Il y avait une fois un petit qui s’est trouvé tout seul au monde. Aussi seul qu’on peut l’être. C’était la guerre qui avait passé ou bien la peste autour de lui, plus personne. Le village nettoyé. Il est parti devant soi à l’aventure, sur les champs, sur le causse le pays sans chemin, où il n’y a pas un arbre, pas une ombre, pas une âme.
Un vieil homme le rencontra au soir du troisième jour, le regarda, le questionna, haussa l’épaule, et l’emmena chez lui pour garder les moutons.
Chez lui ! Ce n’était pas un château, ce chez lui : au milieu de la pierraille une cahute de pierres, voûtée comme la bergerie attenante, couverte aussi de pierres. Le pain noir qu’en y mangeait, avec de fois à autre quelque écuellée de fèves ou de lentilles, était dur comme le caillou. — Plus il est rassis, moins on mange. Et le vieux n’avait garde d’oublier le proverbe :
Ne rassasie pas de pain ton valet : Du beurre il te demanderait.
Le petit était d’une famille rustique, mais d’une de ces familles de campagne où l’on sait se faire honneur. Sa mère l’avait voué à la Sainte-Vierge. — Cela va jusqu’à la première communion : ce jour-là, ces enfants déposent leur vœu : désormais ce n’est plus de bleu qu’on les habille.
Mais les habits bleus du petit sous les pluies, la poussière, sont devenus couleur des choses ; et pas question de première communion. Il vivait chez ce vieux comme il eût pu faire chez le blaireau. Jamais un mot pour rire, ou un mot d’amitié, ou un mot pour se souvenir de Dieu. En fait de bénédicité, le vieux n’aurait récité que celui du meunier de Pomponne :
Bénédicité, La soupe est trempée ! Mon Dieu nous sommes assez. Laissez les autres passer.
Tu te souviens, ma cousine, de cette soirée d’été où tu nous racontas les derniers moments de ta compagne ? Je tâcherai seulement de me rappeler tes paroles et de ne pas te trahir en les rapportant.
Aussi bien est-ce une histoire bien simple que je vais vous raconter et vous raconter simplement. À quoi bon faire des phrases pour dire des choses qui furent aussi claires que le jour, aussi limpides que l’air ? La recherche est bonne pour ceux qui fabriquent les âmes des héros et des héroïnes de romans. Les enfants de lumière vivent dans la pure vérité de Dieu. Il suffit de parler comme ils ont vécu.
Elle nous était venue bien malade, notre pauvre sœur Marthe ; bien malade, et, du premier coup d’œil, nous nous étions dit : « elle est perdue ». Mais sait-on jamais avec les êtres jeunes ? Il y a en eux de telles réserves, de telles ressources, de telles envies de vivre aussi, qu’ils se raccrochent à l’existence et continuent d’une façon incroyable d’en porter les fardeaux et la joie, comme ces arbres atteints par la foudre qui reverdissent au printemps, malgré leurs troncs mutilée. Elle ne se croyait pas tellement atteinte. Dans son courage et son désir d’être utile, elle parlait fréquemment de son travail qu’elle allait reprendre, quand sa « bronchite » serait guérie.
On nous l’avait envoyée pour la soigner et la guérir et certes tout ce qui dépendait de nous pour cela, nous l’avons fait en conscience et avec le plus grand plaisir.
Il y a des âmes qui appellent la sympathie, dès l’abord. Elle était de celles-là.
Si on avait voulu la définir d’un mot et mettre un titre à sa vie, on n’en aurait pas trouvé de plus juste que celui-ci : une âme simple. Une âme simple qui n’était pourtant pas une âme naïve. Elle était plus réfléchie, la plus sérieuse et, en même temps, la plus rieuse et la plus avenante des créatures. Grande et forte et joyeuse donc, par nature, elle aimait la vie et tout ce que la vie peut donner de bon, sans arrière pensée, sans scrupule, dans toute la simplicité d’un esprit droit et d’un cœur chrétien. Mais, précisément, à cause de son cœur chrétien, elle avait eu le courage de quitter, elle aussi, ses parents si chers et son beau pays de Vendée parce que Dieu lui avait parlé. Dieu lui avait parlé et elle avait entendu, compris, aimé cette parole de toutes ses forces, de toute la générosité de son cœur de vingt ans. Simplement elle s’était donnée à Dieu, comme l’oiseau chante dans l’air, comme la lumière ou la nuit nous environnent, comme on vit.
