II
C’est le matin de la Chandeleur et, par chance, c’est un jeudi. Maman a prévenu hier soir qu’elle irait à la messe de huit heures et qu’elle souhaitait emmener les deux grands et même Gilbert, s’il voulait s’arranger pour être prêt à l’heure.
Pour l’instant, il s’attarde au contraire à regarder par la fenêtre. Le ciel est bleu, d’un bleu tout vif, tout neuf, tout lavé. Mais le gazon du jardin est fleuri d’étoiles blanches. Il a gelé cette nuit.
Les roses de Noël, au bord des plates-bandes, entr’ouvrent leurs petites corolles frileuses. Elles ont un bien joli nom, mais les botanistes les appellent simplement des ellébores. Gilbert l’a appris l’autre jour en étudiant la fable du Lièvre et de la Tortue :
Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d’ellébore.
Par curiosité, il aurait bien voulu goûter à ces fleurs roses et vertes qui passaient jadis pour guérir la folie. Mais Agnès, sagement, l’en dissuada, lui affirmant que c’était une plante vénéneuse. Ainsi en est-il de beaucoup de choses qui sont à la fois remède ou poison, selon qu’on sait ou ne sait pas les employer.
Firmin, le jardinier, prépare la terre pour repiquer les laitues sous cloche. Hier, il a greffé deux poiriers. Promesse de fruits. Dans la réserve où les enfants ne doivent pas pénétrer seuls, les pommes et les poires d’hiver commencent à s’épuiser : poires de Fribourg ou du bon chrétien d’hiver, pommes de rainette ou de calleville qu’on fait reluire avant d’y enfoncer les dents.
Mais, qu’est-ce que cette splendeur au fond du potager ? C’est l’amandier, le plus pressé de tous les arbres fruitiers, qui a revêtu hâtivement sa parure et qui, pour faire un brin de toilette, poudre de rose ses sarments desséchés.
Comme Gilbert reste en extase à la fenêtre, une chaussette d’une main et son peigne dans l’autre, maman, qui est toute prête à partir pour la messe, menace de ne pas l’emmener. Agnès, heureusement, est toute prête, elle aussi, et en deux temps, trois mouvements, elle chausse, débarbouille, coiffe et habille le petit rêveur.
Il ne restera donc à la maison que grand’mère qui a de mauvaises jambes, Christine et le petit Philippe. Papa et l’oncle Pascal n’ont pas de jeudis, eux, et la fête de la Chandeleur n’est pas fête d’obligation.
Mais, au moment de partir, Jean, qui a eu la coqueluche l’automne dernier, est pris d’une telle quinte de toux que maman décide de le laisser à la maison et, pour le consoler, grand’mère lui glisse à l’oreille
— Viens dans ma chambre. Nous lirons l’office tous les deux.
Jean qui est très pieux — un jour, peut-être, il sera prêtre — aime beaucoup lire les offices avec grand’mère qui explique si bien toutes choses et qui, il le sent confusément, est si près du bon Dieu.
— La Chandeleur, grand’mère, c’est ce qu’on appelle la Purification, n’est-ce pas ?
— Oui, mon chéri. Le récit de cet événement est tout entier dans l’évangile selon saint Luc, celui des quatre évangélistes qui nous a raconté le plus de choses sur l’enfance de Jésus. La Sainte Vierge elle-même, sans doute, l’en instruisit.
Grand’mère s’est installée dans son fauteuil. Elle a atteint le gros livre dans lequel elle lit si souvent et, tandis qu’elle ajuste ses lunettes, Jean s’assied à ses pieds sur un tabouret, comme s’il avait encore l’âge de Christine. Mais on est toujours un tout petit pour sa grand’mère.
Grand’mère ouvre l’Évangile et elle lit lentement, verset par verset, en s’arrêtant pour commenter les paroles sacrées au petit garçon qui l’écoute avec attention.
Chapitre II, verset 22 : Quand les jours de leur purification furent accomplis selon la loi de Moïse, Marie et Joseph portèrent l’Enfant à Jérusalem pour le présenter au Seigneur.
