Je me suis engagé à ne faire connaître ni le nom ni le pays de la petite héroïne de ce récit. Je puis toutefois certifier qu’il est absolument vrai. C’était en septembre 1899. Étant brancardier à l’hôpital des Sept-Douleurs, à Lourdes, je venais de lever de sa voiturette une pauvre enfant de 14 ans paralysée des deux jambes et du bras droit. Elle avait assisté à la procession du Saint-Sacrement et, avec toutes les précautions possibles, je l’avais transportée à nouveau sur son lit. J’allais m’éloigner pour m’occuper d’autres malades lorsque, de sa main encore valide, Louise, c’était le nom de la jeune infirme, me fit signe de m’asseoir près d’elle.
— « Pas maintenant, répondis-je ; je n’ai pas le temps ! »
L’enfant renouvela son geste :
— « Si, asseyez-vous là, je veux ! »
La pauvre petite m’avait dit cela d’un ton à la fois si énergique et si suppliant qu’il ne me restait plus qu’à obéir ! C’est ce que je fis…
« Voyons, lui dis-je, parlez vite. Je suis très pressé !
— Oui, mais tout bas. Je ne voudrais pas que les autres m’entendent ! »
Je m’approchai plus près du lit et Louise me murmura à l’oreille :
— « J’ai fait une promesse à la Sainte Vierge si elle m’accordait une grande faveur.
— Ah ! Et alors ?
— Eh ! bien, elle m’a exaucée !
— Vous vous sentez mieux ? repris-je étonné.
— Oh ! non… Je n’ai rien demandé pour moi, répondit l’infirme.
Pendant ce temps, maman, Agnès et Gilbert se dirigeaient vers l’église, et maman expliquait à ses enfants le sens de la cérémonie à laquelle ils allaient assister.
— L’Église, leur dit-elle, procède chaque année à trois grandes bénédictions : la bénédiction des cierges à la Purification, la bénédiction des cendres le premier jour de Carême, la bénédiction des palmes ou des buis le Dimanche des Rameaux. Et toutes ces bénédictions sont symboliques.
Et comme Gilbert levait vers elle son regard interrogateur, maman se hâta d’ajouter :
— C’est-à-dire qu’en plus de leur signification visible, ces bénédictions représentent des choses invisibles, quoique réelles, telles que la divinité du Christ pour les Rameaux, la mortification des fidèles pour les Cendres et, pour la fête d’aujourd’hui, le triomphe de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère.
— Comment cela ? questionna Agnès à son tour.
— Sais-tu avec quoi sont fabriqués les cierges ?
— Avec de la bougie, dit triomphalement Gilbert.
— Avec de la cire, rétorqua doucement sa mère, tandis qu’Agnès pouffait de rire.
— C’est cela que je voulais dire, protesta Gilbert vexé, et même, je sais que la cire vient des abeilles.
— Gilbert n’avait pas tort, dit maman, beaucoup de cierges sont faits aujourd’hui avec de la stéarine, matière qui sert à faire les bougies. Mais les cierges qui servent aux cérémonies de la liturgie doivent être obligatoirement en cire.
— Tu te rappelles, maman, les abeilles de grand-papa ? Il nous emmenait près de leurs ruches, il nous expliquait leur travail et nous montrait les gâteaux de cire dont les cellules ruisselaient de miel.
— Il était bon, le miel de grand-papa, je me rappelle… et aussi qu’un jour on a mis un crêpe aux ruches parce que grand-papa était mort, n’est-ce pas, maman ?
Maman serra la petite main de son fils et continua :
— La cire des abeilles vient des fleurs, comme le miel, et ce sont aussi les abeilles qui l’élaborent. Elle est pure et parfumée. Les Pères de l’Église comparent la cire des cierges à la chair même du Christ, à son corps divin. Au milieu du cierge est la mèche qui brûle haut et droit. Cette mèche, c’est l’âme de Jésus, et la flamme qui la couronne représente la divinité. C’est ainsi qu’on a vu dans le cierge de la Chandeleur, l’image du Sauveur lui-même. N’a-t-il pas dit : Je suis la lumière du monde ? Le cierge représente aussi la foi avec les bonnes œuvres, et la mèche cachée serait l’intention droite dont saint Grégoire a dit : Que vos œuvres soient publiques, mais que vos intentions demeurent cachées. Ce qui veut dire de faire le bien, mais non par vanité et avec ostentation.
