Chandeleur – En lisant l’Évangile de la Fête

Auteur : Duhamelet, Geneviève | Ouvrage : Chandeleur .

Temps de lec­ture : 27 minutes

II

C’est le matin de la et, par chance, c’est un jeu­di. Maman a pré­ve­nu hier soir qu’elle irait à la messe de huit heures et qu’elle sou­hai­tait emme­ner les deux grands et même Gil­bert, s’il vou­lait s’ar­ran­ger pour être prêt à l’heure.

Pour l’ins­tant, il s’at­tarde au contraire à regar­der par la fenêtre. Le ciel est bleu, d’un bleu tout vif, tout neuf, tout lavé. Mais le gazon du jar­din est fleu­ri d’é­toiles blanches. Il a gelé cette nuit.

Les roses de Noël, au bord des plates-bandes, entr’ouvrent leurs petites corolles fri­leuses. Elles ont un bien joli nom, mais les bota­nistes les appellent sim­ple­ment des ellé­bores. Gil­bert l’a appris l’autre jour en étu­diant la fable du Lièvre et de la Tor­tue :

Ma com­mère, il vous faut purger 
Avec quatre grains d’ellébore.

Par curio­si­té, il aurait bien vou­lu goû­ter à ces fleurs roses et vertes qui pas­saient jadis pour gué­rir la folie. Mais Agnès, sage­ment, l’en dis­sua­da, lui affir­mant que c’é­tait une plante véné­neuse. Ain­si en est-il de beau­coup de choses qui sont à la fois remède ou poi­son, selon qu’on sait ou ne sait pas les employer.

Fir­min, le jar­di­nier, pré­pare la terre pour repi­quer les lai­tues sous cloche. Hier, il a gref­fé deux poi­riers. Pro­messe de fruits. Dans la réserve où les enfants ne doivent pas péné­trer seuls, les pommes et les poires d’hi­ver com­mencent à s’é­pui­ser : poires de Fri­bourg ou du bon chré­tien d’hi­ver, pommes de rai­nette ou de cal­le­ville qu’on fait reluire avant d’y enfon­cer les dents.

Mais, qu’est-ce que cette splen­deur au fond du pota­ger ? C’est l’a­man­dier, le plus pres­sé de tous les arbres frui­tiers, qui a revê­tu hâti­ve­ment sa parure et qui, pour faire un brin de toi­lette, poudre de rose ses sar­ments desséchés.

Histoire du soir - Le jardinier prépare la terre.
Le jar­di­nier pré­pare la terre.

Comme Gil­bert reste en extase à la fenêtre, une chaus­sette d’une main et son peigne dans l’autre, maman, qui est toute prête à par­tir pour la messe, menace de ne pas l’emmener. Agnès, heu­reu­se­ment, est toute prête, elle aus­si, et en deux temps, trois mou­ve­ments, elle chausse, débar­bouille, coiffe et habille le petit rêveur.

Il ne res­te­ra donc à la mai­son que grand’­mère qui a de mau­vaises jambes, Chris­tine et le petit Phi­lippe. Papa et l’oncle Pas­cal n’ont pas de jeu­dis, eux, et la fête de la Chan­de­leur n’est pas fête d’obligation.

Mais, au moment de par­tir, Jean, qui a eu la coque­luche l’au­tomne der­nier, est pris d’une telle quinte de toux que maman décide de le lais­ser à la mai­son et, pour le conso­ler, grand’­mère lui glisse à l’oreille

— Viens dans ma chambre. Nous lirons l’of­fice tous les deux.

Jean qui est très pieux — un jour, peut-être, il sera prêtre — aime beau­coup lire les offices avec grand’­mère qui explique si bien toutes choses et qui, il le sent confu­sé­ment, est si près du bon Dieu.

— La Chan­de­leur, grand’­mère, c’est ce qu’on appelle la , n’est-ce pas ?

— Oui, mon ché­ri. Le récit de cet évé­ne­ment est tout entier dans l’é­van­gile selon saint Luc, celui des quatre évan­gé­listes qui nous a racon­té le plus de choses sur l’en­fance de Jésus. La Sainte Vierge elle-même, sans doute, l’en instruisit.

Grand’­mère s’est ins­tal­lée dans son fau­teuil. Elle a atteint le gros livre dans lequel elle lit si sou­vent et, tan­dis qu’elle ajuste ses lunettes, Jean s’as­sied à ses pieds sur un tabou­ret, comme s’il avait encore l’âge de Chris­tine. Mais on est tou­jours un tout petit pour sa grand’mère.