— Quand toi, tes frères et tes sœurs, avez fait votre première sortie avec votre petite maman, elle vous a menés d’abord à l’église. Elle vous a posés devant elle comme pour mieux vous offrir, et puis elle a demandé à un prêtre de prononcer sur elle de belles prières qu’on appelle les Relevailles et qui sont faites pour attirer les bénédictions du ciel sur les nouvelles mamans. La loi juive faisait une obligation aux femmes de venir au Temple après la naissance de leurs enfants. La Sainte Vierge, parce qu’elle était la mère de Dieu, n’était pas, comme les autres femmes juives, assujettie à cette loi. Mais elle était si humble et si obéissante qu’elle ne voulut pas se singulariser. Aussi, quarante jours après la naissance de son fils — pour une fille, le délai eût été de quatre-vingt-dix jours — elle quitte Bethléem et s’achemine vers le temple de Jérusalem, avec son petit enfant endormi dans ses bras et le bon saint Joseph auprès d’elle.
— Avaient-ils beaucoup de chemin à faire ?
— Environ deux lieues. Les voilà qui descendent la colline. Ils passent près du tombeau de Rachel, morte à la naissance de son petit Benjamin (tu as appris ceci dans ton Histoire Sainte), et Marie dut serrer plus fort son enfant dans ses bras. Puis ils suivent la vallée toute fleurie déjà, car le printemps oriental est en avance sur le nôtre. Tu te souviens des descriptions que tu as lues du Temple de Jérusalem ? Marie et Joseph l’aperçoivent tout à coup devant eux, sur la montagne : de hautes murailles, des portiques, des tours, une sorte de forteresse de neige et d’or sur le ciel bleu. Tu sais ce qu’était le Temple pour les Juifs, la gloire et l’orgueil d’Israël, la maison même de Dieu. Pense avec quel battement de cœur Marie et Joseph durent le saluer.
Grand’mère reprend sa lecture :
23 : …Suivant ce qui est écrit dans la loi du Seigneur : Tout mâle premier-né sera consacré au Seigneur.
24 : Et pour offrir en sacrifice, ainsi que le prescrit la loi du Seigneur, une paire de tourterelles ou deux petits de colombe.
— Ici encore, il faut que tu te rappelles ton Histoire Sainte. C’était en mémoire de leur délivrance d’Égypte que les Juifs devaient consacrer à Dieu leurs fils premiers-nés et même les premiers-nés des animaux ou, sinon, les racheter par une offrande. Seuls les premiers-nés de la tribu de Lévi ne pouvaient pas être rachetés. Devenus grands, c’étaient eux, les lévites qui, obligatoirement, servaient Dieu dans le Temple. Mais Jésus, issu de la tribu de Juda, pouvait être racheté.
— Pourtant, il n’en avait pas besoin, grand”-mère, puisqu’il était le fils de Dieu.
— En effet, Fils de Dieu et Dieu lui-même, cette loi ne le concernait pas. Mais, comme sa mère, il voulait se montrer humblement obéissant et faire comme les autres. Et toi, mon Jean, as-tu toujours l’esprit d’obéissance ? Ne demandes-tu pas parfois une excuse, une dispense pour ne pas aller en classe, pour ne pas faire tel devoir…
Jean aime beaucoup la douce morale de grand’mère qui n’arrive jamais quand il est méchant, mais, au contraire, quand son cœur, tout épanoui de joie et de quiétude, s’ouvre le plus facilement. Il répond avec feu
— Oui, je l’ai fait. Mais je t’assure que je ne le ferai plus.
Et grand’mère, satisfaite, continue son récit :
— Donc, Marie et Joseph montaient au Temple. Une suite de cours ou parvis, ornés de riches portiques, précédait l’entrée : le parvis des Gentils, immense esplanade où tout le monde avait accès, puis le parvis d’Israël, réservé aux seuls Juifs, et dans lequel les païens et les étrangers ne pouvaient pénétrer sous peine de mort. Au fond, le parvis des Prêtres dans lequel était placé l’autel des holocaustes, tout fumant d’encens, et le bassin appelé mer d’airain. Enfin, le Temple proprement dit, où ne pénétraient que les seuls lévites et, finalement, le Saint des Saints, terrible et secret, où le grand-prêtre lui-même n’entrait qu’une fois par an.
— Grand’mère, dit Jean, c’était bien compliqué tout cela. J’aime mieux vivre maintenant que Jésus est venu et que les églises sont ouvertes à tout le monde. Et toi ?
