Brr… qu’il fait froid ! M’est avis qu’il va neiger ! »
Sur sa porte, grand-père Naudé scrute le ciel de son regard profond. Chaque soir, il vient ainsi lire dans la couleur et la marche des nuages le temps qu’il fera le lendemain. Il est si savant qu’il connaît toutes les lignes du ciel et, sou-vent, il arrive qu’à la veille d’une fête ou d’un mariage les villageois viennent pour le consulter.
« Père Naudé, f’ra t’y beau demain ? »
Et le grand-père Naudé sème de la joie ou de l’ennui par l’annonce d’une belle journée ou par celle d’une pluie tenace. Ce soir-là, il rentre frileusement chez lui auprès du poêle ronronnant de la cuisine où ses petits-enfants Bernard et Pierre s’amusent à cœur joie.
« Petits, soyez contents ; il y aura ben d’la neige demain ! Mieux vaut ça : Noël aux tisons, Pâques au balcon.
— Tant mieux, grand-père, tant mieux », s’écrient les deux petits dont les yeux brillent déjà de joie à la pensée de s’en aller glisser en traîneau sur les pentes neigeuses des collines de Jussy.
* * *
Cette nuit-là, en effet, il neigea.
Peu à peu, le toit penchant de la maison se couvrit d’une mousseuse couverture blanche qui s’épaissit d’heure en heure. Encapuchonné comme un moine, le vieux clocher égrena les heures d’un ton assourdi, et les sapins méditatifs de la forêt se recueillirent dans un silence complet.
Il neigea ainsi jusqu’au matin.
Quel beau réveil firent Bernard et Pierre en voyant d’innombrables papillons blancs voltiger devant leur fenêtre, et comme ils furent vite habillés ! Toute la matinée, ils guettèrent anxieusement l’éclaircie qui permettrait d’aller voir l’état des pistes ; enfin, vers dix heures, le soleil succéda à la chute des flocons blancs et fit resplendir la terre d’innombrables scintillements de cristaux de neige. Là-haut, à l’ombre des bois, elle durcissait sous l’âpre bise du nord.
Brigitte est partie. Sa mort, si paisible, si douce, a laissé une empreinte qui ne s’effacera plus, ni dans l’âme de Bernard, ni dans celle d’André. Le pauvre petit, surtout, ne peut oublier qu’il a causé, indirectement et bien involontairement, cette mort, et, désormais, il entre dans la voie droite, avec l’intention très nette de ne plus en sortir. M. le curé et Yvon reçoivent à ce sujet des confidences qui doivent réjouir Brigitte au Ciel.
Puis le temps passe, et sur la tristesse des souvenirs, la joie filtre de nouveau, comme un rayon de soleil, au printemps, court sur les neiges d’hiver. L’Ordination approche.
Les garçons et leur bataillon lavent, frottent, astiquent les dalles, les bancs, les stalles de l’église ; on fait un trône pour Monseigneur l’évêque. Les ainés préparent une cavalcade. Tous les chevaux seront réquisitionnés, les vélos aussi. On se prépare à tresser les crinières, à orner les selles ; on fait des flots de rubans pour les brides, et des fleurs de papier pour les guidons.
Jean-Louis organise un groupe de gardes-chasse et de piqueurs, qui prendront la tête du mouvement et feront un concert de fanfares.
Colette, Annie, toutes les petites filles ajoutent des mètres et des mètres aux guirlandes de buis et même de houx, sans souci des piqûres. Légères, les guirlandes devront courir d’un toit à l’autre, car toute la paroisse est en émoi, et les gros pots de géranium ou d’amaryllis s’ornent de magnifiques cache-pots dorés, qui feront ressortir leurs touffes écarlates, au bord des fenêtres des plus humbles demeures.
Un peu avant de commencer la retraite qui le sépare des fêtes du Sacerdoce, Yvon, un soir, a appelé les enfants.
Ces causeries en plein air font le bonheur de tous.
Les garçons raffolent de leurs professeurs, qui, entre les leçons, organisent des courses et des parties de ballon à en perdre la respiration, comme dit un petit homme de huit ans.
