort.
En pleine nuit, à l’aube du 2 février, fête de la Présentation de Jésus au Temple, fête de Jésus « lumière pour éclairer les nations », on vient le chercher : « C’est aujourd’hui, Père, qu’on va vous trancher la tête. » Des soldats nombreux entourent Théophane, dont le nom signifie « manifestation de Dieu ». Et en effet, il manifeste à tous, il montre, il est un vrai témoin de son Seigneur, celui qui marche maintenant vers le lieu… de sa délivrance, de lourdes chaînes aux pieds, les mains jointes, le visage radieux, en chantant « Magnificat, magnificat… »
Au troisième tintement des cymbales, à genoux, il est exécuté par le bourreau…
Son très cher ami, Mgr Theurel, en apprenant la nouvelle, pleure longuement.
Mais, le lendemain, il célèbre une messe d’action de grâces : le petit garçon de 9 ans qui rêvait du martyre en gardant sa chèvre, sur un coteau du Poitou, est devenu maintenant un grand saint dans le Ciel !
Francine Bay
Apprenez-nous à prier n° 7/10 – sept. 1997
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