Grand’­mère ouvre l’É­van­gile et elle lit len­te­ment, ver­set par ver­set, en s’ar­rê­tant pour com­men­ter les paroles sacrées au petit gar­çon qui l’é­coute avec attention.

La Chandeleur pour le catéchisme - Marie et joseph portèrent l'Enfant à Jérusalem.
Marie et Joseph por­tèrent l’En­fant à Jérusalem.

Cha­pitre II, ver­set 22 : Quand les jours de leur puri­fi­ca­tion furent accom­plis selon la loi de Moïse, Marie et Joseph por­tèrent l’En­fant à Jéru­sa­lem pour le pré­sen­ter au Seigneur.

— Quand toi, tes frères et tes sœurs, avez fait votre pre­mière sor­tie avec votre petite maman, elle vous a menés d’a­bord à l’é­glise. Elle vous a posés devant elle comme pour mieux vous offrir, et puis elle a deman­dé à un prêtre de pro­non­cer sur elle de belles prières qu’on appelle les et qui sont faites pour atti­rer les béné­dic­tions du ciel sur les nou­velles mamans. La loi juive fai­sait une obli­ga­tion aux femmes de venir au Temple après la nais­sance de leurs enfants. La Sainte Vierge, parce qu’elle était la mère de Dieu, n’é­tait pas, comme les autres femmes juives, assu­jet­tie à cette loi. Mais elle était si humble et si obéis­sante qu’elle ne vou­lut pas se sin­gu­la­ri­ser. Aus­si, qua­rante jours après la nais­sance de son fils — pour une fille, le délai eût été de quatre-vingt-dix jours — elle quitte Beth­léem et s’a­che­mine vers le temple de Jéru­sa­lem, avec son petit enfant endor­mi dans ses bras et le bon saint Joseph auprès d’elle.

— Avaient-ils beau­coup de che­min à faire ?

— Envi­ron deux lieues. Les voi­là qui des­cendent la col­line. Ils passent près du tom­beau de Rachel, morte à la nais­sance de son petit Ben­ja­min (tu as appris ceci dans ton His­toire Sainte), et Marie dut ser­rer plus fort son enfant dans ses bras. Puis ils suivent la val­lée toute fleu­rie déjà, car le prin­temps orien­tal est en avance sur le nôtre. Tu te sou­viens des des­crip­tions que tu as lues du Temple de Jéru­sa­lem ? Marie et Joseph l’a­per­çoivent tout à coup devant eux, sur la mon­tagne : de hautes murailles, des por­tiques, des tours, une sorte de for­te­resse de neige et d’or sur le ciel bleu. Tu sais ce qu’é­tait le Temple pour les Juifs, la gloire et l’or­gueil d’Is­raël, la mai­son même de Dieu. Pense avec quel bat­te­ment de cœur Marie et Joseph durent le saluer.

Grand’­mère reprend sa lecture :

Histoire du soir pour les petits - Présentation de Jésus au Temple

23 : …Sui­vant ce qui est écrit dans la loi du Sei­gneur : Tout mâle pre­mier-né sera consa­cré au Seigneur.

24 : Et pour offrir en sacri­fice, ain­si que le pres­crit la loi du Sei­gneur, une paire de tour­te­relles ou deux petits de colombe.

— Ici encore, il faut que tu te rap­pelles ton His­toire Sainte. C’é­tait en mémoire de leur déli­vrance d’É­gypte que les Juifs devaient consa­crer à Dieu leurs fils pre­miers-nés et même les pre­miers-nés des ani­maux ou, sinon, les rache­ter par une offrande. Seuls les pre­miers-nés de la tri­bu de Lévi ne pou­vaient pas être rache­tés. Deve­nus grands, c’é­taient eux, les lévites qui, obli­ga­toi­re­ment, ser­vaient Dieu dans le Temple. Mais Jésus, issu de la tri­bu de Juda, pou­vait être racheté.

— Pour­tant, il n’en avait pas besoin, grand”-mère, puis­qu’il était le fils de Dieu.

— En effet, Fils de Dieu et Dieu lui-même, cette loi ne le concer­nait pas. Mais, comme sa mère, il vou­lait se mon­trer hum­ble­ment obéis­sant et faire comme les autres. Et toi, mon Jean, as-tu tou­jours l’es­prit d’o­béis­sance ? Ne demandes-tu pas par­fois une excuse, une dis­pense pour ne pas aller en classe, pour ne pas faire tel devoir…

Jean aime beau­coup la douce morale de grand’­mère qui n’ar­rive jamais quand il est méchant, mais, au contraire, quand son cœur, tout épa­noui de joie et de quié­tude, s’ouvre le plus faci­le­ment. Il répond avec feu

— Oui, je l’ai fait. Mais je t’as­sure que je ne le ferai plus.