De plus, depuis quelques jours, le bourg est fort agité par une fête foraine qui bat son plein. Bernard a conduit « ses élèves » aux chevaux de bois, non sans fierté, car la discipline obtenue a été irréprochable. Et le grand garçon s’enthousiasme lui-même de son succès. Il se sent une irrésistible vocation d’entraineur, et voit évoluer en imagination les équipes qu’il formera un jour. Qui donc pourrait entraver ses projets !
Sur les entrefaites, sa mère l’appelle un beau matin.
— Veux-tu aller à L…, Bernard, nous acheter un tas de choses ? Nous n’avons plus de soie, plus de fil d’or, plus de papier doré, plus de colle pour les décorations de l’église ; nous sommes à sec. Et puis, ton oncle voudrait que tu passes chez le libraire prendre deux ou trois nouveautés de valeur dont il va te donner la liste.
Bernard jette un coup d’œil sur sa vareuse, qui, comme le pourpoint d’Henri IV, est un peu « trouée par le coude » :
— Le temps de m’habiller correctement, maman, et à vos ordres.
Au moment de partir, Bernard réclame la liste des commissions. Lui remettant celle du libraire, son oncle dit :
— Ne te laisse pas prendre par la bande alléchante du dernier volume de X. Il est bon tout au plus à mettre au feu au bout des pincettes…
— Bien, mon oncle, entendu ! crie Bernard dont la bicyclette démarre sur la route de la gare.
Une demi-heure de chemin de fer, dix minutes d’un pas allongé, et le voyageur atteint les grands magasins. Au moment d’entrer à la libraire, il se heurte à un ancien camarade de collège, forte tête qu’il avait fallu jadis et plusieurs fois « changer d’air ».
Mais l’ancienne camaraderie n’en subsiste pas moins. On se serre joyeusement la main. Bernard dit :
— Qu’as-tu acheté, vieux ?
Le jeune homme brandit le volume, et Bernard reconnaît le fameux livre signalé par son oncle.
— Non ! Cette saleté ? Pas possible ?
— Tu l’as lu ?
— Bien sûr que non.
— Alors, qu’en sais-tu ? Ce n’est pas une saleté de tout. Il y a là une puissance d’analyse, une évocation descriptive, je ne te dis que ça ! C’est épatant ! Achète-le et tu verras.
— Non, dit encore Bernard nettement.
— Ah ! mon pauvre vieux, ce qu’on voit bien que tu as été élevé à l’ombre des cotillons !
Bernard est trop intelligent, trop loyal pour ne pas apprécier jusqu’au culte l’éducation virile que lui a donnée sa mère. Il sent, selon sa manière de parler, la moutarde lui monter au nez et, pour ne pas se fâcher, tourne les talons en haussant les épaules, non sans ajouter :
— Bonsoir, tu me dégoûtes.
Mais l’incident l’a troublé. Il fait ses commissions tout de travers, retourne deux fois dans le même magasin inutilement, et vient s’asseoir sur le quai de la gare un bon quart d’heure avant l’heure du train. Lui, que rien ne fatigue jamais, pour une fois se sent très las.
Il regarde machinalement autour de lui. À deux pas, la bibliothèque étale ses nouveautés tapageuses. Au milieu des rayons trône le volume en question. Le titre reluit, en gros caractères modernes, épais, brillants.
Bernard n’est plus un enfant. Il a conscience de sa propre liberté et sent parfaitement qu’il a seul, devant Dieu, la responsabilité de ses actes.
S’il veut acheter ce livre, c’est affaire entre sa conscience et lui.
Mais le veut-il ? C’est humiliant de n’en pas pouvoir de science certaine. Quelques pages de lecture ne lui feront aucun mal ; il le détruira ensuite, bien entendu.
Le train vient d’entrer en gare. Bernard s’approche de la bibliothèque, tend quinze francs, prend l’ouvrage et saute dans son wagon.
