Trois paires d’amis

Auteur : Goldie, Agnès | Ouvrage : Petites Vies Illustrées pour enfants .

Temps de lec­ture : 15 minutes

Trois paires d'amis

Saprice et Nécéphore
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« Quels bons amis ! » disait-on, en voyant pas­ser par les rues d’An­tioche, Saprice et Nécé­phore. Qu’ar­ri­va-t-il ? De quelle faute Nécé­phore se ren­dit-il cou­pable envers Saprice ?… Tou­jours est-il que ces deux hommes si liés jusque là, se brouillèrent ; bien plus, se détes­tèrent et, se haïrent. L’É­van­gile dit que « Caïphe et Pilate, d’en­ne­mis qu’ils étaient, devinrent amis » ; à rebours, Saprice et Nécé­phore, d’a­mis qu’ils étaient, devinrent enne­mis Scan­dale pour les païens ; ne disaient-ils pas des chré­tiens : « Voyez comme ils s’aiment ! »

Nécé­phore recon­naît sa faute et court se récon­ci­lier avec Saprice ; mais Saprice refuse son pardon.

Sous Valé­rien éclate une grande per­sé­cu­tion : l’Em­pe­reur ordonne de sacri­fier aux idoles ; sinon, c’est la mort.

Saprice est arrê­té. Il a la foi, il est cou­ra­geux, et se montre brave dans les tor­tures : « Mon corps est en votre puis­sance, dit-il aux bour­reaux ; pas mon âme ! Dieu seul en est le Maître !

— Qu’il ait la tête tran­chée ! » ordonne Valérien.

Appre­nant la condam­na­tion de son ancien ami, qu’il a d’ailleurs recom­men­cé à aimer, Nécé­phore se place sur le che­min que pren­dra le cor­tège. Quand passe Saprice, il se jette à ses pieds : « Mar­tyr de Jésus-Christ, par­donne-moi la faute que j’ai com­mise contre toi

— Non ! »

Par une tra­verse, Nécé­phore prend de l’a­vance, et quand passe son ami : « Par­don ! Par­don !… Par­donne-moi, je t’en prie ! »

Saprice ne le regarde même pas. Arri­vé au lieu de l’exé­cu­tion, Nécé­phore tombe aux genoux de celui qui va mou­rir, et mal­gré les moque­ries, il s’ac­cuse encore, il sup­plie : « Ami, par­donne-moi au nom du Christ ! »

Saprice ne des­serre pas les lèvres. A‑t-il donc renié la parole de Jésus : « Si au moment de pré­sen­ter ton offrande à l’au­tel, tu te sou­viens que ton frère a quelque chose contre toi ; — À plus forte rai­son, si c’est toi qui a quelque chose contre ton frère ; laisse là ton offrande et va, d’a­bord, te récon­ci­lier avec ton frère. »

Saprice est prêt à faire son offrande : la plus belle des offrandes, celle de sa vie, celle de son corps et de son sang, comme le Christ et avec le Christ ; mais il foule aux pieds la loi de cha­ri­té si chère au cœur du Christ ; et parce qu’il refuse jus­qu’au bout son par­don, et parce qu’il pié­tine la loi de cha­ri­té, Jésus qui l’a sou­te­nu jusque là lui retire sa grâce, l’a­ban­donne à ses propres forces…

« À genoux ! crie le bour­reau au condam­né, et tends le cou !

— Inutile ! Je suis prêt à sacri­fier aux dieux. »

Un sur­saut de dégoût sou­lève jus­qu’au cœur des païens.

Saprice refuse de pardonner à Nicéphore
Saprice ne le regarde même pas.

« Oh ! Saprice ! s’é­crie Nécé­phore, ne tra­his pas Dieu ! »

Déjà le rené­gat s’en va sacri­fier aux idoles. Nécé­phore a, alors, un geste magni­fique : « Je suis chré­tien ! dit-il, et prêt à mou­rir à sa place !

— Qu’on l’immole ! »

Il a la tête tranchée.

À l’ou­ver­ture de l’an­née jubi­laire, le Pape a dit son grand désir que cette année soit pour tous une année de récon­ci­lia­tion : L’an­née du grand retour et du grand pardon !

Par­don de Dieu à tous.