Et grand’­mère, satis­faite, conti­nue son récit :

— Donc, Marie et Joseph mon­taient au Temple. Une suite de cours ou par­vis, ornés de riches por­tiques, pré­cé­dait l’en­trée : le par­vis des Gen­tils, immense espla­nade où tout le monde avait accès, puis le par­vis d’Is­raël, réser­vé aux seuls Juifs, et dans lequel les païens et les étran­gers ne pou­vaient péné­trer sous peine de mort. Au fond, le par­vis des Prêtres dans lequel était pla­cé l’au­tel des holo­caustes, tout fumant d’en­cens, et le bas­sin appe­lé mer d’ai­rain. Enfin, le Temple pro­pre­ment dit, où ne péné­traient que les seuls lévites et, fina­le­ment, le Saint des Saints, ter­rible et secret, où le grand-prêtre lui-même n’en­trait qu’une fois par an.

Saint Joseph achète 2 colombes à offrir - Présentation de Jésus au Temple

— Grand’­mère, dit Jean, c’é­tait bien com­pli­qué tout cela. J’aime mieux vivre main­te­nant que Jésus est venu et que les églises sont ouvertes à tout le monde. Et toi ?

Grand’­mère sou­rit à cette excla­ma­tion de son petit-fils qui pré­fère la loi d’a­mour à la loi de crainte et, de nou­veau, elle reprend son commentaire :

— Avant d’en­trer dans le Temple, saint Joseph s’é­tait arrê­té un moment devant les mar­chands d’a­gneaux et de colombes. Les riches devaient offrir, en cette cir­cons­tance, un agneau d’un an et une colombe. Des pauvres, la loi n’exi­geait que deux tour­te­relles ou deux colombes. Or saint Joseph, sur l’ordre de Marie sans doute, choi­sit les offrandes de pauvres, car Jésus vou­lait mon­trer dès sa nais­sance qu’il aimait avant tout la pauvreté.

— Grand’­mère, remar­qua Jean, les ber­gers avaient appor­té des agneaux à la crèche. Pour­quoi la Sainte Vierge n’en avait-elle pas gar­dé un pour ce jour-là ? Et puis, l’or que les Mages avaient don­né à l’En­fant- Jésus, il aurait pu ser­vir à ache­ter une offrande de riches…

— Des saints se sont posé avant toi la ques­tion, mon petit, et saint Ber­nard en a conclu que les parents de l’En­fant- Jésus avaient dû dis­tri­buer en aumônes tout ce qu’ils avaient reçu à Bethléem.

— Ça m’en­nuie tout de même que le petit Jésus ait été comme un petit malheureux.

Grand’­mère sou­rit encore. Peut-être que le défaut domi­nant de son petit-fils était un cer­tain goût de l’os­ten­ta­tion, de la glo­riole même, et l’oc­ca­sion parut bonne à l’aïeule de lui en faire sen­tir la vanité.

— Quand tes parents te refusent cer­taines dépenses inutiles, quand tu subis la petite humi­lia­tion de ne pou­voir faire comme les autres — tu es l’aî­né de cinq, mon bon ché­ri, et tu sais que la vie est sou­vent dif­fi­cile — pense que Jésus, sou­cieux d’ac­com­plir à la lettre la Loi, ne s’ac­cor­da, même sur ce point, aucun superflu.

Jean ne répon­dit rien. À quoi bon les mots ? Mais il bai­sa la douce vieille main qui tenait le livre. Il avait compris.

— Puisque Marie por­tait Jésus, c’é­tait le bon saint Joseph qui tenait dans ses mains les colombes. Si elles avaient pu com­prendre, comme elles auraient été heu­reuses, les petites bêtes inno­centes, d’a­voir été choi­sies pour rache­ter l’En­fant-Jésus. Mais elles se ren­gor­geaient tout de même, tan­dis que saint Joseph flat­tait du doigt les têtes rondes au noir col­lier, et elles rou­cou­laient doucement.

— Je les entends, je les entends : roû-oû-oû-roû, roû-oû-oû-roû, cria le petit gar­çon enchan­té. Tu te sou­viens, grand’­mère, l’oncle Pas­cal en avait don­né à maman pour sa fête, même que Gil­bert a ouvert la cage et qu’elles se sont envolées.

Colombes offertent au Temple de Jérusalem

— Aux colombes, conti­nua grand’­mère, on pense que Marie et Joseph ne man­quèrent pas de joindre l’of­frande rituelle de cinq sicles d’argent.

