Ding-Dong… Deux petits moines, — des moinillons, — disent leur Angelus, leur bénédicité ; puis, tandis que les Pères prennent leur repas au réfectoire, ils déballent leurs petites provisions au pied d’une belle statue de Notre-Dame. Demi-pensionnaires au Couvent des Frères Prêcheurs (Dominicains), ils arrivent tôt, servent la messe, puis reçoivent les leçons du Père Bernard et l’aident dans son office de sacristain. Le soir seulement ils dévalent la colline pour rentrer chez eux, au village d’Alfange.
Cette histoire se passe au Portugal, au XIIIe siècle. Voilà cent ans, ce pays était encore aux mains des Maures, venus d’Afrique, et qu’ils avaient conquis cinq siècles plus tôt. Vers le XIe siècle, Alphonse VI, roi de Castille, reprit partiellement ce territoire et donna ce qui était compris entre le Minho et le Douro à Henri de Bourgogne, lequel prit le nom de Comte de Porto ou de Portugal. Le fils d’Henri, Alphonse-Henriquez, gagna sur les Maures une victoire décisive. Pour des Français, il est intéressant de savoir que la reprise de Lisbonne, en 1147, a été due en très grande partie à l’aide apportée à Alphonse Henriquez par une flotte de Croisés francs qui s’en allaient en Terre Sainte pour la deuxième croisade. Il y avait parmi eux des Charentais, des Bretons, des Normands, et aussi des Anglais, des Rhénans, des Flamands, tout le littoral Nord-Ouest de la chrétienté. Dans cette victoire contre les Maures, les chrétiens furent aidés très spécialement par saint Michel. On dit qu’il parut dans le ciel une aile et une main indiquant les points où la petite armée devait porter l’effort, à la suite de quoi l’Ordre Militaire de l’aile de Saint Michel fut créé pour les Chevaliers qui s’étaient signalés au combat ; il continua à se recruter parmi les plus valeureux.
Nos moinillons étaient fils d’un de ces chevaliers, lequel, très fervent, avait résolu de les donner à Dieu dès l’enfance. Bien sûr, ils ne s’engageront par vœux que plus tard, si telle était leur vocation, mais déjà ils portent le costume dominicain : robe blanche et manteau noir ; leurs cheveux sont taillés en couronne autour d’une tête rasée. Cela ne les empêche pas d’être de braves enfants joyeux. Ils aiment cette vie monastique et sans doute, seraient-ils toujours restés au couvent, s’il ne leur était arrivé une étrange et belle aventure.
Quant à leur maître, le Père Bernard, il est originaire de Morlaàs, à 12 kilomètres de Pau, donc, Béarnais. Ses parents, qui, contrairement au Chevalier d’Alfange, n’avaient nul envie d’en faire un moine, l’avait fiancé très jeune, alors que lui voulait être Dominicain. Un beau jour, il s’enfuit, non dans quelque couvent de France ; ses parents l’y retrouveraient ; non au nord de l’Espagne ; la barrière des Pyrénées n’est pas infranchissable ; mais au lointain Portugal, dans le couvent de Santarem, fondé par un des premiers compagnons de saint Dominique, Suero Gomez.
Santarem… Reconnaissez-vous ce nom ? vous qui avez lu l’histoire des trois bergers de Fatima… Santarem, ville principale du district ou département du même nom, dont Fatima dépend. Notre-Dame du Rosaire n’est pas encore venue à la Cova, mais elle est déjà aimée, et combien ! particulièrement chez les Pères de Santarem. En vrai Dominicain, Père Bernard conduit souvent ses élèves à la chapelle de Notre-Dame du Rosaire. Les Ave montent en guirlandes, en bouquets… Les petits y prennent tellement goût que, souvent, ils reviennent d’eux-mêmes dire ensemble « des dizaines ». L’Espagne, le Portugal, ont une dévotion immense à la Sainte Vierge depuis que saint Jacques a évangélisé cette terre. Marie, (Notre-Dame del Pilar — du pilier), est vraiment le pilier de la foi catholique. Au Portugal, cette dévotion s’est encore fortifiée par le fait que les rois du Portugal, depuis le tout premier, ont choisi la mère de Dieu pour mère de la dynastie et de la nation. Le peuple portugais n’a pas oublié ce contrat, malgré tant de révolutions, et la Sainte Vierge pas davantage ; elle l’a prouvé !
