III
Pendant ce temps, maman, Agnès et Gilbert se dirigeaient vers l’église, et maman expliquait à ses enfants le sens de la cérémonie à laquelle ils allaient assister.
— L’Église, leur dit-elle, procède chaque année à trois grandes bénédictions : la bénédiction des cierges à la Purification, la bénédiction des cendres le premier jour de Carême, la bénédiction des palmes ou des buis le Dimanche des Rameaux. Et toutes ces bénédictions sont symboliques.
Et comme Gilbert levait vers elle son regard interrogateur, maman se hâta d’ajouter :
— C’est-à-dire qu’en plus de leur signification visible, ces bénédictions représentent des choses invisibles, quoique réelles, telles que la divinité du Christ pour les Rameaux, la mortification des fidèles pour les Cendres et, pour la fête d’aujourd’hui, le triomphe de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère.
— Comment cela ? questionna Agnès à son tour.
— Sais-tu avec quoi sont fabriqués les cierges ?
— Avec de la bougie, dit triomphalement Gilbert.
— Avec de la cire, rétorqua doucement sa mère, tandis qu’Agnès pouffait de rire.
— C’est cela que je voulais dire, protesta Gilbert vexé, et même, je sais que la cire vient des abeilles.
— Gilbert n’avait pas tort, dit maman, beaucoup de cierges sont faits aujourd’hui avec de la stéarine, matière qui sert à faire les bougies. Mais les cierges qui servent aux cérémonies de la liturgie doivent être obligatoirement en cire.
— Tu te rappelles, maman, les abeilles de grand-papa ? Il nous emmenait près de leurs ruches, il nous expliquait leur travail et nous montrait les gâteaux de cire dont les cellules ruisselaient de miel.
— Il était bon, le miel de grand-papa, je me rappelle… et aussi qu’un jour on a mis un crêpe aux ruches parce que grand-papa était mort, n’est-ce pas, maman ?
Maman serra la petite main de son fils et continua :
— La cire des abeilles vient des fleurs, comme le miel, et ce sont aussi les abeilles qui l’élaborent. Elle est pure et parfumée. Les Pères de l’Église comparent la cire des cierges à la chair même du Christ, à son corps divin. Au milieu du cierge est la mèche qui brûle haut et droit. Cette mèche, c’est l’âme de Jésus, et la flamme qui la couronne représente la divinité. C’est ainsi qu’on a vu dans le cierge de la Chandeleur, l’image du Sauveur lui-même. N’a-t-il pas dit : Je suis la lumière du monde ? Le cierge représente aussi la foi avec les bonnes œuvres, et la mèche cachée serait l’intention droite dont saint Grégoire a dit : Que vos œuvres soient publiques, mais que vos intentions demeurent cachées. Ce qui veut dire de faire le bien, mais non par vanité et avec ostentation.
— Je comprends, dit Gilbert. Quand on donne deux sous à la quête, il ne faut pas les jeter de très haut dans la bourse de manière à ce qu’ils tintent.
— Le cierge allumé, dit encore maman qui sourit de l’interruption, signifie encore la gloire de la Vierge Marie qui n’avait pas besoin de purification, étant toute Pureté, toute Lumière.
Sur ces mots, ils atteignaient l’église. Maman se plaça près du chœur, afin que ses enfants pussent bien voir les cérémonies. Chacun d’eux suivait dans son missel l’office du jour.
Debout devant l’autel, du côté droit qu’on appelle le côté de l’Épître, le prêtre, les mains jointes, revêtu de l’étole et de la chape violette, lisait les oraisons. Elles étaient un peu longues, mais maman pensait que rien n’était plus compréhensible, même aux huit ans de Gilbert, que les belles phrases claires qui parlent de la lumière du monde :
Seigneur Saint, Père tout-puissant, Dieu éternel qui, de rien, avez créé toutes choses et qui, par le travail des abeilles, avez voulu transformer cette substance en cire, et qui, en ce jour, avez accompli la demande du juste Siméon, nous vous en prions humblement, par l’invocation de votre saint nom et par l’intercession de la bienheureuse Marie toujours Vierge, dont nous célébrons aujourd’hui la fête avec dévotion, et par les prières de tous vos saints, daignez bénir et sanctifier ces Cierges pour l’usage des hommes, pour la santé des corps et des âmes, sur terre comme sur mer.
