C’est demain l’Ordination, après-demain la première Messe d’Yvon et la première Communion de petit Pierre. Le grand cousin est en retraite depuis huit jours, et le benjamin est en retraite aussi. Parfaitement, trois grandes journées de recueillement, entre maman et M. le Curé.
Ce soir, petit Pierre vient de rentrer. Il monte trouver sa mère qui, par bonheur, est toute seule dans sa chambre.
Comme lorsqu’il était « petit », Pierrot grimpe sur ses genoux, et maman devine sans peine que c’est l’heure des confidences.
— Qu’as-tu à me raconter, mon chéri ?
— Je voudrais que ce soit vous, ma maman à moi, qui me disiez les choses que je ne sais pas encore bien.
— Lesquelles ?
— On n’a jamais fini de m’expliquer toute la Messe, parce que les grands sont retournés sans moi à la cure… et puis Yvon a disparu,… et moi, comprenez-vous, je serais content de me préparer à communier comme fera Yvon. Je recevrai Jésus pour la première fois, et lui, pour la première fois, il Le tiendra dans ses mains, avant de Le prendre dans son cœur.
Il lui dira sûrement des mots très jolis, et je voudrais dire les mêmes.
— Rien de plus simple, mon chéri. Prends ton paroissien. Nous allons y trouver ce que tu cherches.
— Mon paroissien ?
— Mais oui. Tu n’as certainement pas songé à ceci : Yvon n’aura d’autre préparation à sa communion que celle qui est contenue dans les prières mêmes de la Messe, car la Communion fait partie du Saint Sacrifice. Te souviens-tu, à la Cène, quand, le soir du Jeudi Saint, Jésus institua l’Eucharistie ?
Comme Yvon cessait de parler, un vol de ramiers passa. Un instant, le petit groupe le suit des yeux. Toute voisine, une batteuse fait entendre son ronflement, coupé de temps à autre d’un bref appel, ou dominé d’une belle voix jeune qui chante à tue-tête un refrain du pays.
Un tel charme, paisible et fort, émane de ces choses, que, d’instinct, personne ne songe à le rompre.
C’est Yvon qui secoue son propre rêve pour dire :
— On « bat » chez le père Pierre ; vous écoutez comme moi. Songez-vous à ce blé doré, de chez nous, dont on se servira quelque jour pour faire du pain ?
— Oh ! dit Colette, je sais ce que tu vas dire. On fera aussi, avec le blé, le pain pour les hosties, mais avec une farine bien choisie, par respect, et sans y mêler de levure. Te souviens-tu, quand nous étions petits, nous allions tous chez le père Jacques choisir le sac de grains qu’il donne pour cela, chaque année, à M. le Curé : un beau sac, mis de côté entre cent autres, et dont il est si fier.
— Il a de la chance, murmure simplement Nono.
— Oui, interrompt petit Pierre, et papa aussi. Car, lui, il donne sa meilleure barrique de vin, et c’est lui tout seul, quand il est là, qui s’occupe de cette barrique avec le père Pierre, pour être sûr que le vin soit pur.
— Comment pur ? réclame Nono. Le vin est toujours pur.
— Ah ! non, alors ! Papa dit qu’il y a des gens qui mettent un tas de saletés dedans, et puis, en plus, de l’eau et du sucre.
Yvon précise :
— En effet, pour le Saint Sacrifice, le vin doit être naturel sans avoir subi aucun mélange. Mais ne nous attardons pas trop, mes petits. Je voudrais reprendre avec ordre notre étude. Il faut d’abord, pour plus de clarté, que je vous dise ceci : nous avons parlé de ce qui précède la Messe. Maintenant, comprenez bien que le Saint Sacrifice proprement dit ne commence pas encore tout de suite. Il y a l’Introduction ou prélude de la Messe, qui nous entrainera jusqu’au Graduel, puis encore l’Avant-Messe ou Messe des Catéchumènes, qui se termine par le Credo.
Ces causeries en plein air font le bonheur de tous.
Les garçons raffolent de leurs professeurs, qui, entre les leçons, organisent des courses et des parties de ballon à en perdre la respiration, comme dit un petit homme de huit ans.
De plus, depuis quelques jours, le bourg est fort agité par une fête foraine qui bat son plein. Bernard a conduit « ses élèves » aux chevaux de bois, non sans fierté, car la discipline obtenue a été irréprochable. Et le grand garçon s’enthousiasme lui-même de son succès. Il se sent une irrésistible vocation d’entraineur, et voit évoluer en imagination les équipes qu’il formera un jour. Qui donc pourrait entraver ses projets !
Sur les entrefaites, sa mère l’appelle un beau matin.