Grand’mère sourit à cette exclamation de son petit-fils qui préfère la loi d’amour à la loi de crainte et, de nouveau, elle reprend son commentaire :
— Avant d’entrer dans le Temple, saint Joseph s’était arrêté un moment devant les marchands d’agneaux et de colombes. Les riches devaient offrir, en cette circonstance, un agneau d’un an et une colombe. Des pauvres, la loi n’exigeait que deux tourterelles ou deux colombes. Or saint Joseph, sur l’ordre de Marie sans doute, choisit les offrandes de pauvres, car Jésus voulait montrer dès sa naissance qu’il aimait avant tout la pauvreté.
— Grand’mère, remarqua Jean, les bergers avaient apporté des agneaux à la crèche. Pourquoi la Sainte Vierge n’en avait-elle pas gardé un pour ce jour-là ? Et puis, l’or que les Mages avaient donné à l’Enfant- Jésus, il aurait pu servir à acheter une offrande de riches…
— Des saints se sont posé avant toi la question, mon petit, et saint Bernard en a conclu que les parents de l’Enfant- Jésus avaient dû distribuer en aumônes tout ce qu’ils avaient reçu à Bethléem.
— Ça m’ennuie tout de même que le petit Jésus ait été comme un petit malheureux.
Grand’mère sourit encore. Peut-être que le défaut dominant de son petit-fils était un certain goût de l’ostentation, de la gloriole même, et l’occasion parut bonne à l’aïeule de lui en faire sentir la vanité.
— Quand tes parents te refusent certaines dépenses inutiles, quand tu subis la petite humiliation de ne pouvoir faire comme les autres — tu es l’aîné de cinq, mon bon chéri, et tu sais que la vie est souvent difficile — pense que Jésus, soucieux d’accomplir à la lettre la Loi, ne s’accorda, même sur ce point, aucun superflu.
Jean ne répondit rien. À quoi bon les mots ? Mais il baisa la douce vieille main qui tenait le livre. Il avait compris.
— Puisque Marie portait Jésus, c’était le bon saint Joseph qui tenait dans ses mains les colombes. Si elles avaient pu comprendre, comme elles auraient été heureuses, les petites bêtes innocentes, d’avoir été choisies pour racheter l’Enfant-Jésus. Mais elles se rengorgeaient tout de même, tandis que saint Joseph flattait du doigt les têtes rondes au noir collier, et elles roucoulaient doucement.
— Je les entends, je les entends : roû-oû-oû-roû, roû-oû-oû-roû, cria le petit garçon enchanté. Tu te souviens, grand’mère, l’oncle Pascal en avait donné à maman pour sa fête, même que Gilbert a ouvert la cage et qu’elles se sont envolées.
— Aux colombes, continua grand’mère, on pense que Marie et Joseph ne manquèrent pas de joindre l’offrande rituelle de cinq sicles d’argent.
— Cela fait combien ?
— Le sicle valait quatre drachmes et la drachme environ quatre-vingt-huit centimes. Un sicle valait donc un peu moins de trois francs cinquante.
— Cinq sicles font donc à peu près dix-huit francs, dit Jean qui calculait vite. Mais, grand’mère, si Jésus a été racheté, petit, pour cinq sicles, n’est-ce pas pour trente sicles qu’il a été vendu par Judas ?
— En effet, mon enfant, c’est-à-dire pour un peu plus de cent francs.
— O grand’mère, pas pour un million, pas pour mille millions je ne l’aurais fait, moi, s’exclama le brave Jean. Quel affreux lâche que ce Judas. Tiens… si je le tenais !
Et Jean esquissa une attaque de boxe. Grand’mère calma le petit justicier et reprit sa lecture :
25 : Or il y avait à Jérusalem un homme nommé Siméon ; c’était un homme juste et craignant Dieu qui attendait la consolation d’Israël, et l’Esprit-Saint était sur lui.
26 : L’Esprit-Saint lui avait révélé qu’il ne mourrait point sans avoir vu le Christ du Seigneur.
— Les Juifs attendaient le Messie. Les Prophètes leur avaient annoncé sa venue prochaine. De temps en temps, le bruit courait que le Messie avait paru ici ou là, et les pauvres gens se dépêchaient d’aller voir, mais ce n’était pas le vrai Messie. Et l’attente recommençait. Les Juifs, à vrai dire, ne savaient pas exactement ce que serait le Sauveur. Mais ils espéraient qu’il serait leur Roi et que, sous son règne, ils redeviendraient riches et heureux comme au temps du Roi Salomon qui avait bâti le Temple. Et c’est pourquoi les Juifs n’ont pas compris que Jésus pauvre et persécuté, Jésus mis à mort entre deux larrons, était le Messie. Les Juifs étaient des orgueilleux, et l’orgueil obstrue l’intelligence, vois-tu, mon Jean. Mais revenons à Siméon.