Dieu tout-puissant et éternel, qui avez présenté aujourd’hui votre Fils unique dans votre saint Temple, pour qu’il fût reçu dans les bras de saint Siméon, nous supplions instamment votre clémence de daigner bénir, sanctifier et, par la lumière de votre souveraine bénédiction, allumer ces cierges que nous, vos serviteurs, recevons et désirons porter allumés après les avoir reçus pour la gloire de votre nom ; afin qu’en vous les offrant, ô Seigneur notre Dieu, rendus dignes et embrasés du feu sacré de votre très douce charité, nous méritions d’être présentés dans le temple saint de votre gloire…
Seigneur Jésus-Christ, vraie lumière qui illuminez tout homme venant en ce monde, répandez votre bénédiction sur ces cierges et sanctifiez-les de la lumière de votre grâce : faites par votre bonté que, comme ces luminaires, brillant d’une lumière visible, chassent les ténèbres de la nuit, ainsi nos cœurs, illuminés d’un feu invisible, c’est-à-dire par la splendeur du Saint-Esprit, soient délivrés de l’aveuglement de tous les vices, afin que, l’œil de notre âme étant purifié, nous puissions voir les choses qui vous sont agréables et qui sont utiles à notre salut, et qu’ainsi, après les ténèbres dangereuses de ce siècle, nous méritions d’arriver à la lumière indéfectible.
…Seigneur Jésus-Christ qui, apparaissant aujourd’hui parmi les hommes dans la substance de votre chair, avez été présenté par vos parents au Temple ; vous que le vénérable vieillard Siméon, irradié de la lumière de votre Esprit, a reconnu, reçu et béni, faites, dans votre bonté, qu’illuminés et instruits par la grâce du même Esprit-Saint, nous vous reconnaissions avec vérité et vous aimions avec fidélité.
Attentivement, Agnès et Gilbert lisaient ces oraisons et maman, qui les observait en lisant elle-même, savait, d’un doigt discret, leur indiquer la page qu’ils devaient suivre.
Quand les oraisons furent achevées, le prêtre, par trois fois, aspergea d’eau bénite les cierges et, par trois fois aussi, les encensa. Puis les assistants allèrent s’agenouiller à la Sainte Table pour recevoir ces cierges bénits, tandis que la maîtrise entonnait le cantique de Siméon : Nunc dimittis, répétant entre chaque verset le dernier en guise d’antienne : Il sera la lumière qui éclairera les nations et la gloire de votre peuple d’Israël.
Et ces cierges seront rapportés dans les maisons et gardés avec le plus grand soin. On les allumera pendant l’orage, pour se préserver de la foudre. On les allumera encore auprès des mourants, comme signe de la protection de la Sainte Vierge et comme gage de l’immortalité de l’âme. Le prêtre, au chevet de l’agonisant, ad-jure : au nom de l’Église, Satan et ses armées de fuir dans le chaos de l’éternelle nuit.
Jadis, on plantait aussi ces cierges au milieu des champs pour empêcher que les blés ne soient cariés (pourris, gâtés).
Il ne faudrait pas, cependant, attacher à ces usages une idée superstitieuse. Mais les cierges sont des sacramentaux, c’est-à-dire des signes visibles de la grâce de Dieu, et c’est bien, ainsi que le dit une des oraisons de la bénédiction, pour la santé des corps et des âmes qu’ils sont employés.
Maman, Agnès et Gilbert ont reçu, comme chaque fidèle, un cierge allumé. Que c’est joli, toutes ces petites flammes qui brillent dans l’église sombre ! Et voici que le diacre se tourne vers la foule pour l’inviter à la procession :
« Procedamus in pace, avançons en paix », leur dit-il.
Oui, puisque le cierge représente Jésus — on l’a chanté tout à l’heure — les fidèles peuvent avancer en paix dans sa lumière.
Et la procession se met en marche, image de cette vie de la terre où nous passons avec Jésus qui nous illumine et nous conduit. Ainsi marchaient vers Jérusalem Joseph et Marie qui portait son Fils.
Maman tend à Agnès son Année liturgique et lui fait lire un passage de saint Bernard :
Aujourd’hui, la Vierge Mère introduit le Seigneur du Temple dans le Temple du Seigneur, Joseph présente au Seigneur, non un fils qui soit le sien, mais le Fils bien-aimé du Seigneur dans lequel il a mis ses complaisances. Le juste reconnaît celui qu’il attendait, la veuve Anne l’exalte dans ses louanges. Ces quatre personnes ont célébré pour la première fois la Procession d’aujourd’hui qui, dans la suite, devait être solennisée dans l’allégresse de la terre entière, en tous lieux et par toutes les nations. Ne nous étonnons pas que cette Procession ait été si petite, car celui qu’on y recevait s’était fait petit. Aucun pécheur n’y parut : tous étaient justes, saints et parfaits.