Bref, nos moinillons, imprégnés d’esprit chrétien, catholique et dominicain, nos moinillons, vrais Portugais, vont à Marie de toute leur âme. Trop loin d’Alfange pour y courir déjeuner près de leur mère, avec leurs petits frères et sœurs, ils vont quand même déjeuner en famille, avec leur mère du ciel et leur frère Jésus. A nous, l’idée ne viendrait pas de déjeuner dans une chapelle ; ceci encore est espagnol et portugais.
Pour nos petits, « la dame de pierre », comme ils disent, est une réalité vivante. Sans doute Marie n’est-elle pas là, présente dans la pierre comme Jésus dans l’hostie. Le pain a plus que la forme, l’apparence ; il est, Jésus. La statue est en terre cuite, plâtre, ou pierre … mais ce n’est pas à une pierre qu’on offre ses AVE ; ce serait ridicule et mal. C’est à la personne représentée par la statue que l’on s’adresse… ce sont ses oreilles à elle qui nous écoutent, ses yeux qui nous voient, son cœur qui nous aime … aussi « la dame de pierre » est-elle, pour les enfants, « maman du ciel », par opposition à « maman de la terre », celle d’Alfange… et ils aiment à rester près d’elle.
« Hé ! bel enfant dit gaiement l’un des petits moines, s’adressant à l’Enfant Jésus porté par la Vierge du Rosaire, hé ! bel enfant ! s’il te plaît de venir manger avec nous, descends ! »
Ce n’est pas une boutade, encore moins une moquerie à la manière des Juifs : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de ta croix ! » Non, c’est une proposition amicale, un acte de foi et de simplicité, à la façon de Jacques le frisé : « Si le petit Jésus entrait, je lui dirais : « Voulez-vous venir jouer avec moi ? »
A l’invitation de l’enfant, le Jésus de pierre s’est soudain animé. Hop ! Il saute des bras de sa mère et vient s’asseoir entre ses deux amis qui le servent largement. C’est si charmant ce pique-nique avec l’Enfant Jésus que les jours suivants on l’invite et le réinvite ; bientôt il n’attend plus l’invitation et arrive dès que les deux frères se présentent. Pendant le repas, il se montre joyeux et de bon conseil ; très savant, il explique au besoin les devoirs, les leçons, puis, les grâces dites, il rejoint prestement les bras maternels et redevient statue, laissant l’âme des petits inondée de soleil.
Nos moinillons, très simplement, ont demandé à leurs parents une troisième part pour le divin enfant. Leur père leur a ri au nez ; leur mère a dit : « Vous êtes le jouet de l’imagination » ; leur grand’mère leur a parlé sévèrement de gourmandise et de mensonge : « Ne voyez-vous pas qu’ils veulent cette troisième part pour se la partager ? Qu’est-ce que des petits moines gourmands et menteurs ? » La ration quotidienne ne fut pas augmentée.
A son tour
Les deux frères ont bon appétit. Si généreux qu’ils soient, ils trouvent dur de ne plus manger leur content ; et puis, disons le mot, ils sont un peu choqués de ce que l’Enfant Dieu n’apporte jamais son écot, lui, tout-puissant. S’il était encore à Nazareth, il aurait des excuses ; il était pauvre ; mais maintenant ! … Dans les pique-niques, c’est l’habitude d’apporter chacun sa part. Jésus est pourtant un enfant bien élevé, le mieux élevé, le plus poli de tous les enfants…
Le problème est porté au Père Bernard, et lui, si instruit, ne sait que répondre. Il est là, stupéfait, devant la question des petits : Quoi ! l’Enfant Jésus déjeune avec eux ! L’Église et les gens d’Église se méfient des faits merveilleux. Tout dernièrement encore, le 4 février 1951, nous pouvions lire dans l’Osservatore Romano, sous le titre : « Chrétiens, ne vous excitez pas si vite ! » un article de Mgr Ottaviani mettant « les catholiques en garde contre un engouement pour des faits merveilleux que l’Église se garde bien de sanctionner comme tels ; sans toutefois mettre en doute la possibilité ni l’existence du miracle. »
Pendant trois jours, Père Bernard prie, fait pénitence, prend conseil, multiplie les interrogatoires. Il prend les frères séparément, tourne et retourne ses questions en tous sens ; les réponses sont toujours identiques : « Mon Dieu, mon Dieu ! soupire Père Bernard, en ces jours de Pentecôte qui approchent, faites donc la lumière ! Serait-il possible que vous fassiez un tel prodige pour ces enfants ! »
Qu’aurait-il dit le Frère Prêcheur s’il avait su que cinq cents ans plus tard, le fait se renouvellerait en Italie : Dans la chapelle de Muro, le Jésus en pierre aussi s’animera et sautera des bras de sa mère pour rejoindre Gérard Magella ; seulement chaque fois Jésus donnera un pain à l’enfant pauvre. Aux enfants du riche chevalier, qui se destinent au sacerdoce, à la vie monastique et apostolique, il juge sans doute pouvoir demander le sacrifice du superflu et même d’une part de nécessaire, se réservant de les dédommager au centuple là-haut.
