Le gong du dîner interrompit l’oncle Pascal. Les enfants se précipitèrent dans la salle à manger, sauf Agnès, qui ne put se tenir d’aller à la cuisine soulever le linge qui recouvrait la fameuse terrine :
— Voulez-vous bien laisser la pâte tranquille, grommela Julie, secrètement blessée peut-être d’avoir dû abdiquer devant la fillette. Vous allez lui faire prendre froid.
Mais à l’heure des crêpes, la grondeuse Julie elle-même dut convenir que la pâte était magnifique, juste assez épaisse, parfaitement liée et d’un beau jaune d’or.
Tout le monde était réuni dans la cuisine. Grand’mère dans son fauteuil, oncle Pascal, papa, maman et les enfants, sauf le petit Philippe qui était déjà couché, et à qui les crêpes étaient, du reste, bien indifférentes.
Agnès réclamait l’honneur de faire la première crêpe, mais Julie, déjà, se précipitait et grand’mère, attirant la petite fille, lui souffla dans l’oreille :
— Laisse donc, c’est la plus difficile à réussir. La poêle n’est pas encore faite et glisse mal. Et puis, cela fait plaisir à Julie.
La cuisinière montrait en effet sa dextérité : une noisette de saindoux au creux de la poêle, un rapide mouvement du poignet qui répand la graisse fondante, puis la cuillerée de pâte, bien également. Quelques instants de patience et, hop ! sans que personne ait saisi le geste rapide, la crêpe est retournée en un tourne-main.
Sous les exclamations et les bravos, Julie s’incline avec un orgueil modeste. Elle peut maintenant abandonner sa place. Elle a remporté son petit triomphe. Même, avec magnanimité, elle offre ses conseils à Agnès qui lui succède.
La petite fille, les sourcils froncés, les lèvres serrées, s’applique autant qu’elle peut. La crêpe saute, mais retombe à demi repliée. La prochaine sera mieux.
— À mon tour, supplie Gilbert.
Agnès ne prétend pas céder sa place.
— Tu gardes, comme on dit, la queue de la poêle, remarque ironiquement l’oncle Pascal.
Agnès va se fâcher. Mais un mot de sa mère lui fait lâcher prise :
— Tu sais ce que tu m’as promis.
Elle s’en souvient. Elle a promis de se corriger de son égoïsme. Connaître ses défauts, c’est en être à moitié guéri. Aussi cède-t-elle à son petit frère. Gilbert est si content d’être arrivé à ses fins qu’il laisse choir sa crêpe dans les cendres.
Après une matinée aussi austère, les enfants éprouvaient le besoin de se détendre, et l’oncle Pascal proposa de les emmener en promenade l’après-midi.
Donc, sitôt après le déjeuner, la petite bande se trouva prête. Le temps était superbe, un peu froid, mais la marche réchauffe, fait rougir les joues et briller les yeux.
On gagna rapidement la campagne. Un vigneron plantait une vigne nouvelle. Le jeune blé pointait entre les sillons bruns. Gilbert, comme un étourneau, dit :
— Tiens, du gazon !
Mais ce gazon-là, si Dieu le bénit, deviendra l’épi lourd de grains, et l’oncle Pascal recommanda aux enfants de marcher bien au milieu du sentier et de ne pas fouler aux pieds l’herbe précieuse.
Quel est cet oiseau qui promène sur les chemins sa dignité en habit noir ? C’est un merle. Il ne chante pas encore. L’alouette non plus, la petite alouette grise, amie du laboureur, ne monte pas encore vers le ciel en lançant son tireli. Les bonnes gens disent qu’elle ne chantera que dans trois jours, à la Sainte Agathe (le 5 février), mais elle est là, tapie au creux du sillon, retenant dans sa gorge gonflée le chant qu’elle va chanter, comme si elle faisait retraite avant de s’envoler.
L’eau vive des prés s’échappe en bondissant des prisons de cristal où le vieil hiver l’avait enfermée. La neige fond par places et, par places, demeure aux ravins que la bise du nord a pris pour domaines.
— Oncle Pascal, dit Agnès qui a de bons yeux, vois donc là-bas ces morceaux de neige, on dirait une lessive qui sèche.