27 : Il vint donc dans le Temple, poussé par l’Esprit. Et comme les parents apportaient le petit Enfant-Jésus pour observer les coutumes légales à son égard,
28 : Lui aussi le reçut entre ses bras et bénit Dieu en disant :
29 : Maintenant, ô Maître, vous laisserez partir votre serviteur en paix selon votre parole.
30 : Puisque mes yeux ont vu le salut
31 : Que vous avez préparé à la face de tous les peuples,
32 : Lumière qui doit dissiper les ténèbres des nations. Et la gloire d’Israël, votre peuple.
— Grand’mère, dit Jean, tu ne crois pas que le petit Jésus a dû se réveiller dans le Temple ? Peut-être a‑t-il eu peur et s’est-il mis à pleurer comme Philippe, quand il se trouve dans un endroit qu’il ne connaît pas ?
— Je ne pense pas, dit grand’mère. Il a dû ouvrir ses beaux yeux et regarder les plafonds étincelants, les ors, les marbres, les riches étoffes qui célébraient la gloire du Père. C’est dans ce Temple qu’un peu plus tard, au milieu des docteurs, il enseignera, petit enfant que son père et sa mère, tout affligés, chercheront par les chemins. C’est dans ce Temple que, devenu homme, il prêchera à la foule, c’est de là qu’il chassera les vendeurs. C’est en regardant ces hautes murailles qu’il dira, la veille de sa mort : Détruisez ce temple et je le rebâtirai en trois jours. Mais il parlera là du temple de son corps, et les Juifs ne le comprendront pas.
— Les Juifs ne le comprendront donc jamais, grand’mère ?
— Quelques-uns le comprirent. Le premier de ceux-là est ce vieillard Siméon dont nous parlions. Il est bon, il est pieux, il a lu les Prophètes. Il sait que l’un a dit, voilà bien des années, parlant du Temple :
grande sera la gloire de cette maison, la dernière plus que la première et en ce lieu, je mettrai la paix [1]
et qu’un autre a ajouté :
Voici que j’envoie mon messager et il préparera le chemin devant moi ; et soudain viendra dans son Temple le Seigneur que vous cherchez, l’ange de l’alliance que vous désirez.[2]
Tandis que Siméon était ce matin-là dans sa maison, relisant ces textes peut-être, le Saint-Esprit l’a inspiré et l’a poussé à venir au Temple pour y prier. Tout rempli de cette illumination intérieure, il a reconnu les humbles visiteurs, il s’est avancé au-devant d’eux. Peut-être que l’Enfant-Jésus lui a tendu les bras ?… Les petits enfants aiment les vieux visages.
— Ça, c’est vrai, grand’mère, tu vois comme Philippe te fait des sourires et comme il aime que tu le prennes.
Grand’mère sourit à la naïve exclamation.
— L’office de ce jour, dit-elle, renferme une touchante antienne :
le vieillard portait l’Enfant, mais l’Enfant conduisait le vieillard.
Jean ouvrit les yeux, il ne comprenait pas très bien. Il fallut que grand’mère expliquât.
— Nous qui sommes vieux, nous aimons à avoir près de nous des petits bâtons de vieillesse. Vous êtes notre joie, notre suprême espérance. Votre prière est toute-puissante près du bon Dieu lorsque vous priez pour nous. N’y manquez pas.
Et tandis que Jean, étonné par le ton grave de sa grand’mère, la serre dans ses bras à l’étouffer, elle redit, mi-souriante, mi-émue,
le vieillard portait l’Enfant, mais l’Enfant conduisait le vieillard.
Puis elle poursuit :
— Siméon a donc pris dans ses mains tremblantes le petit Jésus et il chante sa joie dans ce cantique que nous appelons Nunc dimittis.
— Où veut-il aller ? questionna Jean, qui n’avait pas compris.
— Cela signifie que Dieu peut faire maintenant mourir Siméon, puisque sa tâche sur terre est accomplie. En effet, il a vu celui que les Juifs de l’Ancien Testament appelaient de tous les vœux. Tu sais bien le cantique qu’on chante à Noël :
Depuis plus de quatre mille ans,
Et déjà Jean mêlait sa voix fraîche à la voix cassée de son aïeule :
Depuis plus de quatre mille ans,
Nous l’ont annoncé les Prophètes,
Depuis plus de quatre mille ans,
Nous attendions cet heureux temps.