Oh ! la bonne fille ! La voyant si forte d’âme et de corps si robuste, son temps de probation achevé, à Paris, elle fut envoyée en province par ses supérieures, dans une grande maison qui exige un très nombreux personnel. Elle fut mise à la cuisine. Ne croyez pas que tout le monde puisse y être employé. Il faut, à ce service, une grande résistance physique, un dévouement total, un oubli parfait de soi-même et ce sont là des dons plus rares qu’on ne croit et que tous ne possèdent point. Soit dit sans offenser personne, on trouve plus aisément une Supérieure qu’une Sœur de cuisine, à condition toutefois que la dite Sœur de cuisine soit une vraie sœur Marthe. Plusieurs années elle s’y dépensa dans un complet oubli d’elle-même. Ni son enfance, ni sa jeunesse ne l’avaient habituée à se tourner les pouces. Elle avait vécu la vie saine et laborieuse de la campagne ; si elle n’avait pas tenu le mancheron de la charrue, elle avait fané bien sûr et moissonné aussi ; rien des travaux du ménage ne lui était étranger, si elle avait du rose sur les joues, elle ne le devait qu’à son sang pur et généreux. Aussi, religieuse, elle n’avait pas eu d’apprentissage à faire, pour son travail de cuisine s’entend.
Elle y avait apporté son entrain joyeux, et, bientôt, son habitude de l’effort, son habileté naturelle aussi bien que sa docilité à se laisser « montrer », eurent fait d’elle un cordon bleu émérite.
Hélas ! un soir, la cuisinière émérite, la sœur Marthe que l’on croyait, et qui était en réalité si forte, si forte, dut s’aliter, avec une très grosse fièvre. Un chaud et froid que, sans savoir comment, elle avait pris, l’arrêtait, et pour longtemps, avec une mauvaise pleurésie. Le mal céda enfin, mais le docteur, prévoyant une interminable convalescence, avait ordonné non la haute altitude que le cœur fatigué de la malade n’aurait pu supporter mais l’air très doux et très pur des collines du Lot-et-Garonne. C’est ainsi qu’elle nous était venue à Monclar-d’Agenais.
Au VIIIe siècle vivait une fille de roi qui s’appelait Walburge, ce qui signifie « Gracieuse ». Cette princesse perdit sa mère de bonne heure, et lorsque le roi décida de se joindre à ses deux fils, dans leur pélerinage aux Lieux Saints, Walburge qui avait alors onze ans, lui dit :
— Mon père, que ferai-je à la Cour sans vous et mes deux frères ? Laissez-moi vous attendre dans un monastère.
Et le roi l’accompagna jusqu’à l’abbaye bénédictine de Winborn.
L’année suivante, ayant appris la mort de son père, la princesse résolut de demeurer dans sa retraite, et quand elle eut dix-huit ans, elle se consacra définitivement à Dieu.
Les années passèrent ; les premiers cheveux blancs apparurent mais le voile cachait ces témoignages du temps. Walburge vivait heureuse et s’apprêtait à terminer ses jours à Winborn lorsque l’évêque Saint Boniface, qui était son oncle et l’apôtre de l’Allemagne, la fit venir, elle et plusieurs de ses compagnes, pour fonder un monastère de femmes dans son diocèse.
C’est ainsi que Walburge, fille de roi, devint abbesse de Heindenheim. Elle avait près de cinquante ans.
Peu après, il se passa un fait extraordinaire… Mais chut !… Écoutez la cloche du soir au monastère de Heindenheim… huit… neuf… dix… onze coups !
Entendez-vous comme la campagne retentit encore de ce bruit d’airain ? Les religieuses ont l’habitude ; elles sont depuis peu endormies et le son familier ne les gêne guère. L’abbesse, agenouillée dans la chapelle, prolonge, selon sa coutume, une prière fervente.
Autrefois — moins souvent de nos jours — les artisans, avant de s’installer, faisaient leur « Tour de France » c’est-à-dire qu’ils allaient de ville en ville travailler chez divers patrons, apprenant ainsi parfaitement leur métier.
L’un de ces « compagnons » (dit « Pignolet » parce qu’il est le fils du père Pignol) futur menuisier, rentre au logis à Grasse et son père lui demande de raconter son voyage.
1. — D’abord, père, vous savez qu’en partant d’ici, de Grasse [1], je filai sur Toulon, où j’entrai à l’arsenal. Pas besoin de relever tout ce qui est là-dedans : vous l’avez vu comme moi.