Il a la désagréable surprise d’y trouver un tout jeune voisin, grand ami de Jean, et auquel, pour rien au monde, il n’eût fait voir le livre, qu’il enfouissait de son mieux dans la poche intérieure de son veston.
À quelques jours de là, Bernard aborde son frère. — Dis donc, Yvon, je n’admets pas que Colette soit seule ici à avoir des idées géniales. Sais-tu que son « école de liturgie » fait merveille ? Les petites filles sont enchantées, racontent le soir chez elles ce qu’elles ont appris ; toutes les familles s’intéressent à la cérémonie prochaine de l’ordination. Alors, pourquoi ne pas réunir les garçons ?
Yvon répond :
— Au fond, tu sais, le mérite des filles est modeste. Elles savent d’avance, parce qu’à l’école chrétienne elles ont toute l’année des leçons d’instruction religieuse.
— Justement ! Alors nos petits gars, qui, à leur école laïque, n’en entendent jamais parler ? Je vais de ce pas offrir à M. le Curé de les prendre ici, les jours où Colette ne réunit pas ses « demoiselles ».
Le soir même, arrive, en chantant à tue-tête, marchant au pas et sur deux rangs, toute une file de joyeux enfants, Bernard et Jean en tête, bien entendu. Les heures qui suivent sont indescriptibles. Bernard et Jean mettent un tel entrain dans leurs explications, et les garçons une si belle ardeur à essayer de répondre, que de la maison on entend des cris sauvages, à ameuter la population.
Petit à petit pourtant, à mesure que les jours se succèdent, le bruit s’apaise, mais en revanche l’intérêt redouble, car Yvon s’en mêle, et la bande des garçons entend dépasser en savoir, celles des filles.
Un soir, Bernard déclare :
— Nous allons aborder un fameux sujet. Je propose d’essayer de comprendre la cérémonie de l’ordination à laquelle nous assisterons tous ; plusieurs seront enfants de chœur ; il s’agit de pouvoir suivre,
Estelle Faguette naquit en Champagne, dans une famille pauvre et chrétienne. Ses parents cultivaient la terre et gagnaient péniblement le pain de leurs enfants.
Estelle allait à l’école tenue par les Sœurs. C’était une petite fille simple, sérieuse, douée d’un bon jugement. Elle aimait la Sainte Vierge et montrait une grande pitié pour les malheureux. Volontiers, elle eût donné tout ce qu’elle avait sous la main.
Après sa première communion, faite pieusement dans l’église Notre-Dame de Châlons-sur-Marne, Estelle partit avec ses parents pour Paris.
Là, elle est reçue « enfant de Marie », à Saint-Thomas-d’Aquin. Puis, à 18 ans, désirant se donner au Seigneur et aux pauvres, elle entre chez les religieuses de l’Hôtel-Dieu. La novice se met de tout son cœur au service des malades, mais la faiblesse de sa santé l’oblige, à son grand chagrin, à quitter l’hôpital.
Estelle à peu près rétablie entreprend, pour vivre, des journées de couture, puis se place comme bonne d’enfants chez la Comtesse de la Rochefoucauld.
Chaque année, le printemps venu, la jeune bonne suit ses maîtres au château de Poiriers, à Pellevoisin, où l’on passe la belle saison.
Mais avec le temps, la santé d’Estelle devient de plus en plus mauvaise. La tuberculose atteint ses poumons et ravage tout son corps. Mme de la Rochefoucauld entoure sa domestique des soins les meilleurs. Malgré tout, l’état devient très grave. Une grande tristesse accable la pauvre Estelle. Elle comprend que les médecins ne peuvent pas la guérir. Que deviendront ses parents qui ont besoin de son travail ?… Qui élèvera une petite nièce dont elle a pris la charge ?… Elle fait plusieurs neuvaines à la Sainte Vierge pour implorer sa guérison ; la bonne Mère du Ciel ne semble pas l’entendre.
À l’automne de 1875, Estelle, en voyant jaunir et tomber les feuilles du parc, peut penser qu’elle aussi, sera bientôt emportée par la mort.