Remise de nos fautes, de nos peines…

Par­don entre les hommes, entre les frères…

Si nous avons quelque chose contre quel­qu’un, vite allons nous récon­ci­lier. Si nous avons quelque chose à par­don­ner, vite, par­don­nons, fai­sons le pre­mier pas. J’ai enten­du racon­ter que dans une famille chré­tienne, famille nom­breuse, où la prière se dit en com­mun ; on fait silence avant de pro­non­cer la demande par­don­nez-nous du Pater. Alors, si les enfants ont quelque chose à se par­don­ner entre eux, ils se tendent la main ; la consigne est for­melle : s’ils ne demandent pas ou refusent leur par­don, qu’ils sortent ! Ils ne sont pas dignes de dire le Pater.

« Père, par­don­nez-nous nos offenses comme nous par­don­nons… »

Qui veut dire cela et refuse son par­don ; qui veut gagner son jubi­lé et refuse son par­don, est un autre Saprice. Nous serons tous des Nécé­phore ! C’est impor­tant… Voyez-vous, on garde l’ha­bi­tude de la ran­cune en gran­dis­sant… et la vie se passe à offen­ser Dieu et à se détes­ter, et à ris­quer son ciel : telle vieille maman ne s’est récon­ci­liée avec sa fille qu’à près de quatre-vingt-dix ans. Elles auraient pu vivre si heu­reuses ! telle autre, bien âgée, le refuse encore.

Disons donc, de tout notre cœur, la belle prière de sa Sain­te­té Pie XII : « O Père céleste qui voyez tout, qui scru­tez et régis­sez les cœurs des hommes, ren­dez-les dociles en ce temps, à la voix de votre Fils Jésus : que l’An­née Sainte soit pour tous, l’an­née du grand pardon. »

Néarque et Polyeucte
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Voi­ci une autre histoire :

Tou­jours à l’é­poque des per­sé­cu­tions, vivaient en Armé­nie, deux amis : Néarque et Poly­eucte : le pre­mier, chré­tien, l’autre païen.

Néarque fai­sait son pos­sible pour pas­ser à son ami le mes­sage du Christ. Sur ces entre­faites, les Empe­reurs Dèce et Valé­rien ordonnent d’of­frir l’en­cens aux idoles. L’en­cens ne s’offre qu’à Dieu. Quand l’en­fant de chœur encense les fidèles, il encense des membres du Christ, Dieu vivant en nous. C’est Dieu qu’il encense. Encen­ser les idoles, c’est encen­ser le démon.

Néarque est prêt à mou­rir plu­tôt que de pécher ; prêt à perdre l’a­mi­tié de Poly­eucte, car enfin, ce païen ne pour­ra sans doute par­don­ner au chré­tien de refu­ser l’en­cens aux idoles que lui, Poly­eucte, adore depuis l’enfance.

Néarque souffre à la pen­sée de la peine qu’il va faire à son ami ; il est triste à l’i­dée de perdre son amitié.

« Qu’as-tu lui demande Poly­eucte, tu as l’air gêné avec moi ?

— Rien, rien !

— Si, tu as quelque chose. Quoi ? Je veux le savoir !

— Voi­là, je vais refu­ser de sacri­fier à tes dieux. Dis-moi, fran­che­ment : cela va-t-il bri­ser notre ami­tié ? Res­te­rons-nous unis comme maintenant ?

— Bien sûr ! La mort seule peut nous séparer.

— Jus­te­ment ! Tu sais que, si je refuse de sacri­fier, je serai mis à mort.

— Notre union n’en sera pas bri­sée : j’ai vu ton Christ en songe ; il m’a ôté un méchant habit, et m’en a mis un autre magni­fique, qu’il a atta­ché lui-même…

— Tu as vu mon Christ ?

— Oui. Je le connais­sais déjà : ne m’as-tu pas ravi en me lisant son Évan­gile. Il est ton Dieu. Si moi je ne porte pas encore le, nom de chré­tien, chré­tien, je le suis de désir et de cœur. Tiens Je vais faire publi­que­ment ma pro­fes­sion de foi ! »

Et crac, voi­là l’af­fiche repro­dui­sant l’é­dit de per­sé­cu­tion arra­chée, déchi­rée et jetée au vent, puis, dans sa fougue de néo­phyte, le jeune homme se jette sur les idoles déjà pla­cées sur les estrades pour l’en­cen­se­ment, les ren­verse et les brise.

On court pré­ve­nir Félix, lieu­te­nant de l’Em­pe­reur, et beau-père de Poly­eucte. Il arrive furieux :

« À quoi penses-tu ? Tu es per­du ! Qui pour­ra te sauver ?

Néarque et Polyeucte, Martyrs
Je vous appren­drai à tous deux à connaître le vrai Dieu !