— Cela fait combien ?

— Le sicle valait quatre drachmes et la drachme envi­ron quatre-vingt-huit cen­times. Un sicle valait donc un peu moins de trois francs cinquante.

— Cinq sicles font donc à peu près dix-huit francs, dit Jean qui cal­cu­lait vite. Mais, grand’­mère, si Jésus a été rache­té, petit, pour cinq sicles, n’est-ce pas pour trente sicles qu’il a été ven­du par Judas ?

— En effet, mon enfant, c’est-à-dire pour un peu plus de cent francs.

— O grand’­mère, pas pour un mil­lion, pas pour mille mil­lions je ne l’au­rais fait, moi, s’ex­cla­ma le brave Jean. Quel affreux lâche que ce Judas. Tiens… si je le tenais !

Et Jean esquis­sa une attaque de boxe. Grand’­mère cal­ma le petit jus­ti­cier et reprit sa lecture :

25 : Or il y avait à Jéru­sa­lem un homme nom­mé  ; c’é­tait un homme juste et crai­gnant Dieu qui atten­dait la conso­la­tion d’Is­raël, et l’Es­prit-Saint était sur lui.

26 : L’Es­prit-Saint lui avait révé­lé qu’il ne mour­rait point sans avoir vu le Christ du Seigneur.

— Les Juifs atten­daient le Mes­sie. Les Pro­phètes leur avaient annon­cé sa venue pro­chaine. De temps en temps, le bruit cou­rait que le Mes­sie avait paru ici ou là, et les pauvres gens se dépê­chaient d’al­ler voir, mais ce n’é­tait pas le vrai Mes­sie. Et l’at­tente recom­men­çait. Les Juifs, à vrai dire, ne savaient pas exac­te­ment ce que serait le Sau­veur. Mais ils espé­raient qu’il serait leur Roi et que, sous son règne, ils rede­vien­draient riches et heu­reux comme au temps du Roi Salo­mon qui avait bâti le Temple. Et c’est pour­quoi les Juifs n’ont pas com­pris que Jésus pauvre et per­sé­cu­té, Jésus mis à mort entre deux lar­rons, était le Mes­sie. Les Juifs étaient des orgueilleux, et l’or­gueil obs­true l’in­tel­li­gence, vois-tu, mon Jean. Mais reve­nons à Siméon.

27 : Il vint donc dans le Temple, pous­sé par l’Es­prit. Et comme les parents appor­taient le petit Enfant-Jésus pour obser­ver les cou­tumes légales à son égard,

28 : Lui aus­si le reçut entre ses bras et bénit Dieu en disant :

29 : Main­te­nant, ô Maître, vous lais­se­rez par­tir votre ser­vi­teur en paix selon votre parole.

30 : Puisque mes yeux ont vu le salut

31 : Que vous avez pré­pa­ré à la face de tous les peuples,

32 : Lumière qui doit dis­si­per les ténèbres des nations. Et la gloire d’Is­raël, votre peuple.

— Grand’­mère, dit Jean, tu ne crois pas que le petit Jésus a dû se réveiller dans le Temple ? Peut-être a‑t-il eu peur et s’est-il mis à pleu­rer comme Phi­lippe, quand il se trouve dans un endroit qu’il ne connaît pas ?

— Je ne pense pas, dit grand’­mère. Il a dû ouvrir ses beaux yeux et regar­der les pla­fonds étin­ce­lants, les ors, les marbres, les riches étoffes qui célé­braient la gloire du Père. C’est dans ce Temple qu’un peu plus tard, au milieu des doc­teurs, il ensei­gne­ra, petit enfant que son père et sa mère, tout affli­gés, cher­che­ront par les che­mins. C’est dans ce Temple que, deve­nu homme, il prê­che­ra à la foule, c’est de là qu’il chas­se­ra les ven­deurs. C’est en regar­dant ces hautes murailles qu’il dira, la veille de sa mort : Détrui­sez ce temple et je le rebâ­ti­rai en trois jours. Mais il par­le­ra là du temple de son corps, et les Juifs ne le com­pren­dront pas.

— Les Juifs ne le com­pren­dront donc jamais, grand’mère ?

