— Tiens, la Sainte Vierge ! Tu t’appelles Jean-Claude, ça ne fait pas deux garçons. Je m’appelle Marie-Françoise-Jeanne, ça ne fait pas trois filles ! La Sainte Vierge c’est pareil ! Elle a beaucoup de noms mais que nous l’appelions Notre-Dame de Lourdes, ou Notre-Dame de Fatima, ou Notre-Dame de Boulogne, ça ne fait pas plusieurs personnes. C’est toujours la Sainte Vierge !
— Tout en haut de la France, dans le Pas-de-Calais ; en face de l’Angleterre. Figure-toi que la Sainte Vierge y est venue en bateau.
— En bateau ?
— Mais oui. Maman m’a raconté l’histoire. Il y a très longtemps de cela, encore au temps des Gaulois, les Chrétiens avaient élevé à Boulogne une pauvre église en bois sur l’emplacement d’un temple païen. Bien des années après, un jour, comme ils priaient dans cette église, la Sainte Vierge leur apparut et leur dit : « Les anges, par l’ordre de Dieu, ont conduit un vaisseau dans votre rade. Allez, vous y trouverez mon image, et vous la placerez dans cette église. C’est ici que je veux recevoir à perpétuité le témoignage d’un culte tout particulier. »
— Les Boulonnais ont dû prendre leurs jambes à leur cou ?
— Oh oui ! Ils ont couru bien vite au port, et ils y ont trouvé le bateau, et dans le bateau une belle statue de la Sainte Vierge portant l’Enfant Jésus.
— D’où venait cette statue ?
— On ne sait pas. De très loin peut-être… Sans doute du pays de Jésus, là-bas en Orient car les Mahométans pillaient la Terre Sainte, massacraient les Chrétiens, brisaient les statues. Pour sauver celle-là on a dû la cacher dans une barque comme autrefois Moïse dans sa corbeille, et à Dieu vat !… Seulement, cette fois, ce n’est pas la fille du Pharaon qui l’a trouvée ; les anges ont conduit le bateau chez nous ! Tu penses quel voyage ! Il fallait longer tout le sud de l’Europe, contourner l’Espagne… traverser la Méditerranée, l’Océan et la Manche. Regarde un peu dans ta géographie.
— Et personne n’a vu ce bateau arriver à Boulogne ?
Ding-Dong… Deux petits moines, — des moinillons, — disent leur Angelus, leur bénédicité ; puis, tandis que les Pères prennent leur repas au réfectoire, ils déballent leurs petites provisions au pied d’une belle statue de Notre-Dame. Demi-pensionnaires au Couvent des Frères Prêcheurs (Dominicains), ils arrivent tôt, servent la messe, puis reçoivent les leçons du Père Bernard et l’aident dans son office de sacristain. Le soir seulement ils dévalent la colline pour rentrer chez eux, au village d’Alfange.
Cette histoire se passe au Portugal, au XIIIe siècle. Voilà cent ans, ce pays était encore aux mains des Maures, venus d’Afrique, et qu’ils avaient conquis cinq siècles plus tôt. Vers le XIe siècle, Alphonse VI, roi de Castille, reprit partiellement ce territoire et donna ce qui était compris entre le Minho et le Douro à Henri de Bourgogne, lequel prit le nom de Comte de Porto ou de Portugal. Le fils d’Henri, Alphonse-Henriquez, gagna sur les Maures une victoire décisive. Pour des Français, il est intéressant de savoir que la reprise de Lisbonne, en 1147, a été due en très grande partie à l’aide apportée à Alphonse Henriquez par une flotte de Croisés francs qui s’en allaient en Terre Sainte pour la deuxième croisade. Il y avait parmi eux des Charentais, des Bretons, des Normands, et aussi des Anglais, des Rhénans, des Flamands, tout le littoral Nord-Ouest de la chrétienté. Dans cette victoire contre les Maures, les chrétiens furent aidés très spécialement par saint Michel. On dit qu’il parut dans le ciel une aile et une main indiquant les points où la petite armée devait porter l’effort, à la suite de quoi l’Ordre Militaire de l’aile de Saint Michel fut créé pour les Chevaliers qui s’étaient signalés au combat ; il continua à se recruter parmi les plus valeureux.
Nos moinillons étaient fils d’un de ces chevaliers, lequel, très fervent, avait résolu de les donner à Dieu dès l’enfance. Bien sûr, ils ne s’engageront par vœux que plus tard, si telle était leur vocation, mais déjà ils portent le costume dominicain : robe blanche et manteau noir ; leurs cheveux sont taillés en couronne autour d’une tête rasée. Cela ne les empêche pas d’être de braves enfants joyeux. Ils aiment cette vie monastique et sans doute, seraient-ils toujours restés au couvent, s’il ne leur était arrivé une étrange et belle aventure.