— Père, voi­là com­ment un ser­vi­teur du Christ humi­lie vos idoles ! »

N’ar­ri­vant pas à le rame­ner aux faux-dieux, Félix condamne le mari de sa fille. Appre­nant son affreux mal­heur, celle-ci prend son enfant et sup­plie Poly­eucte de reve­nir au paga­nisme, mais pas plus que Néarque n’au­rait cédé pour conser­ver l’a­mi­tié de Poly­eucte, Poly­eucte ne cède pas par amour pour sa femme et son fils ; et pour­tant il les aime ! Et c’est jus­te­ment parce qu’il les aime qu’il veut gar­der et leur don­ner sa foi : « Pau­line, écoute-moi : Je vous appren­drai à tous deux à connaître le vrai Dieu ; nous l’a­do­re­rons ensemble ; nous échan­ge­rons nos cou­ronnes contre un bon­heur éternel. »

Félix, Pau­line, l’en­fant, n’ont pas réus­si à faire reve­nir Poly­eucte au paga­nisme. Les tour­ments auront-ils plus de suc­cès ? On essaie des pinces, du che­va­let… Poly­eucte a pra­ti­qué la loi de cha­ri­té et Dieu le sou­tient de sa grâce. Par ses souf­frances, il rend témoi­gnage à Jésus, il achète l’âme de Pau­line et de son enfant ; il souffre, mais il exulte : « Vous êtes bien­heu­reux, a dit Jésus, lorsque les hommes vous mau­di­ront et vous per­sé­cu­te­ront… Réjouis­sez-vous et tres­saillez de joie, parce qu’une grande récom­pense vous attend dans les cieux. »

« Quel tort son exemple va faire aux dieux de l’empereur ! » disent les gens.

— Qu’on le mette vite à mort ! » ordonne Félix.

Étienne, pre­mier mar­tyr, s’é­criait : « Je vois le ciel ouvert… »

Poly­eucte déclare : « J’ai vu un jeune homme céleste… Il m’a invi­té à oublier entiè­re­ment les choses de la terre pour ne plus pen­ser qu’à celles de là-haut.

Comme il approche du lieu du sup­plice, il ren­contre son ami Néarque qui lui lance tout joyeux : « Sou­viens-toi de notre amitié ! »

Un peu plus, Poly­eucte chanterait :

Ce n’est qu’un au revoir, mon frère !

Ce n’est qu’un au revoir !

Quelques minutes après, Poly­eucte cueille la palme du martyre.

* * *

Savez-vous qu’ac­tuel­le­ment il y a beau­coup de mar­tyrs ? Il n’est plus deman­dé aux catho­liques de sacri­fier à des idoles de marbre, mais de renier le Christ et l’É­glise. Depuis la guerre, plus de 9.000 prêtres et reli­gieuses de seize pays sont vic­times des per­sé­cu­tions. Des mil­liers de catho­liques laïques, ont à témoi­gner. Voyez : En Ukraine, 3.600 prêtres tués, 1000 églises et cha­pelles détruites ou fer­mées. En Esto­nie, Letho­nie, Lithua­nie : 1000 prêtres et reli­gieuses empri­son­nés ou dis­pa­rus. En Pologne, au moins 700 prêtres en pri­son, 1000 dépor­tés, et com­bien d’autres depuis !… Et ain­si encore en Hon­grie, en Tché­co­slo­va­quie, en Rou­ma­nie, en Bul­ga­rie, en You­go­sla­vie, en Alba­nie… Que fai­sons-nous pour eux ?

« Que fai­sons-nous pour sou­te­nir le cou­rage de nos héros, de nos mar­tyrs ? De ceux qui souffrent peut-être pour que nous soyons épargnés ? »

« Que fai­sons-nous pour ceux qui perdent cou­rage et crient à cha­cun de nous : « J’ai fol­le­ment peur de deve­nir traître. Priez. pour moi ! » [1]

Oh ! disons bien pour eux la prière de Pie XII : Don­nez à ceux qui souffrent per­sé­cu­tion pour la foi, votre esprit de force, pour les unir indis­so­lu­ble­ment au Christ et à son Église. »

Basile et Grégoire
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On dit qu’il n’est pas deux sans trois. Vou­lez-vous une troi­sième his­toire ? Basile est fort intel­li­gent, très tra­vailleur. Il fait ses études pri­maires à Césa­rée, ses études secon­daires à Constan­ti­nople, ses études supé­rieures à Athènes. Là, il se lie avec Gré­goire, un étu­diant comme lui : « Nous ne connais­sions que deux rues, dira Gré­goire en plai­san­tant : la rue de l’é­glise et celle des écoles ; les autres : celles des théâtres, des spec­tacles, nous les lais­sions à qui voulait ! »

Histoires d'amitiés chrétiennes
Là il se lie avec Gré­goire, un étu­diant comme lui.