— Quelques-uns le com­prirent. Le pre­mier de ceux-là est ce vieillard Siméon dont nous par­lions. Il est bon, il est pieux, il a lu les Pro­phètes. Il sait que l’un a dit, voi­là bien des années, par­lant du Temple :

grande sera la gloire de cette mai­son, la der­nière plus que la pre­mière et en ce lieu, je met­trai la paix [1]

et qu’un autre a ajouté :

Voi­ci que j’en­voie mon mes­sa­ger et il pré­pa­re­ra le che­min devant moi ; et sou­dain vien­dra dans son Temple le Sei­gneur que vous cher­chez, l’ange de l’al­liance que vous dési­rez.[2]

Tan­dis que Siméon était ce matin-là dans sa mai­son, reli­sant ces textes peut-être, le Saint-Esprit l’a ins­pi­ré et l’a pous­sé à venir au Temple pour y prier. Tout rem­pli de cette illu­mi­na­tion inté­rieure, il a recon­nu les humbles visi­teurs, il s’est avan­cé au-devant d’eux. Peut-être que l’En­fant-Jésus lui a ten­du les bras ?… Les petits enfants aiment les vieux visages.

Siméon rencontre l'Enfant-Jésus au Temple et prophétise sa mort
Peut-être que l’En­fant-Jésus lui a ten­du les bras.

— Ça, c’est vrai, grand’­mère, tu vois comme Phi­lippe te fait des sou­rires et comme il aime que tu le prennes.

Grand’­mère sou­rit à la naïve exclamation.

— L’of­fice de ce jour, dit-elle, ren­ferme une tou­chante antienne :

le vieillard por­tait l’En­fant, mais l’En­fant condui­sait le vieillard.

Jean ouvrit les yeux, il ne com­pre­nait pas très bien. Il fal­lut que grand’­mère expliquât.

— Nous qui sommes vieux, nous aimons à avoir près de nous des petits bâtons de vieillesse. Vous êtes notre joie, notre suprême espé­rance. Votre prière est toute-puis­sante près du bon Dieu lorsque vous priez pour nous. N’y man­quez pas.

Et tan­dis que Jean, éton­né par le ton grave de sa grand’­mère, la serre dans ses bras à l’é­touf­fer, elle redit, mi-sou­riante, mi-émue,

le vieillard por­tait l’En­fant, mais l’En­fant condui­sait le vieillard.

Puis elle poursuit :

— Siméon a donc pris dans ses mains trem­blantes le petit Jésus et il chante sa joie dans ce can­tique que nous appe­lons .

— Où veut-il aller ? ques­tion­na Jean, qui n’a­vait pas compris.

— Cela signi­fie que Dieu peut faire main­te­nant mou­rir Siméon, puisque sa tâche sur terre est accom­plie. En effet, il a vu celui que les Juifs de l’An­cien Tes­ta­ment appe­laient de tous les vœux. Tu sais bien le can­tique qu’on chante à Noël :

Depuis plus de quatre mille ans,

Et déjà Jean mêlait sa voix fraîche à la voix cas­sée de son aïeule :

Les Anges chantent la joie de Noël

Depuis plus de quatre mille ans,
Nous l’ont annon­cé les Prophètes,
Depuis plus de quatre mille ans,
Nous atten­dions cet heu­reux temps.

— Un jour, s’é­lè­ve­ront contre Jésus les cris hai­neux de la popu­lace. Par­mi les enfants et les jeunes hommes qui passent à cette heure dans le Temple, il y a ceux qui, dans trente-trois ans, crie­ront : Cru­ci­fige, cru­ci­fige eum. Mais la louange du bon Siméon semble être d’a­vance en répa­ra­tion de ces affreuses injures, tan­dis qu’il sou­lève dans ses bras la gloire d’Is­raël, comme le prêtre, à l’É­lé­va­tion, fait mon­ter l’hos­tie vers Dieu.

DE la crèche jusqu'à la Passion et la mort sur la Croix

Jean, main­te­nant, s’empare du livre et c’est lui qui lit le ver­set suivant :

33 : Le père et la mère de l’En­fant étaient dans l’ad­mi­ra­tion des choses qu’on disait de lui.

— Ça, ça ne m’é­tonne pas. Tous les papas et toutes les mamans admirent leurs petits enfants, même quand ils ne sont pas admi­rables du tout. N’est-ce pas, grand’­mère ? Quand Phi­lippe fait un sou­rire, quand Chris­tine dit une malice, ou même une bêtise, c’est à qui, de papa ou de maman, applau­di­ra le plus fort. Et quand quel­qu’un dit de l’un de nous : il est gen­til ou il est intel­li­gent, je vois bien que papa et maman prennent un drôle d’air, sur­tout si nous avons enten­du, mais au fond, ils sont ravis. N’est-ce pas, grand’­mère ? répète-t-il. Alors, les parents du petit Jésus… tu penses s’ils étaient fiers de leur Enfant, et heu­reux donc !