C’est le matin de la Chandeleur et, par chance, c’est un jeudi. Maman a prévenu hier soir qu’elle irait à la messe de huit heures et qu’elle souhaitait emmener les deux grands et même Gilbert, s’il voulait s’arranger pour être prêt à l’heure.
Pour l’instant, il s’attarde au contraire à regarder par la fenêtre. Le ciel est bleu, d’un bleu tout vif, tout neuf, tout lavé. Mais le gazon du jardin est fleuri d’étoiles blanches. Il a gelé cette nuit.
Les roses de Noël, au bord des plates-bandes, entr’ouvrent leurs petites corolles frileuses. Elles ont un bien joli nom, mais les botanistes les appellent simplement des ellébores. Gilbert l’a appris l’autre jour en étudiant la fable du Lièvre et de la Tortue :
Ma commère, il vous faut purger Avec quatre grains d’ellébore.
Par curiosité, il aurait bien voulu goûter à ces fleurs roses et vertes qui passaient jadis pour guérir la folie. Mais Agnès, sagement, l’en dissuada, lui affirmant que c’était une plante vénéneuse. Ainsi en est-il de beaucoup de choses qui sont à la fois remède ou poison, selon qu’on sait ou ne sait pas les employer.
Firmin, le jardinier, prépare la terre pour repiquer les laitues sous cloche. Hier, il a greffé deux poiriers. Promesse de fruits. Dans la réserve où les enfants ne doivent pas pénétrer seuls, les pommes et les poires d’hiver commencent à s’épuiser : poires de Fribourg ou du bon chrétien d’hiver, pommes de rainette ou de calleville qu’on fait reluire avant d’y enfoncer les dents.
Mais, qu’est-ce que cette splendeur au fond du potager ? C’est l’amandier, le plus pressé de tous les arbres fruitiers, qui a revêtu hâtivement sa parure et qui, pour faire un brin de toilette, poudre de rose ses sarments desséchés.
Comme Gilbert reste en extase à la fenêtre, une chaussette d’une main et son peigne dans l’autre, maman, qui est toute prête à partir pour la messe, menace de ne pas l’emmener. Agnès, heureusement, est toute prête, elle aussi, et en deux temps, trois mouvements, elle chausse, débarbouille, coiffe et habille le petit rêveur.
Il ne restera donc à la maison que grand’mère qui a de mauvaises jambes, Christine et le petit Philippe. Papa et l’oncle Pascal n’ont pas de jeudis, eux, et la fête de la Chandeleur n’est pas fête d’obligation.
Mais, au moment de partir, Jean, qui a eu la coqueluche l’automne dernier, est pris d’une telle quinte de toux que maman décide de le laisser à la maison et, pour le consoler, grand’mère lui glisse à l’oreille
— Viens dans ma chambre. Nous lirons l’office tous les deux.
Jean qui est très pieux — un jour, peut-être, il sera prêtre — aime beaucoup lire les offices avec grand’mère qui explique si bien toutes choses et qui, il le sent confusément, est si près du bon Dieu.
— La Chandeleur, grand’mère, c’est ce qu’on appelle la Purification, n’est-ce pas ?
— Oui, mon chéri. Le récit de cet événement est tout entier dans l’évangile selon saint Luc, celui des quatre évangélistes qui nous a raconté le plus de choses sur l’enfance de Jésus. La Sainte Vierge elle-même, sans doute, l’en instruisit.
Grand’mère s’est installée dans son fauteuil. Elle a atteint le gros livre dans lequel elle lit si souvent et, tandis qu’elle ajuste ses lunettes, Jean s’assied à ses pieds sur un tabouret, comme s’il avait encore l’âge de Christine. Mais on est toujours un tout petit pour sa grand’mère.
