(Champagne, 1855.)
C’est le soir. La maman vient de coucher Mimi, cinq ans. Gaston, qui en a sept, se débrouille seul. Elle embrasse les deux petits, tire leurs rideaux (vers 1850 tous les lits sont à rideaux) et sort rejoindre son mari.
Un bon magistrat, M. Doussot, très estimé dans la ville d’Épernay. Un bon disciple de Jean-Jacques Rousseau aussi : « Pas de religion pour mes enfants. À vingt ans, ils choisiront. Jean-Jacques l’a dit. »
(Mais à vingt ans, quand on a « choisi » pour vous depuis vingt ans… où irait-on chercher la vérité ?)
Sa femme n’a pas fait d’objection. Si son mari est voltairien elle est, elle, très sceptique. Si bien que les deux petits n’ont jamais fait ni vu faire aucune prière. Tout de même, Gaston est entré une fois pour un mariage à l’église Notre-Dame ; les mollets du suisse et le tonnerre des orgues l’ont vivement impressionné.
Le juge Doussot lève les yeux de dessus sa gazette. Gaston a‑t-il bien travaillé à sa première leçon ? Son maître était-il content ?
— Très content.
— Ces Frères sont d’excellents grammairiens. Je l’ai toujours dit.
Et là-dessus le juge se replonge dans le « Moniteur ». Chose curieuse et pas logique : il estime grandement les Frères des Écoles chrétiennes. Il a invité l’un d’eux, ce jour-là, à donner des leçons à son fils.
Oui, mais…
Un Frère des Écoles chrétiennes ne fait pas la classe sans faire la prière, Monsieur le Juge. Il ne saurait la faire sans parler de Dieu. Pas plus qu’un poisson dans l’eau ne peut s’empêcher de nager…
C’est pourquoi là-haut, vous ne l’entendez pas Gaston court pieds nus vers le lit de sa petite sœur, entr’ouvre les rideaux, appelle tout bas :
— Mimi, dors-tu ?
— Non, pas encore.
— Mimi, tu ne sais pas ? Eh bien ! il y a un bon Dieu.
— Ah ! — Qu’est-ce que c’est ?
Le frère aîné répète les choses étonnantes qu’il a apprises le matin. Dans le ciel il y a un Père qui nous aime et qui est Dieu. Il a fait le monde et tout, et nous aussi. Il nous attend pour nous rendre heureux avec lui…
Les cinq ans de Mimi sont déjà prudents. La petite fille s’endort, n’oublie rien, et garde pour elle ce qu’elle a appris.
Le lendemain, même appel.
— Mimi, dors-tu ?
— Non.
— Écoute : le Frère a dit qu’il fallait prier le Bon Dieu.
— Ah ! Qu’est-ce que c’est, prier ?
— Je vais t’apprendre. Répète. « Notre Père. »
— « Notre Père… »
— « Qui êtes aux cieux… »
— « Qui êtes aux cieux… »
Après le Notre Père vient le Je vous salue Marie. Et pendant plusieurs mois les deux petits prient ainsi tous les soirs. Jusqu’à neuf ans, Mimi n’en saura pas davantage… Mais alors elle va une fois à la messe, par hasard, et y rencontre si bien Dieu qu’elle ne le quittera jamais plus,
Quant à Gaston, il est mis au collège. Comme ses parents le laissent libre d’aller et venir, il s’en va à dix ans trouver le curé de sa paroisse :
— Monsieur le Curé, je voudrais aller au catéchisme.
— Venez‑y, mon petit homme.
Il suit le petit catéchisme, puis le grand, et le moment venu déclare à sa mère :
— Maman, je vais faire ma première communion.
Ses parents le laissent faire, sans lui dire un mot. Plus grand, il passera par Normale Supérieure, puis se fera Dominicain. Il sera aumônier des zouaves pendant la guerre de 1870 toujours au danger, à la peine, ne voulant jamais qu’on parle de lui.
Et Mimi ? sa petite sœur Noémi ?
Elle se fera elle aussi religieuse et fondera les Carmels de Meaux, de Fontainebleau et d’Épernay où elle laissera le souvenir d’une sainte.
Ils n’avaient pas pu « choisir à vingt ans. ». Ils avaient été « choisis » avant.
« Ce n’est pas vous qui m’avez choisi », dit le Seigneur.
Avons-nous bien lu ?
- Qui est Jean-Jacques Rousseau, et quel conseil donne-t-il pour élever des enfants ?…
« Les laisser pousser selon la nature… »
Est-ce que vous seriez charmants si on vous laissait grandir « selon la nature » ? - Que fait le Frère pour compléter la nature ?
- Est-ce que Gaston a bien compris ?
- Quand on découvre quelque chose de très bon et très beau faut-il le garder pour soi ou partager ?
- Avez-vous déjà partagé, comme Gaston ?

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