— Leur bon­heur, il n’a pas duré long­temps. Écoute la suite de l’histoire :

34 : Et Siméon les bénit et dit à Marie, sa mère : Cet enfant est au monde pour la chute et la résur­rec­tion d’un grand nombre en Israël et, pour vous-même,

35 : un glaive trans­per­ce­ra votre âme et ain­si seront révé­lées les pen­sées cachées dans le cœur d’un grand nombre.

— Le temps était tou­jours radieu­se­ment beau, les petites colombes rou­cou­laient tou­jours ten­dre­ment, l’en­cens embau­mait tou­jours l’es­pace. Et pour­tant, tout était chan­gé, tout était pour jamais chan­gé. La Sainte Vierge, vois-tu, avait été une petite fille heu­reuse, ché­rie par ses vieux parents. Dans le Temple où elle avait pas­sé sa jeu­nesse, elle avait été une ado­les­cente heu­reuse. Elle avait été, près de saint Joseph, une épouse heu­reuse, puis­qu’il la com­blait de pré­ve­nances et de bon­té. Quand l’Ange l’a­ver­tit qu’elle serait la mère du Sau­veur pro­mis, comme elle avait été heu­reuse, la petite Juive qu’elle était, ber­cée depuis sa nais­sance par le grand espoir mes­sia­nique. Et quand elle cou­sait les langes du petit enfant atten­du, comme elle était heu­reuse, Marie, autant que ta maman à toi, mon petit Jean, chaque fois qu’elle a pré­pa­ré une layette.

— À Beth­léem, grand’­mère, est-ce que la Sainte Vierge était heu­reuse ? Pour­tant, les méchants lui avaient fer­mé la porte au nez et l’a­vaient obli­gée à loger dans l’étable.

— Sans doute, mais quand elle avait pu embras­ser son petit enfant, tout cela avait été oublié. Et puis, elle savait qu’à Naza­reth leur mai­son les atten­dait, et le ber­ceau, un ber­ceau de bois que saint Joseph avait fait lui-même, un ber­ceau rus­tique, comme il conve­nait au fils d’un arti­san de vil­lage, mais où l’en­fant dor­mi­rait à l’aise, tan­dis qu’elle vaque­rait aux soins du ménage et que le bon char­pen­tier gagne­rait leur vie à tous trois.

— Et puis, l’é­table avait beau être pauvre, les Ber­gers et les Mages y étaient venus !

— Et cela encore avait été du bon­heur pour Marie : les naïfs cadeaux des Ber­gers, leur empres­se­ment sur­tout et leur joie et puis, un peu plus tard, la majes­té des trois grands rois et ces pré­sents si beaux ! Marie n’a­vait jamais vu cet encens, cet or, cette myrrhe ailleurs qu’au Temple de Jéru­sa­lem. Oui, depuis Noël, Marie était une mère heu­reuse et, tout à l’heure encore, ce vieillard trans­por­té et qui chan­tait en sou­le­vant Jésus dans ses bras… C’é­tait trop beau. Qu’al­lait-il arri­ver main­te­nant ? Eh bien, il arri­va ceci, la pré­dic­tion de Siméon.

— Pauvre Sainte Vierge !

— Le bon Dieu a pitié, vois-tu, du cœur des mères. C’est pour cela qu’il a vou­lu leur cacher l’a­ve­nir. Elles s’in­quiètent beau­coup, sans doute. Elles disent : si tu attra­pais la rou­geole… si tu te cas­sais la jambe… si tu étais refu­sé à ton examen…

Jean riait :

— C’est tout à fait cela, grand’­mère. Mais, toi aus­si, tu en dis autant.

— Moi… je suis deux fois une mère, c’est pour cela. Mais pour­tant, quand elles se sont bien inquié­tées, les mamans, elles se disent : rien de tout cela n’ar­ri­ve­ra, puisque je suis là. Et le bon Dieu ne les détrompe pas. Elles ont bien le temps de se faire de la peine. Or, à une seule, tu entends, il a vou­lu infli­ger l’af­freuse épreuve de savoir d’a­vance, à une seule, à celle qu’il avait élue entre toutes par un amour de pré­di­lec­tion, à celle qui devait être la Mère de son Fils. C’est pour­quoi Siméon, enve­lop­pant sans doute la Vierge d’un regard de pro­fonde pitié, fut char­gé du san­glant mes­sage : un glaive trans­per­ce­ra votre âme.

— Et qu’est-ce que la Sainte Vierge a répon­du, grand’mère ?