Au flanc des coteaux de grands arbres se dressent. La sève recommence à circuler dans les branches. Sur le sol feutré de feuilles mortes, un frisson va passer. Mille petites herbes incolores sont prêtes à soulever l’enveloppe qui les oppresse, à pointer, à verdir au prochain rayon de soleil. Les corbeaux, les geais et les pies, tristes oiseaux d’hiver, tiennent de rauques conciliabules, mais ils savent bien qu’ils vont être dépossédés du grand silence sylvestre dès que les vrais chanteurs seront revenus et, dans leurs obscures petites prisons, les chrysalides rêvent à leurs ailes.
L’oncle Pascal, qui est poète, explique toutes ces choses à ses neveux, et de ses lèvres s’échappe une vapeur, car il ne fait décidément pas chaud.
— Rentrons, propose-t-il quand le ciel se décolore et que le soleil se cache. Nous finirons l’après-midi chez moi et nous parlerons encore de la Chandeleur, car j’ai bouquiné ce matin à votre intention et j’ai des histoires plein mon sac.
La chambre de l’oncle est un Paradis terrestre. Des livres tout le long des murs, de bons coussins pour s’asseoir par terre, un drageoir toujours rempli, et le plus lumineux, le plus éclatant des feux de bois auquel on a la permission de toucher avec les lourdes pincettes.
Pendant ce temps, maman, Agnès et Gilbert se dirigeaient vers l’église, et maman expliquait à ses enfants le sens de la cérémonie à laquelle ils allaient assister.
— L’Église, leur dit-elle, procède chaque année à trois grandes bénédictions : la bénédiction des cierges à la Purification, la bénédiction des cendres le premier jour de Carême, la bénédiction des palmes ou des buis le Dimanche des Rameaux. Et toutes ces bénédictions sont symboliques.
Et comme Gilbert levait vers elle son regard interrogateur, maman se hâta d’ajouter :
— C’est-à-dire qu’en plus de leur signification visible, ces bénédictions représentent des choses invisibles, quoique réelles, telles que la divinité du Christ pour les Rameaux, la mortification des fidèles pour les Cendres et, pour la fête d’aujourd’hui, le triomphe de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère.
— Comment cela ? questionna Agnès à son tour.
— Sais-tu avec quoi sont fabriqués les cierges ?
— Avec de la bougie, dit triomphalement Gilbert.
— Avec de la cire, rétorqua doucement sa mère, tandis qu’Agnès pouffait de rire.
— C’est cela que je voulais dire, protesta Gilbert vexé, et même, je sais que la cire vient des abeilles.
— Gilbert n’avait pas tort, dit maman, beaucoup de cierges sont faits aujourd’hui avec de la stéarine, matière qui sert à faire les bougies. Mais les cierges qui servent aux cérémonies de la liturgie doivent être obligatoirement en cire.
— Tu te rappelles, maman, les abeilles de grand-papa ? Il nous emmenait près de leurs ruches, il nous expliquait leur travail et nous montrait les gâteaux de cire dont les cellules ruisselaient de miel.
— Il était bon, le miel de grand-papa, je me rappelle… et aussi qu’un jour on a mis un crêpe aux ruches parce que grand-papa était mort, n’est-ce pas, maman ?
Maman serra la petite main de son fils et continua :
— La cire des abeilles vient des fleurs, comme le miel, et ce sont aussi les abeilles qui l’élaborent. Elle est pure et parfumée. Les Pères de l’Église comparent la cire des cierges à la chair même du Christ, à son corps divin. Au milieu du cierge est la mèche qui brûle haut et droit. Cette mèche, c’est l’âme de Jésus, et la flamme qui la couronne représente la divinité. C’est ainsi qu’on a vu dans le cierge de la Chandeleur, l’image du Sauveur lui-même. N’a-t-il pas dit : Je suis la lumière du monde ? Le cierge représente aussi la foi avec les bonnes œuvres, et la mèche cachée serait l’intention droite dont saint Grégoire a dit : Que vos œuvres soient publiques, mais que vos intentions demeurent cachées. Ce qui veut dire de faire le bien, mais non par vanité et avec ostentation.
