IV
Après une matinée aussi austère, les enfants éprouvaient le besoin de se détendre, et l’oncle Pascal proposa de les emmener en promenade l’après-midi.
Donc, sitôt après le déjeuner, la petite bande se trouva prête. Le temps était superbe, un peu froid, mais la marche réchauffe, fait rougir les joues et briller les yeux.
On gagna rapidement la campagne. Un vigneron plantait une vigne nouvelle. Le jeune blé pointait entre les sillons bruns. Gilbert, comme un étourneau, dit :
— Tiens, du gazon !
Mais ce gazon-là, si Dieu le bénit, deviendra l’épi lourd de grains, et l’oncle Pascal recommanda aux enfants de marcher bien au milieu du sentier et de ne pas fouler aux pieds l’herbe précieuse.
Quel est cet oiseau qui promène sur les chemins sa dignité en habit noir ? C’est un merle. Il ne chante pas encore. L’alouette non plus, la petite alouette grise, amie du laboureur, ne monte pas encore vers le ciel en lançant son tireli. Les bonnes gens disent qu’elle ne chantera que dans trois jours, à la Sainte Agathe (le 5 février), mais elle est là, tapie au creux du sillon, retenant dans sa gorge gonflée le chant qu’elle va chanter, comme si elle faisait retraite avant de s’envoler.
L’eau vive des prés s’échappe en bondissant des prisons de cristal où le vieil hiver l’avait enfermée. La neige fond par places et, par places, demeure aux ravins que la bise du nord a pris pour domaines.
— Oncle Pascal, dit Agnès qui a de bons yeux, vois donc là-bas ces morceaux de neige, on dirait une lessive qui sèche.
Au flanc des coteaux de grands arbres se dressent. La sève recommence à circuler dans les branches. Sur le sol feutré de feuilles mortes, un frisson va passer. Mille petites herbes incolores sont prêtes à soulever l’enveloppe qui les oppresse, à pointer, à verdir au prochain rayon de soleil. Les corbeaux, les geais et les pies, tristes oiseaux d’hiver, tiennent de rauques conciliabules, mais ils savent bien qu’ils vont être dépossédés du grand silence sylvestre dès que les vrais chanteurs seront revenus et, dans leurs obscures petites prisons, les chrysalides rêvent à leurs ailes.
L’oncle Pascal, qui est poète, explique toutes ces choses à ses neveux, et de ses lèvres s’échappe une vapeur, car il ne fait décidément pas chaud.
— Rentrons, propose-t-il quand le ciel se décolore et que le soleil se cache. Nous finirons l’après-midi chez moi et nous parlerons encore de la Chandeleur, car j’ai bouquiné ce matin à votre intention et j’ai des histoires plein mon sac.
La chambre de l’oncle est un Paradis terrestre. Des livres tout le long des murs, de bons coussins pour s’asseoir par terre, un drageoir toujours rempli, et le plus lumineux, le plus éclatant des feux de bois auquel on a la permission de toucher avec les lourdes pincettes.
Aussi, dès qu’on a pénétré dans la pièce, Gilbert se fait nommer gardien de la flamme, Jean et Agnès se calent parmi les coussins du divan, et Christine ne trouve rien de mieux que de grimper sur les genoux de l’oncle.
— Je veux vous raconter les traditions de la Chandeleur, mes chéris. Il ne faut pas sourire des traditions. Si j’ai comparé hier soir les pro-verbes à de vieux paysans, les traditions sont, elles, de vieilles paysannes, venues du fond des âges, portant la coiffe, le bonnet ou la marmotte, radotant peut-être un tantinet, mais si aimables, si empressées à nous faire plaisir. En Franche-Comté, quand on se rencontre aujourd’hui, on se dit : C’est la Chandeleur, bonjour, bonne œuvre ! Il faut aussi rapporter le cierge tout clairant de l’église à la maison et faire trois fois le tour du logis avec. Puis le père bénit les enfants agenouillés et leur fait couler un peu de cire sur l’épaule.
— Ça doit les brûler, déclare Christine en secouant la tête.
— Non, mais salir un peu leurs vêtements, sans doute. Ensuite, avec la flamme du cierge, on trace une croix au-dessus des portes.