— Un jour, s’élèveront contre Jésus les cris haineux de la populace. Parmi les enfants et les jeunes hommes qui passent à cette heure dans le Temple, il y a ceux qui, dans trente-trois ans, crieront : Crucifige, crucifige eum. Mais la louange du bon Siméon semble être d’avance en réparation de ces affreuses injures, tandis qu’il soulève dans ses bras la gloire d’Israël, comme le prêtre, à l’Élévation, fait monter l’hostie vers Dieu.
Jean, maintenant, s’empare du livre et c’est lui qui lit le verset suivant :
33 : Le père et la mère de l’Enfant étaient dans l’admiration des choses qu’on disait de lui.
— Ça, ça ne m’étonne pas. Tous les papas et toutes les mamans admirent leurs petits enfants, même quand ils ne sont pas admirables du tout. N’est-ce pas, grand’mère ? Quand Philippe fait un sourire, quand Christine dit une malice, ou même une bêtise, c’est à qui, de papa ou de maman, applaudira le plus fort. Et quand quelqu’un dit de l’un de nous : il est gentil ou il est intelligent, je vois bien que papa et maman prennent un drôle d’air, surtout si nous avons entendu, mais au fond, ils sont ravis. N’est-ce pas, grand’mère ? répète-t-il. Alors, les parents du petit Jésus… tu penses s’ils étaient fiers de leur Enfant, et heureux donc !
— Leur bonheur, il n’a pas duré longtemps. Écoute la suite de l’histoire :
34 : Et Siméon les bénit et dit à Marie, sa mère : Cet enfant est au monde pour la chute et la résurrection d’un grand nombre en Israël et, pour vous-même,
35 : un glaive transpercera votre âme et ainsi seront révélées les pensées cachées dans le cœur d’un grand nombre.
— Le temps était toujours radieusement beau, les petites colombes roucoulaient toujours tendrement, l’encens embaumait toujours l’espace. Et pourtant, tout était changé, tout était pour jamais changé. La Sainte Vierge, vois-tu, avait été une petite fille heureuse, chérie par ses vieux parents. Dans le Temple où elle avait passé sa jeunesse, elle avait été une adolescente heureuse. Elle avait été, près de saint Joseph, une épouse heureuse, puisqu’il la comblait de prévenances et de bonté. Quand l’Ange l’avertit qu’elle serait la mère du Sauveur promis, comme elle avait été heureuse, la petite Juive qu’elle était, bercée depuis sa naissance par le grand espoir messianique. Et quand elle cousait les langes du petit enfant attendu, comme elle était heureuse, Marie, autant que ta maman à toi, mon petit Jean, chaque fois qu’elle a préparé une layette.
— À Bethléem, grand’mère, est-ce que la Sainte Vierge était heureuse ? Pourtant, les méchants lui avaient fermé la porte au nez et l’avaient obligée à loger dans l’étable.
— Sans doute, mais quand elle avait pu embrasser son petit enfant, tout cela avait été oublié. Et puis, elle savait qu’à Nazareth leur maison les attendait, et le berceau, un berceau de bois que saint Joseph avait fait lui-même, un berceau rustique, comme il convenait au fils d’un artisan de village, mais où l’enfant dormirait à l’aise, tandis qu’elle vaquerait aux soins du ménage et que le bon charpentier gagnerait leur vie à tous trois.
— Et puis, l’étable avait beau être pauvre, les Bergers et les Mages y étaient venus !
— Et cela encore avait été du bonheur pour Marie : les naïfs cadeaux des Bergers, leur empressement surtout et leur joie et puis, un peu plus tard, la majesté des trois grands rois et ces présents si beaux ! Marie n’avait jamais vu cet encens, cet or, cette myrrhe ailleurs qu’au Temple de Jérusalem. Oui, depuis Noël, Marie était une mère heureuse et, tout à l’heure encore, ce vieillard transporté et qui chantait en soulevant Jésus dans ses bras… C’était trop beau. Qu’allait-il arriver maintenant ? Eh bien, il arriva ceci, la prédiction de Siméon.
— Pauvre Sainte Vierge !