— L’É­van­gile ne le dit pas et, sans doute, elle ne répon­dit rien, en effet. Elle avait répon­du d’a­vance oui à tout ce que le bon Dieu vou­lait d’elle. Mais elle reprit l’En­fant-Jésus et le ser­ra dans ses bras, très fort. Plus tard, il lui expli­que­rait les Écri­tures — Marie et Joseph furent les pre­miers dis­ciples de leur enfant — et il dérou­le­rait devant eux les pages de la Bible en leur don­nant l’in­ter­pré­ta­tion des pro­phé­ties, sur le sens des­quelles s’é­ga­raient les Pha­ri­siens. Pen­dant trente ans, jour après jour, Marie appren­drait la Pas­sion de son Fils et la sienne, mais, dès ce jour dont je te parle, mon enfant, Marie a com­men­cé à souffrir.

— Pauvre Sainte Vierge, répé­ta Jean. J’au­rais vou­lu la consoler.

— Tu la consoles chaque fois que, comme elle, tu ne refuses rien au bon Dieu. Cher­cher à res­sem­bler à ceux qu’on aime, c’est leur prou­ver son amour.

Grand’­mère cares­sa une minute la tête brune du petit gar­çon assis à ses pieds, puis elle reprit sa lecture :

36 : Il y avait aus­si une pro­phé­tesse nom­mée Anne, fille de Pha­nuel de la tri­bu d’Aser…

37 : Res­tée veuve et par­ve­nue à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, elle ne quit­tait point le Temple, ser­vant Dieu nuit et jour dans le jeûne et la prière.

38 : Elle aus­si sur­ve­nant à cette heure se mit à louer le Sei­gneur et à par­ler de l’En­fant à tous ceux qui, à Jéru­sa­lem, atten­daient le Rédempteur.

— Après le vieux Siméon, c’est la vieille Anne qui s’ap­proche. Le Saint-Esprit l’a, elle aus­si, pré­ve­nue. Elle marche len­te­ment, elle ne voit plus bien clair, c’est une véné­rable aïeule.

— Comme toi, grand’mère.

— Plus vieille, beau­coup plus vieille, mon chéri.

Jean secoue la tête d’un air absor­bé. L’âge de grand’­mère paraît déjà fort res­pec­table à ses douze ans.

— II y a des années qu’elle vit au Temple. Elle y a cer­tai­ne­ment connu la Vierge enfant, et Marie, dans sa détresse sou­daine, est contente de la revoir. Et Anne a tout de suite trou­vé ce qu’il fal­lait dire pour récon­for­ter Marie. Elle ne se contente pas, comme Siméon, de remer­cier Dieu qui lui a mon­tré le Mes­sie, elle arrête ceux qui passent sur le par­vis, les Juifs fidèles et pieux qui atten­daient le Rédemp­teur. Elle les appelle : « Venez voir : ce petit enfant qui est là, c’est Celui que nous dési­rions si fort, c’est le Mes­sie ». Et, autour de la sainte Famille, ils sont là quelques-uns qui regardent, qui pleurent de joie, qui adorent. Et Marie, avec le glaive enfon­cé à jamais dans son cœur, com­mence sa mis­sion de coré­demp­trice du genre humain, et trouve la force de bénir et de sourire.

La prophétesse Anne reconnait le Messie

Il n’y a plus qu’un ver­set, main­te­nant. C’est la fin de l’histoire.

39 : Lors­qu’ils eurent tout accom­pli selon la loi du Sei­gneur, ils s’en retour­nèrent en Gali­lée à Naza­reth, leur ville.

— Ain­si Joseph et Marie quittent Jéru­sa­lem. Ils rentrent chez eux, dans l’humble mai­son où l’ar­ti­san pense retrou­ver sa vie pai­sible entre sa femme et son fils. Mais un Ange l’at­tend et dans quelques jours, ce sera le songe pro­phé­tique, l’ordre de fuir en Égypte pour sous­traire l’En­fant-Jésus à la méchan­ce­té d’Hé­rode. Marie sait bien, elle, qu’elle va souf­frir, mais elle serre dans ses bras son Jésus. Souf­frir avec lui et pour lui, c’est encore une dou­ceur. Et puis, la volon­té de Dieu d’a­bord. Et c’est pour­quoi, lorsque nous égre­nons le Rosaire, nous comp­tons la Puri­fi­ca­tion par­mi les mys­tères joyeux et que nous en sou­hai­tons pour fruit l’obéissance.

Comme grand’­mère ache­vait ces mots, l’oncle Pas­cal frap­pait à la porte. Il s’é­ton­na de voir Jean pen­ché sur le gros livre de grand’­mère, et celle-ci expli­qua com­ment ils venaient de faire ensemble leur méditation.