— Une croix noire, alors, remarqua Jean, car la flamme produit du noir de fumée.
— Le cierge doit être le plus gros possible, continue l’oncle, car un proverbe dit encore :
Quand le cierge de Chandeleur décroît
Le ménage ne va plus droit.
Les enfants se mettent à rire.
— Je pense que la Sainte Vierge empêche ainsi les gens de se disputer, dit Agnès.
— En Lorraine, dans le Barrois, les enfants de chœur viennent apporter dans chaque maison une petite croix de cire bénite qu’on fixe à la cheminée. Cette petite croix sera la sauvegarde de la maison. D’année en année, on laisse les croix dont on peut voir la série autour des hautes cheminées. À la tombée de la nuit, ce jour de Chandeleur, les enfants font la procession dans les rues avec de petits cierges très minces qu’on appelle des alleluias ou simplement avec des bougies introduites dans des betteraves ou des pommes de terre creusées en guise de bougeoirs. Et la joyeuse troupe s’en va chantant ce refrain qui n’a rien de liturgique comme vous voyez :
Alleluia, compère Colas,
Les choux sont bons quand ils sont gras,
Alleluia.
Du coup, les enfants rient aux larmes et répètent la chanson que Gilbert accompagne en frappant la pelle sur les pincettes.
— À Liège, en Belgique, on bénit à la Chandeleur les compezias, sorte de rats de cave tortillés en forme de croix. Les compezias protègent aussi le manteau de la cheminée ainsi que l’étable, le poulailler, le rucher. En Bourgogne, on emmène les enfants donner du pain aux canards, en souvenir des tourterelles portées au Temple par Saint Joseph. Tout cela, du moins, se faisait jadis.
— Pourquoi dis-tu jadis, oncle Pascal ?
— Parce que je crois bien que cela ne se fait plus. Dans beaucoup de pays, les traditions se perdent et c’est grand dommage. Beaucoup de celles que je vous rapporte sont abolies. Il en est cependant qui subsistent. À Marseille, par exemple, la Chandeleur a peut-être sa célébration la plus solennelle. Les cryptes de l’église Saint-Victor ne s’ouvrent qu’à cette date, et on y vénère Notre-Dame de Confession, une Vierge noire du XIIe siècle. Les Vierges noires ne sont pas rares en France et elles sont l’objet de grandes dévotions. Celle-ci est assise, tient l’Enfant sur ses genoux et porte en sa main droite un sceptre surmonté d’une branche de lis. On vient en foule le jour de la fête et pendant toute l’octave, et l’on emporte en souvenir une médaille frappée à la double effigie de Notre-Dame et de saint Victor, et surtout le cierge vert avec lequel on a processionné.
— Pourquoi un cierge vert, oncle Pascal ?
— Je t’avoue que je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que c’était l’usage jadis en Provence, et, jusqu’au début du XVIIe siècle, en la cathédrale d’Aix, on bénissait également des cierges verts. Ils sont blancs à présent à Aix, mais ceux de Saint-Victor sont toujours verts.
— Peut-être parce que c’est la couleur de l’espérance ?
— C’est possible. On ne rapporte pas seulement des cierges du pèlerinage de Notre-Dame de Confession, on y achète aussi, pour les gourmands, des petits pains parfumés et sucrés qu’on appelle des navettes.
— Quel drôle de nom !
— C’est qu’ils ont en effet la forme d’une petite barque, d’un petit navire, en latin navis. On raconte qu’ils commémorent l’esquif sur lequel saint Lazare le Ressuscité, saint Maximin, sainte Marthe et sainte Marie-Magdeleine, avec leur servante sainte Sara, abordèrent au rivage provençal qui se nomme depuis les Saintes Maries de la mer. Et voici que nous voyons apparaître, dans les traditions religieuses et populaires de la Chandeleur, les traditions de la gourmandise. La plus répandue est celle des crêpes.
Agnès eut un petit mouvement, mais l’oncle poursuivait :
— On dit, en Franche-Comté :
Chandelouzet
Crêpelouzet
et, dans le Berry, on appelle le 2 février la Bonne Dame crêpière.
Christine battit des mains :
— Chez nous aussi, oncle Pascal, on mangera des crêpes ce soir, c’est une surprise !