Grand’mère ouvre l’Évangile et elle lit lentement, verset par verset, en s’arrêtant pour commenter les paroles sacrées au petit garçon qui l’écoute avec attention.
Chapitre II, verset 22 : Quand les jours de leur purification furent accomplis selon la loi de Moïse, Marie et Joseph portèrent l’Enfant à Jérusalem pour le présenter au Seigneur.
— Quand toi, tes frères et tes sœurs, avez fait votre première sortie avec votre petite maman, elle vous a menés d’abord à l’église. Elle vous a posés devant elle comme pour mieux vous offrir, et puis elle a demandé à un prêtre de prononcer sur elle de belles prières qu’on appelle les Relevailles et qui sont faites pour attirer les bénédictions du ciel sur les nouvelles mamans. La loi juive faisait une obligation aux femmes de venir au Temple après la naissance de leurs enfants. La Sainte Vierge, parce qu’elle était la mère de Dieu, n’était pas, comme les autres femmes juives, assujettie à cette loi. Mais elle était si humble et si obéissante qu’elle ne voulut pas se singulariser. Aussi, quarante jours après la naissance de son fils — pour une fille, le délai eût été de quatre-vingt-dix jours — elle quitte Bethléem et s’achemine vers le temple de Jérusalem, avec son petit enfant endormi dans ses bras et le bon saint Joseph auprès d’elle.
Ce matin, le vent d’ouest court en secouant les branches à travers le petit bois. De temps en temps, une rafale fait passer dans l’air sa longue plainte triste, mais les garçons s’en moquent bien. Ils sont partis, gais comme pinsons, gauler les dernières châtaignes, laissant leurs sœurs à la maison.
Colette confère avec Bernadette. — Veux-tu que nous allions, nous deux, chercher Nono ? Nous le conduirions à l’église, pour lui apprendre ce qu’est la Maison du Bon Dieu.
— Mais il fait un temps de chien !
— Et après ! Mets ta cape d’infirmière, et moi, mon manteau et mon capuchon ; seulement, gare si le vent les gonfle, nous serons enlevées comme des aéroplanes !
De fait, c’est une tempête qu’affrontent les deux sœurs.
Quand, ayant cueilli Nono en chemin, elles pénètrent dans la vieille église, il faut leur effort combiné pour refermer la grande porte contre la poussée du vent. On entend les mugissements de la rafale frapper le long des murs, comme les vagues sur les rochers, les jours de grande marée.
Aussi, à peine entré, Nono murmure : — On est bien ici. Il fait bon !
Se penchant vers l’enfant, Bernadette répond : — On se sent en sécurité contre la tempête, n’est-ce pas, mon petit ? Je voudrais que tu comprennes aussi combien notre âme, bien plus encore que notre corps, est ici à l’abri du danger. Quand l’enfant demeure chez son père, qu’il le sent là, tout proche, il n’a peur de rien. Or nous sommes à l’église, dans la maison de notre Père.
— Oui, insiste Colette, le Bon Dieu est partout, mais ici, Il nous attend pour que nous puissions lui parler tout à notre aise. Tu comprends, Nono, devant le Bon Dieu, il faut se tenir très bien, et, si on a quelque chose à se dire, on le fait tout bas, mais ça n’empêche pas d’expliquer bien respectueusement. Tu vas d’abord mettre ton doigt dans le bénitier et faire le signe de la Croix.
La frimousse attentive se lève ; les yeux disent : Pourquoi ?
Colette a lu la question. Elle répond : — Parce que le signe de la Croix, accompagné du regret de nos fautes et fait pieusement avec l’eau bénite, efface nos péchés véniels. Maintenant, mettons-nous
Dans l’église de Rocamadour, la Mère de Dieu a fait tant de miracles qu’on en a écrit tout un livre. Je l’ai lu bien souvent, et parmi les plus beaux, en voici un que je veux raconter parce qu’il montre jusqu’où peut aller la courtoisie de Notre-Dame.