— Le bon Dieu a pitié, vois-tu, du cœur des mères. C’est pour cela qu’il a voulu leur cacher l’avenir. Elles s’inquiètent beaucoup, sans doute. Elles disent : si tu attrapais la rougeole… si tu te cassais la jambe… si tu étais refusé à ton examen…
Jean riait :
— C’est tout à fait cela, grand’mère. Mais, toi aussi, tu en dis autant.
— Moi… je suis deux fois une mère, c’est pour cela. Mais pourtant, quand elles se sont bien inquiétées, les mamans, elles se disent : rien de tout cela n’arrivera, puisque je suis là. Et le bon Dieu ne les détrompe pas. Elles ont bien le temps de se faire de la peine. Or, à une seule, tu entends, il a voulu infliger l’affreuse épreuve de savoir d’avance, à une seule, à celle qu’il avait élue entre toutes par un amour de prédilection, à celle qui devait être la Mère de son Fils. C’est pourquoi Siméon, enveloppant sans doute la Vierge d’un regard de profonde pitié, fut chargé du sanglant message : un glaive transpercera votre âme.
— Et qu’est-ce que la Sainte Vierge a répondu, grand’mère ?
— L’Évangile ne le dit pas et, sans doute, elle ne répondit rien, en effet. Elle avait répondu d’avance oui à tout ce que le bon Dieu voulait d’elle. Mais elle reprit l’Enfant-Jésus et le serra dans ses bras, très fort. Plus tard, il lui expliquerait les Écritures — Marie et Joseph furent les premiers disciples de leur enfant — et il déroulerait devant eux les pages de la Bible en leur donnant l’interprétation des prophéties, sur le sens desquelles s’égaraient les Pharisiens. Pendant trente ans, jour après jour, Marie apprendrait la Passion de son Fils et la sienne, mais, dès ce jour dont je te parle, mon enfant, Marie a commencé à souffrir.
— Pauvre Sainte Vierge, répéta Jean. J’aurais voulu la consoler.
— Tu la consoles chaque fois que, comme elle, tu ne refuses rien au bon Dieu. Chercher à ressembler à ceux qu’on aime, c’est leur prouver son amour.
Grand’mère caressa une minute la tête brune du petit garçon assis à ses pieds, puis elle reprit sa lecture :
36 : Il y avait aussi une prophétesse nommée Anne, fille de Phanuel de la tribu d’Aser…
37 : Restée veuve et parvenue à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, elle ne quittait point le Temple, servant Dieu nuit et jour dans le jeûne et la prière.
38 : Elle aussi survenant à cette heure se mit à louer le Seigneur et à parler de l’Enfant à tous ceux qui, à Jérusalem, attendaient le Rédempteur.
— Après le vieux Siméon, c’est la vieille Anne qui s’approche. Le Saint-Esprit l’a, elle aussi, prévenue. Elle marche lentement, elle ne voit plus bien clair, c’est une vénérable aïeule.
— Comme toi, grand’mère.
— Plus vieille, beaucoup plus vieille, mon chéri.
Jean secoue la tête d’un air absorbé. L’âge de grand’mère paraît déjà fort respectable à ses douze ans.
— II y a des années qu’elle vit au Temple. Elle y a certainement connu la Vierge enfant, et Marie, dans sa détresse soudaine, est contente de la revoir. Et Anne a tout de suite trouvé ce qu’il fallait dire pour réconforter Marie. Elle ne se contente pas, comme Siméon, de remercier Dieu qui lui a montré le Messie, elle arrête ceux qui passent sur le parvis, les Juifs fidèles et pieux qui attendaient le Rédempteur. Elle les appelle : « Venez voir : ce petit enfant qui est là, c’est Celui que nous désirions si fort, c’est le Messie ». Et, autour de la sainte Famille, ils sont là quelques-uns qui regardent, qui pleurent de joie, qui adorent. Et Marie, avec le glaive enfoncé à jamais dans son cœur, commence sa mission de corédemptrice du genre humain, et trouve la force de bénir et de sourire.
Il n’y a plus qu’un verset, maintenant. C’est la fin de l’histoire.
39 : Lorsqu’ils eurent tout accompli selon la loi du Seigneur, ils s’en retournèrent en Galilée à Nazareth, leur ville.