Quant à leur maître, le Père Bernard, il est originaire de Morlaàs, à 12 kilomètres de Pau, donc, Béarnais. Ses parents, qui, contrairement au Chevalier d’Alfange, n’avaient nul envie d’en faire un moine, l’avait fiancé très jeune, alors que lui voulait être Dominicain. Un beau jour, il s’enfuit, non dans quelque couvent de France ; ses parents l’y retrouveraient ; non au nord de l’Espagne ; la barrière des Pyrénées n’est pas infranchissable ; mais au lointain Portugal, dans le couvent de Santarem, fondé par un des premiers compagnons de saint Dominique, Suero Gomez.
Santarem… Reconnaissez-vous ce nom ? vous qui avez lu l’histoire des trois bergers de Fatima… Santarem, ville principale du district ou département du même nom, dont Fatima dépend. Notre-Dame du Rosaire n’est pas encore venue à la Cova, mais elle est déjà aimée, et combien ! particulièrement chez les Pères de Santarem. En vrai Dominicain, Père Bernard conduit souvent ses élèves à la chapelle de Notre-Dame du Rosaire. Les Ave montent en guirlandes, en bouquets… Les petits y prennent tellement goût que, souvent, ils reviennent d’eux-mêmes dire ensemble « des dizaines ». L’Espagne, le Portugal, ont une dévotion immense à la Sainte Vierge depuis que saint Jacques a évangélisé cette terre. Marie, (Notre-Dame del Pilar — du pilier), est vraiment le pilier de la foi catholique. Au Portugal, cette dévotion s’est encore fortifiée par le fait que les rois du Portugal, depuis le tout premier, ont choisi la mère de Dieu pour mère de la dynastie et de la nation. Le peuple portugais n’a pas oublié ce contrat, malgré tant de révolutions, et la Sainte Vierge pas davantage ; elle l’a prouvé !
Bref, nos moinillons, imprégnés d’esprit chrétien, catholique et dominicain, nos moinillons, vrais Portugais, vont à Marie de toute leur âme. Trop loin d’Alfange pour y courir déjeuner près de leur mère, avec leurs petits frères et sœurs, ils vont quand même déjeuner en famille, avec leur mère du ciel et leur frère Jésus. A nous, l’idée ne viendrait pas de déjeuner dans une chapelle ; ceci encore est espagnol et portugais.
« Hé ! Gamin, d’où viens-tu ? demande un chef de la police à un garçon de 11 ans qui sort de la maison des Sœurs.
— Je viens d’aller apprendre mon catéchisme.
— Ton catéchisme ! Pas la peine ! Bientôt il n’y aura plus en Chine ni Sœurs, ni Pères, ni Église Catholique.
Et le petit chrétien de répondre magnifiquement :
— Mais moi, je suis chez moi en Chine ! Je resterai en Chine ! Et comme je suis chrétien, baptisé, catholique, il y aura encore l’Église Catholique en Chine ! ! »
Bravo petit Chinois !
Les fillettes ne sont pas moins intrépides. Celle-ci, dix ans, fait partie de la Légion de Marie.
« Tu vas signer contre la Légion de Marie.
— Jamais !
— Tu signeras !
— Mettez-moi en prison si vous voulez ; je ne signerai pas !
— Si tu vas en prison, on te coupera la tête.
— Coupez-moi la tête ; je ne signerai pas ! »
Cette fois, c’est une maman de six enfants, dont le mari, médecin, est depuis plus d’un an en prison comme chef de l’Action Catholique :
« Une bonne nouvelle. Nous allons relâcher votre mari ; il a enfin signé… une petite formalité toute simple… Signez vous aussi et dès que vous aurez signé, votre mari sera relâché. » (Signature qui équivalait à une renonciation à la foi chrétienne.)
La femme se lève, regarde les hommes et fermement leur dit :
« Vous mentez ! Je connais mon mari ; il n’a certainement pas signé. S’il le faisait et était libéré, j’irais prendre sa place ! »
Ce n’était qu’une ruse. Il n’avait pas du tout signé.
1870. Les Allemands entrent en Alsace-Lorraine ; le canon tonne, les maisons flambent, les gens s’enfuient…
Parmi les fuyards se trouve M. de Moret. Il quitte Strasbourg en hâte, emmenant les enfants de sa fille. Ce sont deux orphelins : Charles de Foucauld, âgé de douze ans, et Marie, de trois ans plus jeune. Ils passent en Suisse, et, la guerre finie, se fixent à Nancy.