Il y avait, en ce temps, un jongleur très fameux, nommé Pierre de Syglar, qui, d’un bout de l’année à l’autre, allait de moutier en moutier, chantant la gloire de la Vierge Marie. Se pouvait-il qu’au moins une fois en sa vie, il ne passât par le sanctuaire où, depuis les jours les plus lointains, une image de la Mère de Dieu, la plus belle que vous puissiez voir, attire de tous les coins du monde un peuple immense à ses pieds ?… Il y passa donc une fois. C’était au soir d’une chaude journée. Il avait fait un long voyage, il avait faim, il avait soif, et ce n’était pas sans envie d’entrer se rafraîchir qu’il regardait tout le long de la rue se balancer au-dessus de sa tête les belles enseignes des auberges, car jamais bonne soupe et bon vin n’ont été méprisés par ménestrels, vielleurs, jongleurs et autres gens de cette espèce. Lui-même, tout dévot qu’il fût, ne méprisait pas la bouteille. Mais il était venu visiter la vraie Hôtesse de l’endroit, Notre-Dame Sainte-Marie : malappris s’il n’allait d’abord se prosterner devant Sa Seigneurie.
L’église était toute remplie de pèlerins agenouillés, les yeux levés vers l’image qui brillait au fond de la nef parmi les cierges allumés. Humblement, lui aussi, le jongleur s’agenouille, et son oraison terminée, il tire de sa gaine de cuir la vielle pendue à son épaule, passe son archet sur les cordes, et fait si bien sonner son instrument que chacun l’écoute en silence avec ravissement, admirant en soi-même qu’une simple baguette promenée sur trois cordes puisse émouvoir si fort le cœur. Puis, quand il eut loué longtemps, et de toute son âme, Celle pour laquelle il était venu, il s’écria d’une voix forte :
- Ô Mère de Dieu qui tout créa, si quelque chose t’a plu dans ma chanson, je te demande en récompense de me donner un de ces cierges qui brûlent là-haut, près de toi, en si grand nombre que de ma vie, ni de près ni de loin, je n’en ai vu davantage. Dame sans pareille et sans peur, donne-le-moi, je t’en supplie, pour m’éclairer dans mon auberge et faire la fête de mon souper. Je ne te demande rien d’autre, si vrai que Dieu m’entend !
Notre-Dame de Rocamadour qui est fontaine de courtoisie, ruisseau et source de douceur, écouta sa prière, et aussitôt on vit s’envoler comme un oiseau et venir se poser sur la vielle le plus beau, le plus blanc des cierges qui faisaient autour de sa tête une couronne de lumière. Et les pèlerins de s’ébahir et de chanter Noël ! Noël !
Mais un moine, du nom de Girard (pour sa plus grande confusion, l’histoire a retenu comment il s’appelait), homme fielleux et mélancolique, et qui tirait quelque profit des bouts de cierge qu’il vendait, se mit en fureur et cria :
- C’est un sorcier, un gueux à mettre à la potence !
Ce disant, il saisit le cierge et va le replanter là-haut, à la place d’où il était parti.
Retournée par ces mots, la foule se prend à murmurer. Si le sacristain disait vrai ! Et si ce beau vielleur n’était qu’un envoyé du Malin !
Pierre écoute et ne souffle mot, car il est trop fin et trop sage pour s’indigner des injures d’un pauvre sot. Et que lui font tous ces murmures ! La Mère de Dieu la entendu, elle a exaucé sa prière. Peut-il demander davantage ? Son âme est remplie d’allégresse, des larmes coulent sur ses joues. En silence il prie Notre-Dame et longuement la remercie. Puis, reprenant sa vielle, il improvise un si beau chant qu’il n’en est pas au monde que vous eussiez écouté plus volontiers. Et quand il eut fini, le cierge, quittant son chandelier, revint se poser sur sa vielle, comme chacun put le voir de ses yeux.
Alors, plus prompt que chèvre ou vieux bouc encorné, le furieux sacristain bondit au milieu de la foule, et suffoqué par la colère, demeure quelque temps sans parole. Puis rejetant son capuchon :
- Jamais de mon vivant, dit-il à Pierre, le poing tendu, je ne vis telle enchanterie !
Et de nouveau s’emparant du cierge, il s’élance vers l’autel, le plante sur le chandelier, l’attache avec un lien de fer, et cela fait, s’écrie :