I
Ça, c’est trop fort, s’exclama Gilbert en enfonçant la porte d’un coup de poing, selon son habitude.
Et la petite Christine, qui trottinait derrière lui, répéta d’un air courroucé, en fronçant autant qu’elle le pouvait ses sourcils blonds au-dessus de ses yeux clairs :
— C’est trop fort !
— Qu’est-ce qui est trop fort, demanda tranquillement grand’mère qui usait le jour, suivant son expression, en tricotant dans l’angle de la fenêtre.
— Voilà, dit Gilbert.
— Voilà, dit Christine en même temps.
— C’est moi qui raconte.
— Non, c’est moi…
— Chacun à son tour, proposa grand’mère, et Gilbert, qui est un galant homme, laissera sa sœur parler la première.
Ce galant homme de huit ans ne put qu’obéir, et c’est ainsi que Christine prit la parole.
— Grand’mère, c’est le sacristain qui est un méchant !
— Le sacristain ? L’aïeule demeurait stupéfaite. Le sacristain était un bon vieux paisible que les taquineries des enfants de chœur ne parvenaient pas à rendre irritable.
— Naturellement, tu racontes l’histoire par la fin ! observa ironiquement le galant homme à qui la langue démangeait.
Christine n’avait que six ans. Elle n’avait pas encore appris à mettre de l’ordre dans ses discours.
— Alors, raconte, toi, si je ne sais pas.
Gilbert n’attendait que cette invitation.
— Eh bien, grand’mère, figure-toi que nous avons voulu, moi et Christine…
— Christine et moi, corrigea l’aïeule.
— Bon, si tu veux, Christine et moi… nous avons voulu aller faire ce soir, en sortant de l’école, notre prière au petit Jésus.
— On y va tous les soirs depuis Noël, reprit la petite fille d’une voix perçante, et puis on donne des sous à l’ange qui dit merci avec sa tête.
— Donc, on a voulu y aller… et quand on est entré dans l’église, sais-tu ce qu’on a vu ?
— On a vu… on a vu… plus rien du tout ! Plus de crèche, grand’mère ! Les Mages sont partis et les Bergers aussi, et tous les animaux et l’étoile. Et le sacristain emballait le petit Jésus dans une boîte, avec de la fibre et du papier de soie !
— Dans une boîte ! répéta Christine indignée.
— Alors, on a demandé au sacristain pourquoi il enlevait tout et il a dit : la crèche, c’est fini.
— Parce que c’est demain la… la quoi, Gilbert ?
— La Chandeleur. Il a dit, c’est demain la Chandeleur. Qu’est-ce que c’est que ça, grand’mère ?
Grand’mère regardait les deux petits. Un peu de mélancolie embuait ses yeux.
— Oui, la crèche, c’est fini… le petit Jésus a grandi. Vous aussi, vous grandissez, mes chéris.
— C’est vrai, dit Christine, puisque je ne tiens plus dans mon petit lit et que je le donne à Philippe.
— Maman nous mesure, tu sais, près de la porte de sa chambre. Elle dit que je serai plus grand que Jean. J’ai deux centimètres de plus que lui à mon âge, ajouta Gilbert avec orgueil.
— Moi, je suis grande aussi, protesta Christine. Le petit Jésus, il n’est pas plus grand que Philippe.
Et elle se tournait vers le dernier-né qui sommeillait dans son chariot alsacien, tout pareil en effet au Jésus des crèches, avec ses bonnes joues rondes et roses et ses petits poings fermés.
— Eh bien, conclut grand’mère, la Chandeleur c’est le dernier jour où l’Enfant-Jésus est petit, le dernier jour où sa maman le tient dans ses bras.
Et elle pensait : un jour encore, elle l’aura sur ses genoux, sanglant, défiguré, descendu de la Croix. Mais l’aïeule ne voulait pas, hors du temps liturgique, attrister ses petits avec l’image du Calvaire.
La bonne, Julie, venait d’entrer. Elle tourna le commutateur, ferma les volets.
— Voilà quand même les jours qui rallongent, dit-elle d’un ton satisfait. C’est bien ce qu’on dit chez nous :
À la Chandeleur, du pas d’une épousée.
— Il faut croire que les mariées, chez vous, marchent à petits pas, remarqua plaisamment l’oncle Pascal qui entrait à ce moment. Mais, tout de même, vous avez raison, Julie. À la Chandeleur, on commence à sortir de l’hiver.
La servante secoua familièrement la tête. Elle avait connu l’oncle Pascal tout enfant, et il avait beau être aujourd’hui un savant professeur, il demeurait pour elle le gamin dont elle avait maintes fois subi les taquineries.
— Faut voir encore, monsieur Pascal, le temps qu’il fera demain :
À la Chandeleur
L’hiver finit ou prend rigueur.
— Oh ! si nous nous mettons à parler en proverbes, dit l’oncle, je suis imbattable. J’en ai toute une collection.
Jean et Agnès, les deux aînés de la petite bande (douze ans et onze ans), rentraient eux aussi de l’école. Ils jetèrent leurs livres sur la table.
— Vite, vite, oncle Pascal, ta collection de proverbes !
L’oncle Pascal rit doucement. Grand’mère l’appelait toujours bavard. Mais elle aussi se tournait vers lui :
— Nous vous écoutons, mon bon ami.
