V
Le gong du dîner interrompit l’oncle Pascal. Les enfants se précipitèrent dans la salle à manger, sauf Agnès, qui ne put se tenir d’aller à la cuisine soulever le linge qui recouvrait la fameuse terrine :
— Voulez-vous bien laisser la pâte tranquille, grommela Julie, secrètement blessée peut-être d’avoir dû abdiquer devant la fillette. Vous allez lui faire prendre froid.
Mais à l’heure des crêpes, la grondeuse Julie elle-même dut convenir que la pâte était magnifique, juste assez épaisse, parfaitement liée et d’un beau jaune d’or.
Tout le monde était réuni dans la cuisine. Grand’mère dans son fauteuil, oncle Pascal, papa, maman et les enfants, sauf le petit Philippe qui était déjà couché, et à qui les crêpes étaient, du reste, bien indifférentes.
Agnès réclamait l’honneur de faire la première crêpe, mais Julie, déjà, se précipitait et grand’mère, attirant la petite fille, lui souffla dans l’oreille :
— Laisse donc, c’est la plus difficile à réussir. La poêle n’est pas encore faite et glisse mal. Et puis, cela fait plaisir à Julie.
La cuisinière montrait en effet sa dextérité : une noisette de saindoux au creux de la poêle, un rapide mouvement du poignet qui répand la graisse fondante, puis la cuillerée de pâte, bien également. Quelques instants de patience et, hop ! sans que personne ait saisi le geste rapide, la crêpe est retournée en un tourne-main.
Sous les exclamations et les bravos, Julie s’incline avec un orgueil modeste. Elle peut maintenant abandonner sa place. Elle a remporté son petit triomphe. Même, avec magnanimité, elle offre ses conseils à Agnès qui lui succède.
La petite fille, les sourcils froncés, les lèvres serrées, s’applique autant qu’elle peut. La crêpe saute, mais retombe à demi repliée. La prochaine sera mieux.
— À mon tour, supplie Gilbert.
Agnès ne prétend pas céder sa place.
— Tu gardes, comme on dit, la queue de la poêle, remarque ironiquement l’oncle Pascal.
Agnès va se fâcher. Mais un mot de sa mère lui fait lâcher prise :
— Tu sais ce que tu m’as promis.
Elle s’en souvient. Elle a promis de se corriger de son égoïsme. Connaître ses défauts, c’est en être à moitié guéri. Aussi cède-t-elle à son petit frère. Gilbert est si content d’être arrivé à ses fins qu’il laisse choir sa crêpe dans les cendres.
— Pas de chance, dit l’oncle Pascal, tu n’auras pas d’argent dans ta poche de toute l’année.
— Bah ! si je n’ai pas d’argent, tu m’en donneras, répond philosophiquement le petit garçon.
Jean à son tour lance sa crêpe si haut, si haut que Gilbert jubile déjà à l’idée que son frère va imiter sa maladresse. Mais la crêpe retombe en bonne place au milieu des applaudissements.
— Dans certains pays, dit Papa, il faut la lancer si haut qu’elle doit se loger au sommet de l’armoire où les gourmands sont libres d’aller la chercher.
— Merci bien… dans la poussière, objecte Agnès d’un air dégoûté.
— Il y a plus fort, dit l’oncle Pascal qui tient à son tour la queue de la poêle. En Béarn, il faut projeter la crêpe dans le haut de la cheminée, sortir, faire le tour de la maison, et rattraper au passage ladite crêpe, en train de faire la cabriole dans l’air. Ça, c’est un tour de force.
Gilbert et Christine ouvrent tout grands leurs yeux.
— Jamais on ne peut y arriver, affirme la petite fille.
— Un malin, un jour y parvint. Parfaitement. La crêpe s’envola, légère, vers les profondeurs ténébreuses de l’âtre, et le farceur, étant sorti dans la nuit du jardin, revint triomphalement, rapportant au fond de la poêle la crêpe aussi blonde, aussi dorée que si elle n’avait pas traversé le noir royaume du ramoneur.