— Ainsi Joseph et Marie quittent Jérusalem. Ils rentrent chez eux, dans l’humble maison où l’artisan pense retrouver sa vie paisible entre sa femme et son fils. Mais un Ange l’attend et dans quelques jours, ce sera le songe prophétique, l’ordre de fuir en Égypte pour soustraire l’Enfant-Jésus à la méchanceté d’Hérode. Marie sait bien, elle, qu’elle va souffrir, mais elle serre dans ses bras son Jésus. Souffrir avec lui et pour lui, c’est encore une douceur. Et puis, la volonté de Dieu d’abord. Et c’est pourquoi, lorsque nous égrenons le Rosaire, nous comptons la Purification parmi les mystères joyeux et que nous en souhaitons pour fruit l’obéissance.
Comme grand’mère achevait ces mots, l’oncle Pascal frappait à la porte. Il s’étonna de voir Jean penché sur le gros livre de grand’mère, et celle-ci expliqua comment ils venaient de faire ensemble leur méditation.
— Et moi, dit en riant l’oncle Pascal, je viens vous donner une leçon d’histoire, à toi du moins, mon ami Jean.
— Peut-être à moi aussi, dit grand’mère avec simplicité. Les enfants d’aujourd’hui ont plus de chance que ceux de jadis. On met à leur portée les sujets les plus ardus.
— C’est encore à propos de la Chandeleur. J’ai feuilleté ce matin à votre intention quelques vieux bouquins. Cet Évangile que vous venez de lire, on le lisait à Jérusalem une fois par an, peut-être déjà du temps des Apôtres, assurément vers le IVe siècle. C’était à l’occasion de la fête de la Présentation de l’Enfant-Jésus au Temple qui se célébrait quarante jours après l’Épiphanie, le 14 février. L’usage de cette fête s’étendit dans toute l’Église, et on l’appela bientôt Occursus Domini, c’est-à-dire la rencontre du Seigneur, la rencontre de l’Enfant-Jésus et de saint Siméon, ou encore, le jour de saint Siméon. Or, les païens de Rome célébraient jadis des fêtes au début du mois de février.
— En l’honneur de qui étaient ces fêtes ? demanda grand’mère.
— Les savants ne se mettent pas d’accord pour savoir en l’honneur de quel dieu. Les Romains en avaient tant, des dieux !… Peut-être, disent les uns, en l’honneur de la déesse Februa, mère du dieu Mars, peut-être, disent les autres, en l’honneur de Pluton, dieu des enfers, ou d’un dieu Lupercus, protecteur des troupeaux (ces fêtes, d’ailleurs, se nommaient lupercales). Plus probablement en l’honneur de Cérès et de sa fille Proserpine.
— Je sais, je sais, cria Jean, très fier. J’ai lu leur histoire dans ma mythologie. Cérès était la déesse des moissons. Un jour, tandis que Proserpine cueillait des fleurs, Pluton l’enleva et l’emporta dans son royaume. Cérès, naturellement, eut beaucoup de chagrin. Et elle parcourait la nuit les campagnes, cherchant sa fille à la lueur des torches.
— Bravo, dit l’oncle Pascal.
— Mais ce n’est pas une histoire vraie, dis ?
— Bien sûr que non. C’est une fable inventée par les Grecs, ou par un peuple plus ancien encore. Ce sont les Grecs qui l’apprirent aux Romains. Des savants et des poètes t’expliqueront qu’il y a dans cette légende le symbole du grain de blé, enfermé dans la terre, et que le soleil fera mûrir. Quoi qu’il en soit, les païens célébraient ces fêtes en portant des flambeaux, la nuit, dans les rues. Le Christianisme, s’établissant au milieu des coutumes païennes, n’a pas agi par la rigueur. Il n’a pas défendu les réjouissances populaires, mais il les a partout changées en fêtes chrétiennes.
— C’est très juste, ce que vous dites là, remarqua grand’mère. Les chênes des druides, les pierres des fées, les fontaines des lutins, le Christianisme les a marqués d’une croix, et c’est l’origine de la plupart des pèlerinages. Enfin, dans les temples païens, elle a consacré ses sanctuaires. Les plus belles églises de Rome sont d’anciens temples des dieux païens.
— Cette adaptation — si je puis dire — de la Purification fut faite par le pape saint Gélase vers la fin du Ve siècle ou, s’il faut en croire d’autres savants, par le pape Serge Ier vers la fin du VIIe siècle. On conserva donc la coutume des processions aux flambeaux, ou plutôt aux cierges, mais c’était en l’honneur de Marie et de Jésus Enfant qu’on les alluma dorénavant.
— Et voilà, conclut grand’mère, comment cette fête de la Purification porte le nom populaire de Chandeleur, de candela, chandelle, cierge.
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