Et les chantres et les fidèles chantent une très ancienne antienne que chante aussi la liturgie grecque (dans laquelle la fête d’aujourd’hui se nomme Hypapante) :
Décore ta chambre, ô Sion, et reçois le Christ-Roi ; accueille avec amour Marie qui est la Porte du ciel ; car elle porte le Roi de gloire, la lumière nouvelle.
La Procession des Cierges s’achève. Le célébrant et le prêtre qui l’assistait échangent les vêtements violets contre les vêtements blancs qui sont les vêtements des fêtes de la Très Sainte Vierge.
Toute la liturgie de la Messe rappelle la Purification. L’Épître est tirée du livre du Prophète Malachie, le Nunc dimittis est chanté à nouveau avant l’Évangile, et cet Évangile est celui qui raconte la Présentation de l’Enfant-Jésus au Temple.
Les enfants ont soigneusement posé leur cierge éteint sur leur prie-Dieu — et Gilbert s’efforce de décoller de sur sa main les petites larmes de cire qui s’y sont incrustées — Maman regarde ses chéris et songe, que c’est aujourd’hui la clôture du temps de Noël. Elle demande à la Sainte Vierge de conserver dans sa maison la douce joie du temps de l’enfance en gardant bien purs les cœurs de ses bien-aimés.
Agnès et Gilbert ont triomphalement rapporté leurs cierges et comme Jean constatait, le cœur gros :
— Alors, moi, je n’en ai pas, de cierge, puisque je ne suis pas allé à la messe !…
Maman lui a naturellement donné le sien. Les mamans n’en font jamais d’autres ! Mais Christine, à son tour, a protesté, et grand’mère a fouillé dans son armoire et en a retiré un quatrième cierge, plus gros que les autres et muni d’un petit abat-jour en papier bleu et blanc. C’est un cierge de Lourdes. Christine le trouve beaucoup plus beau que celui de ses frères et embrasse grand’mère avec effusion.
— Il y a des cierges à toutes les cérémonies, observe Jean.
— Tu as raison. Leur lumière est l’accompagnement obligé de la messe et de l’administration de tous les sacrements, sauf de la Pénitence.
— Je me souviens du baptême de Philippe, dit Gilbert qui était le parrain de son petit frère. Monsieur l’abbé m’a donné à tenir un cierge allumé.
— Et il t’a dit en latin et comme s’il parlait au bébé dont tu tenais la place : Recevez ce flambeau ardent et conservez inviolable la grâce de votre baptême.
— À notre première communion solennelle, dit Agnès, Jean et moi, nous avions chacun un cierge, un gros cierge à poignée de velours. Je me souviens même que j’ai eu un peu de peine parce que ceux des garçons étaient allumés et qu’on n’a pas voulu allumer ceux des petites filles, à cause de nos mousselines qui auraient pu s’enflammer.
— Tu te rappelles, grand’mère, au mariage de tante Jeanne, il y avait des cierges près de son prie-Dieu et de celui de Tonton, dit Christine qui avait eu l’honneur, ce jour-là, de tenir la traîne de la mariée.
Jean voudrait ajouter quelque chose, mais il a peur de peiner sa grand’mère. Il murmure pourtant :
— Il y avait aussi des cierges, beaucoup de cierges, à l’enterrement de grand-papa.
— Oui, mon bon chéri, et c’était pour consoler ceux qui priaient autour du cercueil en leur parlant de l’immortalité de l’âme.
— Pendant l’ordination des acolytes, le dernier des ordres mineurs, ajoute maman qui feuilletait un livre et trouvait ce qu’elle y cherchait, l’Évêque qui officie leur fait toucher un chandelier et un cierge en leur disant qu’ils sont chargés du soin du luminaire dans l’Église au nom du Seigneur, et il ajoute : Étudiez-vous à remplir dignement votre fonction d’allumer les cierges. En effet, vous ne pourrez plaire à Dieu si, portant sa lumière en vos mains, vous accomplissez des œuvres de ténèbres. Et encore : vous étiez ténèbres autrefois, soyez maintenant lumières devant le Seigneur.
— Un prêtre qui a longtemps vécu à Rome me racontait qu’au jour de la Chandeleur les supérieurs de toutes les maisons religieuses qui se trouvent dans la Ville Éternelle offrent au Pape, qui les
reçoit dans la salle du Trône, un cierge bénit.
La petite Christine essaie de suivre cette conversation qui lui semble un peu difficile. Elle voudrait y placer son mot :
— Moi, dit-elle, quand je mets un cierge à la Sainte Vierge, ou à saint Joseph, ou à la petite sainte Thérèse, c’est maman qui me tient la main.
— Elle a raison, dit maman en souriant, je la charge toujours de placer le cierge elle-même, notre toute petite et, dans quelques années, ce sera Philippe qui remplira cet office. Le bon Dieu aime exaucer les prières que lui présentent les petits enfants.