Les petits béaient d’admiration, mais Jean leur souffla à l’oreille :
— C’est une blague ! L’oncle Pascal avait fait sauter sa crêpe d’une main légère et continuait paisiblement :
— Jaloux du succès de son camarade, un autre voulut faire le même tour… Mais le complice embusqué derrière la porte décida de s’amuser un peu. N’ayant pas une autre crêpe en réserve, il se contenta d’envoyer son sabot plein de paille dans la poêle tendue. Et l’autre dut rentrer dans la cuisine au milieu des rires moqueurs.
Papa remplaça l’oncle près du fourneau et dit :
— Moi aussi je veux vous dire une histoire. On raconte que le 2 février 1812, aux Tuileries, Napoléon avec Marie-Louise et quelques dignitaires de l’Empire s’amusaient à faire des crêpes. L’empereur préparait la campagne de Russie. Son front était soucieux. Il prit en main, comme je le fais, la queue de la poêle. « Voyons, dit-il, si je gagnerai la première bataille ? » Et la crêpe, lancée en l’air, se retourna facilement. « Et la deuxième ? » Même succès. « Et la troisième ? Mais à celle-là l’empereur, dont le bras, sans doute, était fatigué, eut un faux mouvement, et la crêpe roula dans les cendres. Or cette troisième bataille, ce fut la sanglante défaite de la Bérésina.
— Novembre 1812, compléta Jean, qui était fort en histoire.
Après papa, maman et grand’mère firent sauter leurs crêpes, et même la petite Christine, avec l’aide de Julie, réussit la sienne. Et quand chacun, sauf Gilbert, se fut ainsi assuré d’avoir de l’argent dans sa poche toute l’année, maman décida qu’on laisserait Julie, et Agnès qui l’en supplia, finir les crêpes de Chandeleur.
Et l’on revint prendre place autour de la table familiale, mais papa était passé dans son bureau et rapportait une liasse de carnets et de lettres.
— Oh ! dit Gilbert qui était observateur sous ses airs d’étourdi, papa va nous raconter une histoire de guerre.
— Cette date de Chandeleur me rappelle une page d’un carnet de soldat.
— D’un de tes carnets, papa ?
— Non, mais de celui d’un ami, prêtre, qui est aujourd’hui vicaire général d’un archevêque, s’il vous plaît ! Il m’a confié ses notes et m’a permis de vous les lire à l’occasion.
Et papa, ayant feuilleté les carnets à l’encre blanchissante, lut à haute voix :
« Le deux février 1915, je me trouve comme brancardier divisionnaire à Poperinghe et je suis accueilli chez le sacristain de l’église Saint-Bertin. C’est un homme plein de bonhomie et de grâces. Il sait se prêter à ce qu’on lui demande : — Avec plaisir, monsieur. Bien volontiers, monsieur. Sa femme est bonne et douce, dure au travail et largement hospitalière. Sa façon de donner est exquise : —Prenez, monsieur. Si j’avais quelqu’un de chez moi à la guerre, j’aimerais bien qu’on fasse pour lui ce que je fais pour vous. Voilà qui rappelle tout à fait le « Soldat, chauffe-toi » de Déroulède ou, mieux encore, la chère maman qui nous attend chez nous. Ce soir de Chandeleur, le sacristain et sa femme veulent que nous participions à la petite fête traditionnelle. On nous a préparé des galettes (pannekoek en flamand) que l’on mange en Flandre Occidentale le jour de la Purification et le jour de l’Assomption. C’est une sorte de crêpe faite avec de la farine, du lait, du sucre, des œufs et de la levure de bière. En les mangeant, on y étend une légère couche de beurre saupoudrée de cassonade. J’ai goûté ce gâteau de fort bon appétit. »
— Ces braves gens donnaient ce qu’ils avaient et partageaient leurs innocentes réjouissances. Ainsi les chrétiens se reconnaissent partout pour des frères, dit grand’mère. La Vérité chrétienne est une par-dessus les frontières. Quel bonheur pour nous, mes enfants, d’appartenir à une Église catholique, c’est-à-dire universelle.
À ce moment la porte s’ouvrit, et Agnès, toute rouge et tenant à deux mains le plat de crêpes, fit une entrée solennelle.