— Passe, oui, c’est connu.
— En partant de Toulon, j’allai m’embaucher à Marseille, fort belle et grande ville, avantageuse pour l’ouvrier.
— C’est bien.
— De là, ma foi, je remontai sur Aix, où j’admirai les sculptures du portail Saint-Sauveur.
— Nous avons vu tout cela.
— Puis, de là, nous gagnâmes Arles, et nous vîmes la voûte de la commune d’Arles.
— Si bien appareillée qu’on ne peut pas comprendre comment ça tient en l’air.
— Puis, nous nous dirigeâmes de Saint-Gille à Montpellier, et là, on nous montra la célèbre Coquille…
— Oui, qui est dans le Vignole, et que le livre appelle la « trompe de Montpellier ».
— C’est ça… Et, après, nous marchâmes sur Narbonne.
— C’est là que je t’attendais.
— Quoi donc, père ? À Narbonne, j’ai vu les Trois-Nourrices, et puis l’archevêché, ainsi que les boiseries de l’église Saint-Paul.
11 y a bien longtemps, dans un petit village des Hautes-Alpes nommé Saint-Etienne d’Avançon, vivait une famille d’humbles cultivateurs.
Guillaume Rencurel et sa femme Catherine habitaient une chaumière très pauvre et très petite : une chambre basse au-dessus d’une écurie voûtée, une cave, et c’était tout. Une vigne et quelques petits champs sur les pentes raides des montagnes, complétaient leur domaine. À force de travail et de peine, ces terres fournissaient la nourriture nécessaire pour eux et leurs enfants.
Ces ouvriers si pauvres des biens de ce monde, possédaient pourtant un trésor que beaucoup de malheureux ont perdu de nos jours une foi vive qui leur faisait espérer, après leur dure existence, le royaume du ciel que Jésus leur acheta de son sang.
Guillaume et Catherine élevaient déjà une petite fille quand Dieu leur en envoya une seconde qui naquit en l’année 1647, le 29 septembre, fête de l’archange saint Michel.
Très vite, on porta cette petite à l’église pour le saint baptême, et on lui donna le nom de Benoîte qui veut dire bénie. C’était un nom bien trouvé pour l’enfant que la sainte Vierge devait tant aimer.
Benoîte s’élevait facilement et se montrait douce et gentille.
Son éducation se faisait sur les genoux de sa maman et elle était simple : « Sois bien sage, ma petite, répétait Catherine, prie bien le bon Dieu ! »
Elle lui apprit le Pater, l’Ave, le Credo. C’était tout ce qu’elle savait elle-même. Avec cela l’enfant pouvait réciter le chapelet.
Benoîte n’avait que 7 ans quand son père mourut. Catherine restait veuve avec trois enfants, dans une pauvreté proche de la misère. Benoîte comprenait ses peines et essayait de les consoler tout comme si elle avait été plus grande. Voyait-elle sa maman trop triste, elle s’approchait doucement : « Ne vous désolez pas, disait-elle, Dieu et sa sainte Mère nous assisteront. »
La détresse de la famille ne permit pas d’envoyer Benoîte à l’école. Elle ne sut jamais ni lire, ni écrire. Mais elle suivait très régulièrement les catéchismes, écoutait avec grande attention ce que disait M. le Curé. Son intérêt redoublait quand on parlait de la sainte Vierge. Elle écoutait avidement ce qu’on expliquait de sa beauté céleste, de sa tendresse maternelle. Il lui semblait qu’elle aurait été si heureuse de la voir ! — « Mais, ajoutait-elle humblement, comment la Mère de Dieu se montrerait-elle à une pauvre pécheresse ? »
À 7 ans, Benoîte devait déjà se rendre utile et travailler. Elle gardait le petit troupeau de la famille parmi les hautes montagnes qui entourent son village. Tout le jour, exposée au soleil, au vent, à la pluie, elle courait après ses moutons et veillait sur eux. Au moins, le soir, avait-elle la joie de se retrouver près de sa mère et de ses sœurs. Ensemble elles se chauffaient tout en causant autour de l’âtre où cuisait la soupe, et Benoîte se dédommageait de sa longue solitude du jour.