De si grands « bûcheurs » décrochent tous les diplômes. Basile ouvre à Césa­rée une école. Elle a si grand suc­cès que, crai­gnant l’or­gueil, il la ferme, part visi­ter les soli­taires des déserts de Méso­po­tha­mie, de Syrie et d’E­gypte, puis il fonde de grands monas­tères. Moine, prêtre, évêque, arche­vêque, il n’ou­blie pas son ami Gré­goire. Eux qui, étu­diants, disaient : « Deve­nir des saints, c’est notre grande affaire », avaient l’un et l’autre de très saintes familles. Jugez La grand-mère, le père et la mère de Basile, le père et là mère, le frère et la soeur de Gré­goire, seront comme eux-mêmes, éle­vés par l’E­glise au rang des saints.

Le père de Gré­goire s’est fait prêtre. Deve­nu évêque de Naziance, il a la joie d’or­don­ner son fils ; et c’est Basile qui a le bon­heur de sacrer son ami évêque. Gré­goire rem­place son père comme Évêque, à Naziance, sa ville natale. Entre les deux amis, c’est plus que jamais lequel aime­ra et ser­vi­ra le mieux Dieu et ses frères.

* * *

Basile a de grosses dif­fi­cul­tés avec l’Em­pe­reur Valence qui pro­tège les héré­tiques Ariens. Le Pré­fet fait com­pa­raître l’Ar­che­vêque : Vos menaces me touchent peu, lui répond Basile : vous pou­vez tout me prendre ; je n’ai rien ; les tour­ments ne m’ef­fraient pas, la mort sera la bien­ve­nue ; elle me réuni­ra au Dieu pour lequel je vis.

— C’est la pre­mière fois, dit le Pré­fet, qu’on me répond si hardiment.

— C’est peut-être, remarque Basile, que vous n’a­vez jamais eu affaire à un évêque. Tout autre aurait répon­du comme moi, s’il avait eu la même cause à défendre. »

Nous sommes vain­cus ; cet homme est au-des­sus de nous », avoue le Pré­fet à l’Em­pe­reur. Pres­sé par les Ariens, celui-ci finit par signer un ordre d’exil. Son fils tombe aus­si­tôt malade : « Si vous vous enga­gez à le faire éle­ver en catho­lique, dit l’é­vêque, il gué­ri­ra. — Conve­nu ! » Mais, sitôt gué­ri, le petit est bap­ti­sé par un  ; il retombe malade et meurt.

De dépit, l’Em­pe­reur veut signer un nou­vel ordre de ban­nis­se­ment. Tan­dis qu’il signe, une vive dou­leur lui tor­ture le bras ; trois fois le roseau qui lui sert à la fois de plume et de porte-plume, se brise. L’Em­pe­reur déchire sa feuille et laisse l’ar­che­vêque tran­quille. Après avoir beau­coup tra­vaillé, lut­té pour la foi, Basile meurt à cin­quante et un an, le 1er jan­vier 379.

Son ami Gré­goire lui sur­vit douze ans.

Il fal­lait que vous connais­siez ces Pères de l’É­glise qui l’ont si bien ser­vie par la parole, par la plume, et sur­tout par leur sain­te­té. Il n’y a pas que les mar­tyrs à rendre témoi­gnage. Tout le monde n’est pas appe­lé au mar­tyre, mais tout le monde est appe­lé à la sain­te­té. La loi de cha­ri­té ne consiste pas seule­ment à par­don­ner ; elle consiste d’a­bord à ne rien don­ner à par­don­ner aux autres, à vivre tous unis, joyeu­se­ment, ami­ca­le­ment, en frères de Jésus, en enfants de Dieu : « Père je veux que tous soient un comme vous et moi, nous sommes un. »

Il y a de la marge entre cette belle ami­tié chré­tienne et les ami­tiés pas très pures, égoïstes et particulières.

« Pro­té­gez, ô Sei­gneur, le Vicaire de votre Fils sur la terre, les évêques, les prêtres, les reli­gieux, les fidèles. Faites que tous : prêtres, laïcs, ado­les­cents, enfants, adultes et vieillards forment, en étroite union d’es­prit et de cœur, un roc inébran­lable contre lequel se brise la fureur de vos ennemis…

Agnès Gol­die.

Histoires de saints - Toussaint


Imprimatur
Verdun, le 19 mai 1951.            Max HUARD, vic. gén.

Père, que tous soient un comme vous et moi ne sommes un.

  1. [1] Jeu­nesse nou­velle — Octobre 1950.

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