C’est le matin de la Chandeleur et, par chance, c’est un jeudi. Maman a prévenu hier soir qu’elle irait à la messe de huit heures et qu’elle souhaitait emmener les deux grands et même Gilbert, s’il voulait s’arranger pour être prêt à l’heure.
Pour l’instant, il s’attarde au contraire à regarder par la fenêtre. Le ciel est bleu, d’un bleu tout vif, tout neuf, tout lavé. Mais le gazon du jardin est fleuri d’étoiles blanches. Il a gelé cette nuit.
Les roses de Noël, au bord des plates-bandes, entr’ouvrent leurs petites corolles frileuses. Elles ont un bien joli nom, mais les botanistes les appellent simplement des ellébores. Gilbert l’a appris l’autre jour en étudiant la fable du Lièvre et de la Tortue :
Ma commère, il vous faut purger Avec quatre grains d’ellébore.
Par curiosité, il aurait bien voulu goûter à ces fleurs roses et vertes qui passaient jadis pour guérir la folie. Mais Agnès, sagement, l’en dissuada, lui affirmant que c’était une plante vénéneuse. Ainsi en est-il de beaucoup de choses qui sont à la fois remède ou poison, selon qu’on sait ou ne sait pas les employer.
Firmin, le jardinier, prépare la terre pour repiquer les laitues sous cloche. Hier, il a greffé deux poiriers. Promesse de fruits. Dans la réserve où les enfants ne doivent pas pénétrer seuls, les pommes et les poires d’hiver commencent à s’épuiser : poires de Fribourg ou du bon chrétien d’hiver, pommes de rainette ou de calleville qu’on fait reluire avant d’y enfoncer les dents.
Mais, qu’est-ce que cette splendeur au fond du potager ? C’est l’amandier, le plus pressé de tous les arbres fruitiers, qui a revêtu hâtivement sa parure et qui, pour faire un brin de toilette, poudre de rose ses sarments desséchés.
Comme Gilbert reste en extase à la fenêtre, une chaussette d’une main et son peigne dans l’autre, maman, qui est toute prête à partir pour la messe, menace de ne pas l’emmener. Agnès, heureusement, est toute prête, elle aussi, et en deux temps, trois mouvements, elle chausse, débarbouille, coiffe et habille le petit rêveur.
Il ne restera donc à la maison que grand’mère qui a de mauvaises jambes, Christine et le petit Philippe. Papa et l’oncle Pascal n’ont pas de jeudis, eux, et la fête de la Chandeleur n’est pas fête d’obligation.
Mais, au moment de partir, Jean, qui a eu la coqueluche l’automne dernier, est pris d’une telle quinte de toux que maman décide de le laisser à la maison et, pour le consoler, grand’mère lui glisse à l’oreille
— Viens dans ma chambre. Nous lirons l’office tous les deux.
Jean qui est très pieux — un jour, peut-être, il sera prêtre — aime beaucoup lire les offices avec grand’mère qui explique si bien toutes choses et qui, il le sent confusément, est si près du bon Dieu.
— La Chandeleur, grand’mère, c’est ce qu’on appelle la Purification, n’est-ce pas ?
— Oui, mon chéri. Le récit de cet événement est tout entier dans l’évangile selon saint Luc, celui des quatre évangélistes qui nous a raconté le plus de choses sur l’enfance de Jésus. La Sainte Vierge elle-même, sans doute, l’en instruisit.
Grand’mère s’est installée dans son fauteuil. Elle a atteint le gros livre dans lequel elle lit si souvent et, tandis qu’elle ajuste ses lunettes, Jean s’assied à ses pieds sur un tabouret, comme s’il avait encore l’âge de Christine. Mais on est toujours un tout petit pour sa grand’mère.
Grand’mère ouvre l’Évangile et elle lit lentement, verset par verset, en s’arrêtant pour commenter les paroles sacrées au petit garçon qui l’écoute avec attention.
Chapitre II, verset 22 : Quand les jours de leur purification furent accomplis selon la loi de Moïse, Marie et Joseph portèrent l’Enfant à Jérusalem pour le présenter au Seigneur.