Faisons connaissance avec Charles. C’est un enfant bien doué, mais difficile. Son cher grand-père ne sait rien lui refuser, et Charles en profite ; il se montre emporté, violent, paresseux, tout en restant bon garçon à ses heures.
De mauvaises lectures viendront plus tard empoisonner son esprit et son cœur… plus de prières, plus de sacrements, et bientôt plus de foi.
Du lycée de Nancy, il passe à l’École de la rue des Postes, pour préparer Saint-Cyr.
Le voilà à Paris. Il voudrait s’amuser, mais le travail est là ; un futur officier ne saurait être un ignorant… Le travail, le travail… mais le travail l’ennuie ; il fait tout ce qu’il peut pour se faire renvoyer et il y réussit.
Son grand-père, mécontent, exige qu’il reprenne ses études à Nancy, et ce grand paresseux, grâce à sa belle intelligence, a la chance d’être reçu à l’examen et d’entrer à Saint-Cyr.
Voici maintenant Charles à Saumur, puis à Pont-à-Mousson sur la frontière de l’Est. Partout il laisse la réputation d’un bon camarade très généreux, mais aussi, d’un gourmand, d’un paresseux et d’un mauvais sujet.
Il pense plus à se composer des dîners fins qu’à gagner des galons.
Parfois, il se fait porter malade, pour être exempté du service et rester plus longtemps au lit.
Enfin, il ne croit pas en Dieu et se moque de la religion. Il est loin d’être un saint.
Aussi est-il fort mécontent lorsqu’il apprend que le 4e Hussards part pour l’Algérie. Il lui faut dire adieu aux fêtes et aux plaisirs ; il n’en a pas le courage, et à peine rendu en Afrique, sur un grave reproche de ses chefs, il se fait mettre en non-activité et rentre en France.
Nous sommes cependant sur terre pour autre chose que pour nous amuser !
Ne disons pas : « La sainteté, ce n’est pas pour moi ; je ne suis ni un évêque, ni un moine, ni ceci, ni cela… » Il est des saints de tous métiers : cabaretiers, agriculteurs, cordonniers, serviteurs, sacristain-colporteurs, charbonniers, soldats, médecins, avocats, instituteurs.… on trouve même un ex-comédien. De même, pour les femmes, nous avons des cultivatrices, des servantes, une teinturière, et… une star d’Athènes !
Le comédien
Il se nommait Genès, et sans doute, dans tout l’élan de sa « jeunesse », ne songeait-il qu’à faire le pitre, à rire et à faire rire. C’est ainsi que, païen de Rome, il se fit instruire des cérémonies chrétiennes pour les tourner en ridicule sur la scène. Les spectacles de ce genre étaient très à la mode au temps de Dioclétien.
Aujourd’hui, Genès s’apprête à jouer une farce impie dont il tiendra le rôle principal, celui du néophyte un peu niais qui va recevoir le baptême. La comédie commence… Les spectateurs s’en donnent à cœur joie quand, soudain, saisi par la grâce, le jeune homme se sent envahi d’un ardent désir du baptême : « O Dieu, s’écrie-t-il en son cœur, lavez-moi en cette eau baptismale ; en toute sincérité je veux être chrétien ! »
Personne n’a pu voir l’action intérieure de la grâce ni entendre le cri de Genès, mais tout le monde remarque le sérieux de l’acteur. Il entre trop bien dans son rôle ; ce n’est plus amusant du tout ; les rires se sont tus : « Dis donc ! fais-nous rire un peu ! »
Ces sortes de parodies se terminaient généralement par l’interrogatoire du soi-disant nouveau chrétien qui, à la grande joie des spectateurs, n’hésitait pas à sacrifier aux idoles, après avoir répondu aux interrogatoires de la façon la plus cocasse, ou bien, qui refusait de sacrifier et recevait, pour la forme, sa condamnation. Un magistrat complaisant (un vrai, celui-la !) consent à se prêter à cette comédie. Genès est donc conduit à l’interrogatoire par des acteurs déguisés en soldats : mais quoi, il répond avec une fermeté, une sincérité qui ne laissent pas de doute : « Jusqu’ici j’avais une telle haine contre les chrétiens que je ne savais que les tourner en dérision ; je raillais leurs cérémonies sur la scène, j’allais les insulter au milieu des tourments. Aujourd’hui, à peine l’eau du baptême a‑t-elle touché mon front, que toute ma vie m’a fait horreur. Vous qui avez applaudi aux profanations que j’ai faites des mystères chrétiens, commencez donc par les révérer avec moi. »
La foi, l’amour, éclatent dans le regard et l’attitude du comédien. Il est clair qu’il n’est plus seulement « dans so