(Conte d’Épiphanie)
Un chemin qui monte, monte roide entre de hauts talus couronnés de genêts et d’ajoncs, un chemin tout au plus bon pour les mules, c’est le chemin de Grénefol : un vrai chemin du paradis, qui monte, monte, avec le ciel au bout.
Il va tout d’un élan de la borde de Grénefol à l’église de Figueblanche, tout droit, sans le moindre caprice d’école buissonnière, sans le plus innocent jeu de cligne-musette à travers champs. C’est tout au plus s’il se permet de loin en loin un cloche-pied.
La borde est au creux de la combe, petit capuchon bleu pointant dans un manteau de bois. Le clocher de l’église, tout en haut de la côte, jette à tous vents le son de ses cloches en plein ciel, et du matin au soir surveille la ronde de son ombre tournante sur la poussinée de maisons qui est autour.
Et donc, montant roide de la borde à l’église à vous rompre l’haleine, descendant follement de l’église à la borde à vous rompre le cou, voilà le chemin de Grénefol, où seuls fréquentent, avec les mules du moulin escortées d’un Pierrot siffleur et fanfaron, quelques petits du catéchisme.
Le Pierrot peut à peine, tant la chaussée en est étroite, y faire claquer son fouet à deux mèches, et encore à petite volée ; les gars du catéchisme, petites jambes et courtes haleines, même l’hiver si froid qu’il fasse, ne le grimpent qu’en soufflant.
Un vrai chemin du paradis !
*
Toujours plein de musique, ce chemin de Grénefol. Le soleil donne-t-il ? La cigale y joue de la guimbarde. Il pleut ? L’eau du ciel y ruisselant en cascade bouscule ses cailloux, les fait chanter, chante avec eux. En tout temps, le grelot des mules remplit, et il s’y mêle encore le grelot des grillons dans les longs soirs d’été.
Et coquet, ce chemin ! Tout le long de l’année, d’une saison à l’autre, et d’un jour au suivant, il varie sa parure. Le printemps qui renaît rajeunit un peu la poudre verte et réveille les flammes engourdies de ses touffes d’ajoncs. L’été lui cisèle un bijou de soleil guilloché, et dans un demi-jour verse un demi-sommeil à son front poussiéreux. L’automne, une à une, à regret, souffle ses fleurs. Sur quoi survient Noël, qui lui tisse, durant sa nuit miraculeuse, un somptueux manteau couleur de clair de lune.
Mais le plus lumineux de tous les feux qu’il jette, c’est au jour de l’Épiphanie, quand il déploie sur soi tous les diamants du gel : une rivière de brillants le long de chaque ornière, des pendeloques à ses buissons, des résilles argentées autour de ses cailloux, à chaque brin de son herbe séchée une gaine de chagrin blanc. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut fêter les Rois !
Or donc, à pareil jour, un clair matin poudré du 6 janvier, Pierril des Chenevottes a toqué au volet de son compère Lionardou de Chantegril.
— Ohé l’ami ! La cloche de l’Angélus a sonné ; elle ne tardera pas, celle du catéchisme. Fais vite ! Si tu voyais d’ailleurs le joli givre
Ainsi pressé, alléché de la sorte, longtemps huché, le paresseux enfin a répondu.
Et ils s’en vont à présent tous les deux, Pierril et Lionardou, par le chemin de Grénefol. Ils s’en vont au milieu des festons du givre, des astragales, des dentelles, des guirlandes et des broderies, parmi les cris des oisillons plaintifs de froid et pioupioutant de faim. Dans ce joli décor si clair, quelle musique triste ! C’est la fête des Rois et non celle des roitelets !
Quand ils ont fait la moitié du chemin, soufflé un peu pour voir fondre sous leur haleine le givre des rameaux, supputé les mésanges qu’ils abattraient d’un coup de lance-pierre, Lionardou, qui n’est pourtant qu’un lève-nez, est pris d’une inquiétude
— C’est que… c’est que je ne sais pas le premier mot de ma leçon. Tout hier soir à la borde j’ai pelé des châtaignes.
— Et moi, cric, cric, égrenant du maïs, crois-tu que j’aie eu davantage le temps ? Mais ça ne fait rien, Lionardou, la leçon n’est pas très difficile. Tu sais bien, c’est l’histoire des Rois. On s’en souvient de l’an passé. Et puis tout en marchant on va la lire haut. D’ici qu’on soit à Figueblanche, on aura bien le temps.
— C’est ça ; allez Pierril, vite ton catéchisme. j’ai oublié le mien. Que je t’aide et qu’on cherche. Ça s’appelle ?
— De l’Épiphanie du Seigneur.
— Tu dis de l’É-pi-pha-nie ?… répète Lionardou en suivant de son doigt les lignes de la table.
— Donne ! Je sais où c’est, dit Pierril, qui lui arrache le livre et se met vivement à feuilleter les pages. Instruction sur les fêtes… Nous y voilà !… De l’Avent, c’est plus loin… De la Circoncision, plus loin encore. Du Carême, c’est avant… Eh ! mais ça n’y est donc pas ?
— Tu as dû tourner deux pages !
Pierril mouille son pouce, le fait jouer deux ou trois fois sur les feuillets qui bruissent.
— Allons bon s’écrie-t-il, juste, c’est la page qui manque !
Pierril et Lionardou se regardent, navrés.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Et M. le curé qui a promis de la brioche à tous ceux qui sauront !