« Dites donc, mes amis, dit enfin Frère Bernard, ne seriez-vous pas contents que Jésus vous invite à son tour, ne serait-ce qu’une fois, dans la maison de son Père ?
— Oh ! si !
— Parlez-lui en donc les premiers, en toute simplicité.
— Oui, Père.
— Hé, gamins Attention ! Dites à Jésus de m’inviter aussi ! Je ne vous permettrai pas d’aller seuls à la fête ! Ou je vous accompagne, ou vous refusez de vous y rendre, car je désire beaucoup, moi aussi, avoir part au festin. » Et il leur parle du ciel avec un tel enthousiasme qu’ils en ont le cœur tout chaud.
Le lundi des Rogations, Jésus descend comme de coutume rejoindre les petits… ils n’osent plus se faire inviter… mais ils ont promis à Frère Bernard… Il faut être simples avec le Bon Dieu… Ce n’est qu’au moment où ils voient l’Enfant divin mettre pied sur le socle, qu’ils s’enhardissent : « Divin Jésus, ne nous inviterez-vous pas à notre tour ?
— Oui, fait Jésus.
— Et notre maître ? Il veut être aussi de la fête.
— Dans trois jours c’est l’Ascension, répond Jésus ; il y aura grande joie dans la maison de mon Père. Dites au Père Bernard que je l’invite à ma table ainsi que vous, avec mes anges et mes saints. »
Les deux enfants courent à leur maître : « Ça y est ! Vous viendrez avec nous ! »
La bonne nouvelle est portée aux parents qui n’en veulent rien croire. Le Dominicain, lui, prend la chose au sérieux. Il comprend qu’il ne s’agit pas d’un simple pique-nique d’une demi-heure au paradis. Après tout, saint Paul est bien monté au troisième ciel… Si c’était avec son corps ou sans son corps, il n’en a rien su… mais il était sûr d’être monté et c’est le principal… Il était si beau, ce ciel, que tout ce que Paul y avait vu et entendu, était impossible à exprimer. Il ne savait que dire : « L’œil de l’homme n’a pas vu, l’oreille de l’homme n’a jamais entendu ce que Dieu réserve à ses élus. » Mais, pour Père Bernard et ses élèves, il doit s’agir d’un départ définitif. Père Bernard, donc, prépare les deux enfants au grand voyage. Ceux-ci sont dans la joie : Aller voir Dieu ! Aller voir Dieu… Voir non plus « la Dame de pierre », mais la Sainte Vierge en vrai !… non plus, comme leurs aïeux, une aile de saint Michel, mais l’archange avec toutes ses milices… Papa, maman, il faudra s’en séparer… mais bientôt ils viendront les rejoindre. Leur père ne désirait-il pas les donner à Dieu ?… Ils sont excités et ravis comme des enfants sur le point de partir pour un très beau voyage. Et ils comptent les jours… Songez donc, dès la terre, Jésus les invite à sa table : Avant de partir, ils vont faire leur première communion. Père Bernard en a hâté la date ; ils ont droit à ce viatique.
En ce beau matin d’Ascension, sous le ciel bleu ensoleillé de Santarem, deux moinillons en robe blanche servent la messe à l’autel du Rosaire. Entre ses acolytes, Père Bernard officie, avec quelle ferveur ! il a placé deux petites hosties près de la grande, sur la patène, et il élève les trois hosties…
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Et maintenant, dans le silence, tous trois s’inclinent, agenouillés sur la marche d’autel. La messe est achevée ; ils prolongent leur action de grâce… Ils la prolongent si longtemps qu’on vient les appeler… Aucun ne bouge… leurs corps sont encore là dans la robe dominicaine, mais l’âme s’est envolée là-haut.