C’est qu’il y a, voyez-vous, deux espèces de bavards : ceux qui parlent pour ne rien dire, et ceux-là, on les fuit comme la peste ; et ceux qui, pleins d’érudition, en font aimablement profiter leurs auditeurs. L’oncle Pascal appartenait à cette dernière catégorie de bavards. Aussi, quel vrai bonheur quand il ouvrait, comme un livre, les feuillets de sa mémoire.
— Les proverbes, voyez-vous, mes amis, ce sont de bons vieux paysans chaussés de gros sabots. L’un porte la blouse, l’autre les braies de velours, un autre encore une peau de mouton. Ils viennent de toutes les provinces et parlent tous les patois. Je dois traduire leur langage pour que vous les compreniez. Chacun a son mot à dire. Mais ils ne sont pas tous d’accord, et cependant chacun s’entête et veut avoir raison.
— Je connais des enfants qui ne sont pas moins têtus, dit papa qui venait d’entrer avec maman et qui jetait un coup d’œil significatif à ses deux aînés. Mais la remarque et le coup d’œil furent envoyés en pure perte, car Jean et Agnès n’y prirent pas garde, répétant seulement avec ravissement :
— Oncle Pascal nous raconte des histoires !
Le cercle maintenant s’était élargi. Il y avait grand’mère qui avait repris son tricot, papa, Jean et Agnès, Gilbert et Christine et, dans les bras de sa maman, le tout petit Philippe qui tétait avec appétit.
— En Franche-Comté, reprit l’oncle Pascal, on dit :
À Chandeleur, verdure,
À Pâques, neige dure.
En Lorraine :
Si à la Chandeleur le soleil donne,
Six semaines après, mauvais temps passera.
En Flandre :
À la Chandeleur
Mieux vaut loup dans la bergerie
Que soleil aux champs.
Dans les Ardennes, enfin :
Selon des anciens le dit
Si le soleil clair luit
À Chandeleur, vous croirez
Qu’encore un hiver aurez.
— Ce proverbe, dit papa, m’en rappelle un autre que je trouve d’une poésie extraordinaire :
Si le deuxième de février
Le soleil apparaît tout entier,
L’ours, étonné de sa lumière,
Va se remettre en sa tanière,
Et l’homme prendra grand soin
De faire resserrer son foin,
Car l’hiver, ainsi que l’ours,
Séjournera quarante jours.
— Pourquoi « faire resserrer son foin » ? interrogea Agnès. Qu’est-ce que cela signifie, papa ?
— C’est pour donner à manger aux bêtes de somme qui vont s’ennuyer quarante jours dans l’étable. S’il fait du soleil demain, c’est quarante jours d’hiver encore.
— Quarante jours ! s’exclama maman qui, tout occupée de son nourrisson, ne prêtait qu’une oreille distraite aux propos échangés, mais qui sursauta à cette sinistre prédiction. Quarante jours ! Il faut faire rentrer du charbon, mon ami !
— Ne nous affolons pas. Le soleil aura peut-être demain le bon esprit de se cacher.
— Ce ne serait pas meilleur, continua philosophiquement l’oncle Pascal. On dit en Auvergne :
Quand à la Chandeleur le soleil fait lanterne,
Pour sept semaines, il s’hiverne.
— Et s’il pleut ?
— Ce serait pis encore. Voici ce qu’on dit en Albigeois :
Pour Notre-Dame Chandeleur
Si le sauvage d’antan (le vent) sort
Et s’il rentre en pleurant,
Il pleut quarante jours durant.
— Et, ce qui est plus grave, reprit papa, s’il pleuvait demain, nos vacances seraient compromises quant au temps, car on dit aussi :
Quand il pleut sur la chandelle
Il pleut aussi sur la javelle,
c’est-à-dire sur la moisson, aux mois de juillet et d’août.
— De tout cela, reprit l’oncle Pascal, il apparaît que la Chandeleur est une date critique dans la répartition des saisons. Au pays chartrain on dit en effet :
À la Chandeleur
Fin des pleurs
Ou commencement des grandes douleurs.
— Je sais une petite chanson plus réjouissante, dit maman qui replaçait maître Philippe, repu, au creux de son chariot. Écoutez-la :
Chandelouse, Chandeloure
S’il pleut, vente ou loure,
L’hiver est freloure (perdu).
— Voyez-vous, dit papa, il vaut mieux écouter les optimistes. Et puis, à quoi bon se fâcher contre la pluie, contre le froid ou contre la chaleur ? Cela leur est bien égal. Prenons le temps comme il vient et les gens comme ils sont, c’est le secret du bonheur.
— Tous ces proverbes sur le temps m’en rappellent un autre qui est anglais, dit grand’mère. Le voici : There is no cloud but has a silver lining, il n’est pas de nuage qui n’ait une doublure d’argent ou, si vous aimez mieux, les nuages sont doublés de soleil.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? questionna Gilbert.
— Cela veut dire que là-haut, par-dessus ces lourdes nuées grises, le soleil est toujours étincelant. Et c’est aussi l’image de la bonté de Dieu pour nous, toujours présente et agissante, même quand nous ne le voyons pas.
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