Lionardou, ennuyé, se gratte encore la tête, que Pierril, résolu :
— Te désole donc pas, fait-il d’un ton tranquille. Je me souviens assez et je vais tout t’apprendre. Tu vas voir si c’est simple !
Et cependant qu’ils montent à petits pas soufflés la grimpette de Grénefol, sans souci cette fois du joli givre blanc, dont les diamants fondent en perles d’eau, non plus que des oiseaux qui piaillent, tout transis, Pierril, professeur bénévole, donne à son compagnon une leçon de catéchisme.
*
— Les trois rois, tu sais bien, sont venus de bien loin, de bien loin… les trois rois mages… Le livre même dit qu’ils étaient gentils… Il y en avait un qui avait une figure barbouillée de suie comme Bernard de Boundigou ; il était habillé de rouge, et il avait les pieds nus dans des sandales et un foulard roulé autour des cheveux. Tu te rappelles pas à la crèche. Ils venaient d’Afrique, ces mages, et en Afrique il n’y a pas de routes, tu comprends, c’est comme dans les landes de Puyperdu. Alors, pour les guider, le bon Dieu avait envoyé une étoile qui volait devant eux comme un « échanti ». Je t’ai dit qu’ils venaient d’Afrique. C’est un pays où il fait très chaud, même à Noël. Alors, pour ne pas se fatiguer, ils étaient montés, l’un sur un chameau, l’autre sur une girafe, l’autre sur un éléphant…
—Tu crois qu’un éléphant ça peut tenir pied à une girafe ?
— Pourquoi pas ? La Janeton attelle bien au même charreton son âne et son cheval. Le cheval fait les pas petits, l’âne les fait grands, et ils s’accordent. Alors, je te disais qu’ils étaient montés sur les animaux de leur pays. C’est qu’ils étaient chargés ils portaient dans leurs bras plein de cadeaux pour le petit Jésus.
— Mais quels cadeaux, est-ce que tu sais ?
— Oh ! ben ! De quoi l’habiller déjà, pour sûr ! Il était quasiment tout nu sur de la paille, et il faisait si froid, tu te souviens, que le bœuf et l’âne étaient obligés de souffler dessus pour le réchauffer…
Dinn ! dinn ! dinn !
Tandis qu’ils jabotent, la cloche sonne, la petite cloche du catéchisme.
— Dépêchons-nous, Pierril ! Nous allons être en retard !
Alors, sabots en mains, tout le long du dernier raidillon, c’est une course folle vers le clocher.
*
— Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit…
Cinquante garçons et filles, de leurs voix qui chantent flûtées, récitent en chœur la prière du matin, pendant qu’un vol de pigeons, suspendant leurs rrroucou et battant des ailes, se déroule en guirlande au-dessus du clocher.
Après la prière, la leçon.
— Mes enfants, dit le curé, je vous l’ai promis. La brioche des rois attend toute chaude au presbytère ceux qui me raconteront sans se tromper l’Épiphanie de Notre-Seigneur. Allez, à toi déjà, Lionardou !
— Pas de chance, pense le petit, que ça commence juste par moi. Heureusement que Pierril m’a appris. Sans ça, pfuitt ! bonsoir la brioche !
Et Lionardou commence tout content, tel qu’il le tient encore tout chaud de Pierril, le beau récit des mages. Le roi gentil, barbouillé de suie, l’habit rouge, les pieds nus dans des sandales, le chameau, la girafe et l’éléphant, l’étoile volante comme un feu-follet… tout défile dans la même procession et d’un pas de cavalcade.
Des voisins étouffent de rire dans leurs casquettes. M. le curé, qui se promenait entre les bancs, s’arrête, croise les bras sur sa poitrine et regarde bien en face mon Lionardou. Diable ! qu’est-ce que ça signifie ? On dirait que ça se gâte !
Lionardou en a chaud aux oreilles. Il perd le fil de son discours et baisse ses yeux contrits, attendant le châtiment.
— Polisson !
L’orage qui grondait aussitôt éclate :
— Mauvais sujet ! Allez ! Sors d’ici et sauve-toi. Je t’apprendrai à te moquer de moi !
Lionardou y comprend de moins en moins. Quelle bêtise, grand Dieu ! a‑t-il bien pu dire ?
Et il sort désespéré sous le geste qui le chasse. Dans le bruit de ses sabots, qui tristement claquent sur les dalles, on dirait que sonne son regret.
— À toi, maintenant, Pierril !
Sitôt la porte refermée, la leçon reprend. Mais Pierril, levé, se dandine d’un pied sur l’autre, roule sa casquette entre ses doigts et demeure sans paroles.
— Voyons, Pierril, toi qui d’habitude sais si bien ton catéchisme !
Pierril hésite, puis tout d’un élan vidant son cœur :
— C’est que, Monsieur le Curé, la page manquait. Alors, en venant, Lionardou et moi, on a tâché de se souvenir de l’an passé, de la crèche ! Ah ! si on avait eu un livre ! On ne voulait pas manquer de tirer les rois chez vous ?
Cette fois, M. le curé comprend. Lionardou se moquer de lui ? Ah ! bien oui ! c’en était loin de sa pensée ! Et M. le curé, ayant compris, s’attendrit. Et M. le curé pardonne.
— Paix aux hommes de bonne volonté ! murmure-t-il. Pierril, va chercher Lionardou : vous mangerez tout de même de la brioche !
Jean Nesmy,
Contes limousins
Soyez le premier à commenter