— Un cierge est donc une prière, maman ?
— C’en est, en tout cas, le symbole. De même que le Psalmiste a pu dire : je dors, mais mon cœur veille, de même le cierge pourrait dire au chrétien : je suis ta prière prolongée. Tu vas quitter la maison de Dieu, tu vas reprendre ton travail, tes soucis, tes plaisirs, ton repos. Et moi, à la place où tu m’as mis, jusqu’au bout, je me consumerai. Et, tout en me consumant, je parlerai à Dieu pour toi.
— Tous les saints ont aimé les cierges. Sainte Geneviève, la mère de la Patrie, portait le sien de Paris à Saint-Denys où elle se rendait en pèlerinage et, tandis que le démon soufflait la flamme frêle, un ange la rallumait.
— Je sais, je sais, cria Gilbert d’une voix si aiguë que, pour le taquiner, Jean et Agnès firent mine de se boucher les oreilles. Je sais. Papa m’a montré la statue à Rouen quand je suis allé avec lui en auto cet été… j’ai vu le soufflet du diable, et le petit ange, et tout…
Gilbert avait été très fier de ce voyage accompli seul avec son père et il triomphait une fois de plus. Quiconque a beaucoup vu peut avoir beaucoup retenu, dit le fabuliste.
— Sainte Jeanne d’Arc aussi aimait les cierges. Elle en faisait brûler aux sanctuaires où elle s’agenouillait, guerrière en armes. Et la bienheureuse Bernadette à la grotte de Lourdes, en tenait un bien droit devant elle tandis que la Sainte Vierge lui parlait.
— Je sais encore quelque chose, dit posément Agnès. Un jour, elle joignit les mains par-dessus la flamme, sans y faire attention, puisqu’elle était en extase, et la flamme passa entre ses petits doigts sans lui faire aucun mal. On nous a raconté cela au catéchisme.
C’est au tour d’Agnès d’avoir apporté un peu de sa science. Ainsi on s’instruit, lorsque chacun fait profiter les autres de ce qu’il sait.
— Maman, dit Jean, qui depuis un moment semble préoccupé, est-ce que le bon Dieu exauce toujours la prière du cierge, je veux dire : la prière que le cierge fait de notre part ?
La question est délicate, et maman, qui observe le petit questionneur, constate qu’il est devenu tout rouge.
— Oui, assurément, mon chéri, mais d’abord, il faut nous entendre, que demandons-nous au bon Dieu ?
— Tout, dit Gilbert avec conviction, tandis que sa sœur aînée énumère :
— Bien des choses. Par exemple, la guérison d’un malade, la protection pour un voyage, le succès d’un examen…
— Ou bien, dit Christine, qu’il ne pleuve pas le jour où l’on va déjeuner sur l’herbe.
Tout le monde se met à rire et maman elle-même. Puis elle reprend d’un air sérieux :
— C’est Christine qui va m’aider à répondre à Jean. Sans doute, il est bien ennuyeux de voir une partie de plaisir manquée par le mauvais temps. Et il est certain que le bon Dieu, pour qui rien n’est petit, peut exaucer une prière semblable. Mais à côté de Christine qui demande du soleil, il y a peut-être un brave cultivateur qui implore le ciel d’arroser ses pommes de terre. Et le bon Dieu est forcé d’exaucer celui qui demande une chose plus utile.
— D’autant plus que Christine serait navrée si les pommes de terre ne poussaient pas, remarque grand’mère. Elle aime tant les frites !
— On peut donc affirmer, reprend maman, que si le bon Dieu semble ne pas exaucer votre prière, c’est que vous lui demandiez quelque chose de mauvais, d’imprudent ou d’inutile.
— Mais, maman, la santé de ceux qu’on aime, pourtant !…
— Dieu exauce pour le meilleur, mes chéris. Votre prière qui est toujours entendue, s’il ne semble pas l’exaucer, Dieu l’utilise cependant pour vous donner à vous et à ceux pour lesquels vous le priez de plus grandes grâces, car il sait mieux que vous ce qu’il vous faut. Dites-lui donc : Merci, mon Dieu, de ce que vous m’avez envoyé. C’était juste ce que je voulais, puisque vous le vouliez.
— Ce n’est pas toujours commode, remarque Jean qui suivait sa pensée secrète.
— C’est la vraie foi, mon grand, et c’est aussi la vraie sagesse. Tu t’en rendras compte un jour. Ce sera la grande joie du ciel que de comprendre les secrets desseins de Dieu sur nous et de constater quelle grâce il nous a faite en nous refusant telle ou telle faveur que nous lui avions demandée.
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