— Bravo à notre ménagère, cria papa qui trouvait sa fille charmante, avec ses beaux cheveux en désordre, ses joues écarlates et son petit tablier.
— Maman, il y a encore une pile de crêpes à la cuisine. Julie dit que ce n’est pas bon froid et que nous aurions dû nous arrêter et garder la pâte.
— Moi, j’ai tellement faim encore, soupira Christine en lorgnant le plat avec un air de convoitise.
— On peut mettre tout le monde d’accord, dit grand’mère en souriant. Les petits enfants du voisin n’ont pas eu de dessert, j’en suis sûre, et…
— N’achevez pas, s’écria l’oncle Pascal avec une terreur comique… Savez-vous ce qu’on dit au pays nantais ? Si ton voisin n’a pas de crêpes… il en mangera demain. Mais garde-toi bien de lui en porter aujourd’hui, car ta chance s’en irait avec les crêpes.
— Ça ne fait rien, va, riposta Christine qui n’avait pas compris que l’oncle plaisantait. Il vaut mieux leur en porter ce soir aux petits voisins, puisque Julie dit que les crêpes, ce n’est pas bon froid.
La réponse ne se fit pas attendre, et deux gros baisers claquèrent sur les joues de la mignonne, tandis que maman disposait sur l’assiette une douzaine de crêpes et les tendait à Jean en disant :
— File bien vite les porter.
Mais Jean semblait hésiter, et sa mère s’étonna.
— Eh bien, tu ne m’entends pas, tu ne veux pas obéir ?
— C’est que j’ai peur, si je m’en vais…
— Peur de quoi ?
— Peur que l’oncle Pascal ne commence une histoire sans moi.
L’oncle se mit à rire :
— Allons… file vite, mon garçon, porter les crêpes pendant qu’elles sont chaudes, et je te promets que, jusqu’à ce que tu reviennes, je serai aussi muet qu’une carpe. Comment ! tu n’es pas encore parti !…
Jean ne se le fit pas dire deux fois. On l’entendit qui courait dans la rue. Il dut arriver comme une trombe chez les pauvres voisins. Et quand il revint tout essoufflé à sa place, ce fut pour entendre l’oncle Pascal commencer un dernier récit, tandis que maman distribuait les crêpes appétissantes et que papa versait dans les coupes — même dans celles des enfants — un peu de vin mousseux.
— Cette légende, je l’ai lue dans un très vieux livre. Celui qui l’écrivit se nommait Frère Jacques, comme dans la chanson, et nous l’appelons Jacques de Voragine. Il fut évêque de Gênes et vécut au XIIIe siècle. Vous voyez que cette histoire ne date pas d’hier. Sans doute n’est-elle pas absolument vraie, mais comme elle est très jolie, je vais vous la raconter : Une dame noble aimait tellement la Sainte Vierge qu’elle s’était fait construire une chapelle près de sa maison et qu’elle y entendait chaque jour une messe en l’honneur de notre Mère du ciel. Or un jour c’était précisément le jour de la Purification — elle ne put assister à la messe, soit qu’il n’y eût pas là de prêtre pour la dire ou bien que la dame fût malade, ou encore, disent certains, parce qu’elle avait donné aux pauvres tous les vêtements qu’elle possédait et ne trouvait plus rien de convenable à se mettre. Navrée de ne pouvoir se rendre à l’église, elle se prosterna et pria longuement devant l’image de la Vierge qui était dans sa chambre. Et voici qu’elle fit un rêve. Elle se trouva soudain transportée dans une église merveilleuse et vit entrer une foule de belles jeunes filles, conduites par une reine plus belle encore. D’autres fidèles entrèrent aussi et tous étaient d’une beauté ravissante. Ils prirent place dans l’église, et la reine était à la place d’honneur. Un homme apparut ensuite, ayant dans les bras un énorme faisceau de cierges qu’il distribua aux assistants, en commençant par la reine et en finissant par notre bonne dame qui se tenait modestement au fond de l’église, bien intriguée comme vous pouvez le