— Petite sotte ! gronda Agnès. Quand on fait une surprise, on ne l’annonce pas trois heures à l’avance.
Christine avait l’air penaud :
— Je ne l’ai pas fait exprès, Agnès. J’ai vu la terrine de pâte dans la cuisine et Julie m’a dit…
— Elle n’avait rien à dire, reprit la fillette vexée, puisque ce n’est pas elle qui l’avait faite.
L’oncle Pascal savait le moyen de ramener un sourire sur le visage de l’ombrageuse. Il était très malin, l’oncle Pascal.
— Si ce n’est pas Julie qui a fait la pâte des crêpes, je me demande qui cela peut être ? Votre maman n’a pas eu le temps, certainement, et grand’mère n’a pas quitté sa chambre ce matin.
Agnès devint très rouge :
— C’est moi, oncle. C’était la première fois et je voulais que vous les goûtiez avant de dire que c’était moi qui…
— Allons, puisque tu es prise, dis-nous ta recette, conclut l’oncle avec belle humeur.
Et Agnès récita sans se tromper :
— Cinq cents grammes de farine, quatre œufs entiers, trois quarts de litre de lait, une petite pincée de sel, une cuillerée de cognac. J’ai délayé tout cela pour faire une bouillie épaisse… et c’est tout.
— Comme ça va être bon !
— Et maman a permis que j’aille les faire moi-même à la cuisine.
— Nous les ferons tous et, du moins, nous n’aurons pas à sortir de la maison. En Champagne, il y avait un Chêne-Beignet près duquel les bergers faisaient des crêpes et dansaient toute la nuit, sans doute pour se réchauffer, car les nuits de février ne sont pas chaudes. En Franche-Comté, c’était près d’une fontaine, la Fontaine-Fiancés qu’il fallait, ce soir-là, échanger les gâteaux. Et tout cela pour avoir, dit-on, de l’argent dans sa poche toute l’année. Car la superstition s’en mêle.
— Qu’est-ce que la superstition ?
— C’est une fausse science qui prétend deviner l’avenir, connaître ce qui porte bonheur ou malheur.
— Quelle bêtise !
— Celle-ci est destinée aux jeunes demoiselles. Veux-tu connaître, Agnès, celui qui sera ton mari ?
— Ça m’est bien égal, mon oncle, j’ai le temps !…
— Je l’espère bien. Mais, à l’occasion, voici un moyen infaillible, les jeunes Franc-Comtoises s’en trouvent bien, paraît-il. Le soir de la Chandeleur, au moment de te coucher, tu dresses dans ta chambre une table : nappe blanche, deux cou-verts (sans couteaux), un morceau de pain bénit dans une assiette, deux doigts de vin dans les verres, deux branches de buis en croix. Avant de te mettre au lit, tu manges un peu de pain, tu bois une gorgée de vin, tu fais ta prière…
— Ceci, du moins, n’est pas une bêtise.
— Puis, tu te couches, tu t’endors, et tu rêves immanquablement du mari qui t’est destiné.
— Bien compliqué votre moyen, oncle Pascal. Vous n’auriez pas quelque chose de plus simple ?
— Si tu veux. En Lorraine, il suffit de monter sur le pied de son lit et de faire trois révérences, en disant à chaque fois :
Notre-Dame Chandeleur,
Faites-moi voir dans mon dormant
Celui que j’aurai de mon vivant.
— J’aurais bien trop peur de dégringoler de mon lit en faisant les révérences.
— Et, pour la Chandeleur, de voir ainsi… trente-six chandelles, conclut l’oncle Pascal qui ne détestait pas les calembours.
— Vraiment, mon oncle, demanda sérieusement Jean, y a‑t-il des filles assez sottes pour faire cela ?
— Tu as raison, ce sont des bêtises. La Sainte Vierge a bien autre chose à faire que d’envoyer des songes de ce genre. Mais comme il y a dans toute erreur une parcelle de vérité, ces bêtises montrent combien, jadis, la foi était profonde au cœur des hommes… et des jeunes filles, puisqu’on s’adressait tout naïvement à la Sainte Vierge pour les choses les plus futiles, de même qu’un bébé ne craindra pas d’importuner sa maman avec ses puérilités.
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