— Et moi, dit en riant l’oncle Pas­cal, je viens vous don­ner une leçon d’his­toire, à toi du moins, mon ami Jean.

— Peut-être à moi aus­si, dit grand’­mère avec sim­pli­ci­té. Les enfants d’au­jourd’­hui ont plus de chance que ceux de jadis. On met à leur por­tée les sujets les plus ardus.

— C’est encore à pro­pos de la Chan­de­leur. J’ai feuille­té ce matin à votre inten­tion quelques vieux bou­quins. Cet Évan­gile que vous venez de lire, on le lisait à Jéru­sa­lem une fois par an, peut-être déjà du temps des Apôtres, assu­ré­ment vers le IVe siècle. C’é­tait à l’oc­ca­sion de la fête de la Pré­sen­ta­tion de l’En­fant-Jésus au Temple qui se célé­brait qua­rante jours après l’É­pi­pha­nie, le 14 février. L’u­sage de cette fête s’é­ten­dit dans toute l’É­glise, et on l’ap­pe­la bien­tôt Occur­sus Domi­ni, c’est-à-dire la ren­contre du Sei­gneur, la ren­contre de l’En­fant-Jésus et de saint Siméon, ou encore, le jour de saint Siméon. Or, les païens de Rome célé­braient jadis des fêtes au début du mois de février.

— En l’hon­neur de qui étaient ces fêtes ? deman­da grand’mère.

— Les savants ne se mettent pas d’ac­cord pour savoir en l’hon­neur de quel dieu. Les Romains en avaient tant, des dieux !… Peut-être, disent les uns, en l’hon­neur de la déesse Februa, mère du dieu Mars, peut-être, disent les autres, en l’hon­neur de Plu­ton, dieu des enfers, ou d’un dieu Luper­cus, pro­tec­teur des trou­peaux (ces fêtes, d’ailleurs, se nom­maient luper­cales). Plus pro­ba­ble­ment en l’hon­neur de Cérès et de sa fille Proserpine.

— Je sais, je sais, cria Jean, très fier. J’ai lu leur his­toire dans ma mytho­lo­gie. Cérès était la déesse des mois­sons. Un jour, tan­dis que Pro­ser­pine cueillait des fleurs, Plu­ton l’en­le­va et l’emporta dans son royaume. Cérès, natu­rel­le­ment, eut beau­coup de cha­grin. Et elle par­cou­rait la nuit les cam­pagnes, cher­chant sa fille à la lueur des torches.

— Bra­vo, dit l’oncle Pascal.

— Mais ce n’est pas une his­toire vraie, dis ?

— Bien sûr que non. C’est une fable inven­tée par les Grecs, ou par un peuple plus ancien encore. Ce sont les Grecs qui l’ap­prirent aux Romains. Des savants et des poètes t’ex­pli­que­ront qu’il y a dans cette légende le sym­bole du grain de blé, enfer­mé dans la terre, et que le soleil fera mûrir. Quoi qu’il en soit, les païens célé­braient ces fêtes en por­tant des flam­beaux, la nuit, dans les rues. Le Chris­tia­nisme, s’é­ta­blis­sant au milieu des cou­tumes païennes, n’a pas agi par la rigueur. Il n’a pas défen­du les réjouis­sances popu­laires, mais il les a par­tout chan­gées en fêtes chrétiennes.

— C’est très juste, ce que vous dites là, remar­qua grand’­mère. Les chênes des druides, les pierres des fées, les fon­taines des lutins, le Chris­tia­nisme les a mar­qués d’une croix, et c’est l’o­ri­gine de la plu­part des pèle­ri­nages. Enfin, dans les temples païens, elle a consa­cré ses sanc­tuaires. Les plus belles églises de Rome sont d’an­ciens temples des dieux païens.

— Cette adap­ta­tion — si je puis dire — de la Puri­fi­ca­tion fut faite par le pape saint Gélase vers la fin du Ve siècle ou, s’il faut en croire d’autres savants, par le pape Serge Ier vers la fin du VIIe siècle. On conser­va donc la cou­tume des pro­ces­sions aux flam­beaux, ou plu­tôt aux cierges, mais c’é­tait en l’hon­neur de Marie et de Jésus Enfant qu’on les allu­ma dorénavant.

— Et voi­là, conclut grand’­mère, com­ment cette fête de la Puri­fi­ca­tion porte le nom popu­laire de Chan­de­leur, de can­de­la, chan­delle, .


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« Chan­de­leur – Où l’on parle des pro­verbesChan­de­leur – La béné­dic­tion des cierges »
  1. [1] Livre d’Ag­gée, II, 9.
  2. [2] Livre de Mala­chie, III, 1.

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