penser. Et voici que s’avancèrent vers l’autel deux acolytes porteurs de cierges, un sous-diacre, un diacre et un prêtre. Leurs vêtements à tous étaient resplendissants comme le soleil, et la dame comprit que les acolytes étaient saint Vincent et saint Laurent, le diacre et le sous-diacre deux anges, et le célébrant, Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. La messe commença. C’était, naturellement, une grand’messe que les officiants chantaient à haute voix, tandis que toute l’assistance répondait en chœur. À l’offrande, la reine s’approcha de l’autel, s’agenouilla devant le prêtre et lui remit son cierge, et toute l’assistance en fit autant. Mais la dame, soit timidité, soit pour toute autre raison, ne bougea pas de sa place. Le prêtre s’en aperçut et par trois fois, lui envoya dire de venir à l’offrande et de rendre son cierge. Et chaque fois, la dame répondait très poliment, mais avec fermeté : « Je ne veux pas rendre ce cierge. Je le garderai toute ma vie en souvenir de cette messe. » La dernière fois, celui qui venait lui réclamer le cierge voulut le lui prendre de force. Mais la dame le tenait si bien que le cierge se rompit… et qu’elle se réveilla. Mais elle tenait dans la main la moitié du fameux cierge. Elle rendit d’immenses actions de grâces à la Sainte Vierge qui lui avait permis d’assister à une pareille messe.
— Et la moitié du cierge, oncle Pascal, interrogea Gilbert qui aimait la précision dans les détails.
— Le vieux chroniqueur ajoute que le cierge, conservé précieusement par cette noble dame, avait le pouvoir de guérir toutes les maladies. Malheureusement, il est aujourd’hui perdu.
Les enfants, tout en écoutant l’histoire de l’oncle Pascal, n’avaient pas perdu une bouchée du dessert, et l’imposante pile de crêpes avait disparu.
— Et maintenant, la prière et au dodo, dit grand’mère.
Mais Jean, sur un signe de l’oncle Pascal, s’était levé et déployait un papier.
— Qu’est-ce ? demanda maman.
— Une surprise. Des vers que l’oncle Pascal a faits tantôt pour nous. Il veut bien que je les lise.
Et Jean, de sa voix bien timbrée, déclama quelques strophes en l’honneur de la Chandeleur, et chacun s’en fut coucher.
Et maintenant, tout dort dans la maison. Le feu rougeoie encore. On y a brûlé solennellement la boule de gui qui pendait depuis Noël au plafond du vestibule. Tous les rites de la Chandeleur sont accomplis…
Sur la table, cet étourdi de Jean a laissé les vers de l’oncle. Pour toi, petit enfant qui as lu jusqu’au bout ce livre, je les copie. Tu aimeras ce court poème, tu l’apprendras par cœur et tu le réciteras en pareille circonstance.
Je serais bien étonnée si cela ne te valait pas une crêpe supplémentaire et, certainement, deux ou trois gros baisers.
LA CHANDELEUR
Notre-Dame de Chandeleur,
Soyez clémente au laboureur
Qui met en vous son espérance.
Et si le soleil luit trop tôt
Abritez sous votre manteau
Les vignes, les blés, la semence.Notre-Dame, je vous revois,
Obéissant aux saintes lois
Pour nous donner le bon exemple,
Quand, par les chemins printaniers,
Avec saint Joseph, vous veniez
Présenter votre Fils au Temple.Voici mon cierge. Ce matin,
Le prêtre, d’un peu de latin,
A béni sa cire et sa flamme.
J’ai reçu ce cierge à genoux
Et je le rapporte chez nous
Pour nous protéger, Notre-Dame,Contre l’orage et les fléaux,
Périls de la terre et des eaux,
Malice de Satan lui-même.
O Mère qui régnez aux cieux,
Faites-nous purs, doux et pieux,
Afin que le bon Dieu nous aime.Notre-Dame de Chandeleur,
À ceux qui souffrent, donnez-leur
Votre image, comme une étoile,
Et que, ce soir, tous les enfants
Fassent, joyeux et triomphants,
Sauter les crêpes dans la poêle.
Soyez le premier à commenter