Mais la misère se faisait de plus en plus sentir dans la chaumière de Catherine. Plusieurs années de mauvaises récoltes amenèrent la disette dans le pays. Il fallut se résigner à mettre Benoîte en service. Ce fut un gros sacrifice pour la pauvre petite qui n’avait que 12 ans. Obéissante et résignée, elle ne murmura pas contre cette dure décision. Elle ne demanda qu’une chose à sa mère : c’était de lui acheter un chapelet. Avec cet unique trésor dans sa poche, Benoîte quitta courageusement sa maison, sa chère maman, ses sœurs, pour aller garder le troupeau d’un étranger. Son premier maître était bon et appréciait les qualités de sa petite bergère. Mais elle n’était pas depuis un an à son service, qu’il mourut. Sa veuve restée avec six enfants et peu de ressources, ne pouvait qu’avec peine leur procurer le pain nécessaire. Elle aimait mieux se priver et priver ses enfants que de diminuer le morceau de Benoîte. Celle-ci recevait sans mot dire sa part de la miche, mais son cœur délicat ne pouvait voir souffrir les enfants de la maison. Dès que sa maîtresse s’éloignait, elle distribuait son pain aux petits qui l’entouraient. Puis, elle partait avec son troupeau, et si la faim devenait trop criante, elle tirait son chapelet de sa poche et le récitait pour reprendre courage.
Benoîte ne se contentait pas de se priver de pain pour les enfants de sa maîtresse, elle en donnait encore aux pauvres affamés qu’elle rencontrait dans la montagne.
Ce n’était pas seulement son pain qu’elle donnait, mais aussi sa compassion et sa prière à toutes les misères qu’elle trouvait sur son chemin et qu’elle n’avait pas d’autre moyen de soulager.
Un jour, elle apprend qu’une femme gravement malade a perdu la parole avant l’arrivée du prêtre. Désolée de ce malheur, Benoîte appelle ses compagnes : « Venez, dit-elle, allons dire le rosaire pour cette malade. » Et voilà tous les enfants récitant le chapelet avec un entrain qu’anime la ferveur de Benoîte. La prière n’est pas terminée que la malade retrouve la parole. Ses premiers mots sont pour remercier la troupe des enfants qui l’entourent. Benoîte parlait du bon Dieu, du paradis, de l’enfer, avec une foi qui touchait ceux qui l’écoutaient.
Un de ses maîtres, Jean Rolland, était un homme violent et emporté. La petite bergère lui reprocha doucement ses colères, lui rappela ses devoirs de telle façon que cet homme n’osa jamais se fâcher contre cette petite fille. Bien plus, ému par ses paroles, il finit par rentrer en lui-même et se convertir.
Benoîte, au milieu des champs, était exposée à bien des dangers. Mais elle avait le mal en horreur et veillait sans cesse sur la pureté de son âme qu’elle voulait limpide comme l’eau des sources. Elle vivait sous le regard de Dieu et sous sa protection.
Aussi, chassait-elle les moindres tentations de mal faire. Un été, un petit berger qui maraudait dans les vergers, voulut partager avec Benoîte les fruits qu’il avait cueillis. Mais elle refusa énergiquement et ne garda plus ses moutons avec ce petit garçon.
Plusieurs fois la sainte Vierge la défendit d’une façon merveilleuse contre de graves périls.
La grande force de Benoîte, c’était la prière, le recours à la sainte Vierge, surtout. Elle priait très souvent, soit dans l’église de son village, soit au pied des croix qui se dressent dans les champs.
« Benoîte aime bien à prier », disaient ses maîtres. Sa prière favorite était le chapelet. Nous allons voir comment la sainte Vierge répondit à l’amour si fidèle de sa petite bergère.
La Sainte Vierge et Benoîte
Benoîte atteint 17 ans. Au printemps de 1664, par un clair matin de mai, elle conduit gaîment ses moutons à travers la fraîche verdure des montagnes, si belles en cette saison. Les moutons se hâtent comme poussés par une invisible main. Au fond du vallon vers lequel ils courent, une roche se dresse au bord d’un torrent. Une grotte se creuse dans la roche. Benoîte a l’habitude de venir y réciter son chapelet.
À peine arrivée en face de la grotte, la bergère toute saisie aperçoit une Dame d’une beauté merveilleuse, tenant par la main un ravissant petit enfant. Une grâce céleste enveloppe cette Dame, de ses yeux sortent comme des rayons de lumière. Ses vêtements exhalent un parfum si suave que l’on croirait le vallon tout entier remplir de fleurs.
Benoîte, émerveillée, contemple la belle Dame… Pourtant il ne lui vient pas à l’idée qu’elle puisse être la sainte Vierge.
Elle essaie de lui parler, l’interroge naïvement, mais l’apparition sourit sans mot dire.