Ils furent ensevelis, moine et moinillons, dans un unique tombeau. Quand, bien des années plus tard, on ouvrit le cercueil, le linceul avait gardé toute sa blancheur, une odeur délicieuse emplit la chapelle. Devant ces faits, une minutieuse enquête fut menée pour contrôler l’histoire du moine et de ses moinillons. Diverses guérisons, dont celle d’un religieux du couvent, classé inguérissable, plaidèrent en leur faveur. Georges de Almeida, évêque de Lisbonne, dédia un autel aux trois Bienheureux et fit enfermer leurs reliques dans trois bustes les représentant. Comme autrefois quand il disait la messe, Père Bernard était entre ses acolytes. Et les pèlerinages commencèrent à affluer, surtout au temps de Pâques et à l’Ascension. On montrait alors aux pèlerins la statue miraculeuse de l’Enfant Jésus, conservée dans un riche tabernacle. Lisbonne et Morlaàs fondèrent des confréries en l’honneur de Jésus enfant.
C’est triste à dire, mais ce sont des soldats français qui, en 1809, livrèrent aux flammes les trois reliquaires en bois sculpté. Indignés, Portugais et Béarnais redoublèrent de ferveur envers les Bienheureux. A l’église Sainte-Foy de Morlaàs, très belle église romane, une chapelle leur fut dédiée en 1877. Quatre bas-reliefs racontent leur histoire. L’Enfant Jésus qui surmonte l’autel est promené dans la ville, les jours de procession, porté par quatre petits clercs. Des tableaux représentent le déjeuner miraculeux.
En 1894, le Patriarche de Lisbonne, l’évêque de Bayonne, et plusieurs autres évêques et des supérieurs dominicains, demandèrent au Souverain Pontife de canoniser ces deux frères [1] de la petite sainte Imelda, moinillons, servants de messe et premiers communiants, si joliment montés au ciel un matin d’Ascension.
Si, après chaque histoire, vous avez pris l’habitude d’en tirer les leçons, vous n’aurez, pour celle-ci, que l’embarras du choix :
Jésus, Marie, aiment le rosaire : Si Jésus a été si condescendant pour ces petits, c’est qu’ils venaient chaque jour et bien des fois, dire leurs Ave avec grand respect et ferveur. Les dire ne suffit pas ; il y a la manière !
Encore une fois, quand on prie devant des statues, c’est à des vivants que l’on s’adresse.
Monté au ciel où il vit dans la gloire, Jésus ne dédaigne pas de rester enfant avec les enfants. Tout-puissant, infiniment bon, il s’adapte à notre âge, à notre dévotion. Il a aimé les deux enfants et Frère Bernard : Jésus aime les enfants et ceux qui leur ressemblent…
On taxe parfois d’idolâtrie le culte espagnol et portugais… et même français, pour Notre-Dame. Certes, il peut se glisser des exagérations dans les manifestations extérieures de la piété, mais le Père céleste ne trouvera jamais que nous aimons trop Marie, sa fille bien-aimée. Jésus ne trouvera jamais que nous aimons trop Marie, sa bien-aimée mère ; le Saint-Esprit ne trouvera jamais que nous aimons trop Marie, son épouse.
Dès ce monde nous sommes chaque jour invités à la table de Jésus et nourris de lui-même, par la communion.
Nos petits clercs sont montés avec grande joie au paradis. Cette joie honore Dieu. Il veut la voir en nous ; nous devons désirer le ciel… Le ciel ! Le ciel !… Regardons bien souvent là-haut. Avant de monter au ciel, le jour de l’Ascension, Jésus a dit à ses disciples et à nous tous :
« Je vais vers mon Père qui est aussi votre Père,
Je vais vers mon Dieu qui est aussi votre Dieu,
Je vais vous préparer une place. »
(D’après « Un saint pour chaque jour du mois », édité par La Bonne Presse, 22, Cours Albert 1er, Paris).
Agnès Goldie.
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Imprimatur
Verdun, le 17 juillet 1951 Max. Huard, vic. gén.
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- [1] Frères seulement par les points de ressemblance.↩
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