— Quand toi, tes frères et tes sœurs, avez fait votre première sortie avec votre petite maman, elle vous a menés d’abord à l’église. Elle vous a posés devant elle comme pour mieux vous offrir, et puis elle a demandé à un prêtre de prononcer sur elle de belles prières qu’on appelle les Relevailles et qui sont faites pour attirer les bénédictions du ciel sur les nouvelles mamans. La loi juive faisait une obligation aux femmes de venir au Temple après la naissance de leurs enfants. La Sainte Vierge, parce qu’elle était la mère de Dieu, n’était pas, comme les autres femmes juives, assujettie à cette loi. Mais elle était si humble et si obéissante qu’elle ne voulut pas se singulariser. Aussi, quarante jours après la naissance de son fils — pour une fille, le délai eût été de quatre-vingt-dix jours — elle quitte Bethléem et s’achemine vers le temple de Jérusalem, avec son petit enfant endormi dans ses bras et le bon saint Joseph auprès d’elle.
Ça, c’est trop fort, s’exclama Gilbert en enfonçant la porte d’un coup de poing, selon son habitude.
Et la petite Christine, qui trottinait derrière lui, répéta d’un air courroucé, en fronçant autant qu’elle le pouvait ses sourcils blonds au-dessus de ses yeux clairs :
— C’est trop fort !
— Qu’est-ce qui est trop fort, demanda tranquillement grand’mère qui usait le jour, suivant son expression, en tricotant dans l’angle de la fenêtre.
— Voilà, dit Gilbert.
— Voilà, dit Christine en même temps.
— C’est moi qui raconte.
— Non, c’est moi…
— Chacun à son tour, proposa grand’mère, et Gilbert, qui est un galant homme, laissera sa sœur parler la première.
Ce galant homme de huit ans ne put qu’obéir, et c’est ainsi que Christine prit la parole.
— Grand’mère, c’est le sacristain qui est un méchant !
— Le sacristain ? L’aïeule demeurait stupéfaite. Le sacristain était un bon vieux paisible que les taquineries des enfants de chœur ne parvenaient pas à rendre irritable.
— Naturellement, tu racontes l’histoire par la fin ! observa ironiquement le galant homme à qui la langue démangeait.
Christine n’avait que six ans. Elle n’avait pas encore appris à mettre de l’ordre dans ses discours.
— Alors, raconte, toi, si je ne sais pas.
Gilbert n’attendait que cette invitation.
— Eh bien, grand’mère, figure-toi que nous avons voulu, moi et Christine…
— Christine et moi, corrigea l’aïeule.
— Bon, si tu veux, Christine et moi… nous avons voulu aller faire ce soir, en sortant de l’école, notre prière au petit Jésus.
— On y va tous les soirs depuis Noël, reprit la petite fille d’une voix perçante, et puis on donne des sous à l’ange qui dit merci avec sa tête.
— Donc, on a voulu y aller… et quand on est entré dans l’église, sais-tu ce qu’on a vu ?
— On a vu… on a vu… plus rien du tout ! Plus de crèche, grand’mère ! Les Mages sont partis et les Bergers aussi, et tous les animaux et l’étoile. Et le sacristain emballait le petit Jésus dans une boîte, avec de la fibre et du papier de soie !
— Dans une boîte ! répéta Christine indignée.
— Alors, on a demandé au sacristain pourquoi il enlevait tout et il a dit : la crèche, c’est fini.
— Parce que c’est demain la… la quoi, Gilbert ?
— La Chandeleur. Il a dit, c’est demain la Chandeleur. Qu’est-ce que c’est que ça, grand’mère ?
Grand’mère regardait les deux petits. Un peu de mélancolie embuait ses yeux.
— Oui, la crèche, c’est fini… le petit Jésus a grandi. Vous aussi, vous grandissez, mes chéris.
— C’est vrai, dit Christine, puisque je ne tiens plus dans mon petit lit et que je le donne à Philippe.
— Maman nous mesure, tu sais, près de la porte de sa chambre. Elle dit que je serai plus grand que Jean. J’ai deux centimètres de plus que lui à mon âge, ajouta Gilbert avec orgueil.
— Moi, je suis grande aussi, protesta Christine. Le petit Jésus, il n’est pas plus grand que Philippe.
Et elle se tournait vers le dernier-né qui sommeillait dans son chariot alsacien, tout pareil en effet au Jésus des crèches, avec ses bonnes joues rondes et roses et ses petits poings fermés.