— Veux-tu aller à L…, Bernard, nous acheter un tas de choses ? Nous n’avons plus de soie, plus de fil d’or, plus de papier doré, plus de colle pour les décorations de l’église ; nous sommes à sec. Et puis, ton oncle voudrait que tu passes chez le libraire prendre deux ou trois nouveautés de valeur dont il va te donner la liste.
Bernard jette un coup d’œil sur sa vareuse, qui, comme le pourpoint d’Henri IV, est un peu « trouée par le coude » :
— Le temps de m’habiller correctement, maman, et à vos ordres.
Au moment de partir, Bernard réclame la liste des commissions. Lui remettant celle du libraire, son oncle dit :
— Ne te laisse pas prendre par la bande alléchante du dernier volume de X. Il est bon tout au plus à mettre au feu au bout des pincettes…
— Bien, mon oncle, entendu ! crie Bernard dont la bicyclette démarre sur la route de la gare.
Une demi-heure de chemin de fer, dix minutes d’un pas allongé, et le voyageur atteint les grands magasins. Au moment d’entrer à la libraire, il se heurte à un ancien camarade de collège, forte tête qu’il avait fallu jadis et plusieurs fois « changer d’air ».
Mais l’ancienne camaraderie n’en subsiste pas moins. On se serre joyeusement la main. Bernard dit :
— Qu’as-tu acheté, vieux ?
Le jeune homme brandit le volume, et Bernard reconnaît le fameux livre signalé par son oncle.
— Non ! Cette saleté ? Pas possible ?
— Tu l’as lu ?
— Bien sûr que non.
— Alors, qu’en sais-tu ? Ce n’est pas une saleté de tout. Il y a là une puissance d’analyse, une évocation descriptive, je ne te dis que ça ! C’est épatant ! Achète-le et tu verras.
— Non, dit encore Bernard nettement.
— Ah ! mon pauvre vieux, ce qu’on voit bien que tu as été élevé à l’ombre des cotillons !
Bernard est trop intelligent, trop loyal pour ne pas apprécier jusqu’au culte l’éducation virile que lui a donnée sa mère. Il sent, selon sa manière de parler, la moutarde lui monter au nez et, pour ne pas se fâcher, tourne les talons en haussant les épaules, non sans ajouter :
— Bonsoir, tu me dégoûtes.
Mais l’incident l’a troublé. Il fait ses commissions tout de travers, retourne deux fois dans le même magasin inutilement, et vient s’asseoir sur le quai de la gare un bon quart d’heure avant l’heure du train. Lui, que rien ne fatigue jamais, pour une fois se sent très las.
Il regarde machinalement autour de lui. À deux pas, la bibliothèque étale ses nouveautés tapageuses. Au milieu des rayons trône le volume en question. Le titre reluit, en gros caractères modernes, épais, brillants.
Bernard n’est plus un enfant. Il a conscience de sa propre liberté et sent parfaitement qu’il a seul, devant Dieu, la responsabilité de ses actes.
S’il veut acheter ce livre, c’est affaire entre sa conscience et lui.
Mais le veut-il ? C’est humiliant de n’en pas pouvoir de science certaine. Quelques pages de lecture ne lui feront aucun mal ; il le détruira ensuite, bien entendu.
Le train vient d’entrer en gare. Bernard s’approche de la bibliothèque, tend quinze francs, prend l’ouvrage et saute dans son wagon.
Il a la désagréable surprise d’y trouver un tout jeune voisin, grand ami de Jean, et auquel, pour rien au monde, il n’eût fait voir le livre, qu’il enfouissait de son mieux dans la poche intérieure de son veston.
Par un beau matin froid mais clair, la roulotte tant espérée est parvenue sur la place du village. André, sans cesse aux aguets, a couru prévenir ses grands amis, et, aussitôt après déjeuner, la troupe, sous l’égide du cousin Bernard, arrive au grand complet.
Les garçons constatent, ô bonheur ! que la roulotte, pauvre mais propre, possède un vieux moteur et se précipitent pour en vérifier la marque.
Pendant cette inspection, Bernadette, suivie des petites filles, frappe à la porte close.
Un minois passablement ébouriffé paraît instantanément, et les yeux, craintifs d’abord, s’éclairent en reconnaissant la jeune fille.
— Bonjour, mon petit Nono, dit Bernadette en caressant affectueusement les cheveux frisés. Est-ce que maman est là ?
Relevant sa frimousse, Nono, sans répondre, fait signe que oui, puis il prend sans façon la main de la jeune fille et la fait entrer.
Annie et Colette hésitent sur le seuil, mais une femme bien maigre, sous d’humbles vêtements noirs, les traits ravagés par la souffrance, dit d’une voix chantante :
— Entrez, mes petites demoiselles.
Puis, tournant vers Bernadette ses grands yeux noirs soudain pleins de larmes, elle ajoute regardant les deux petites : — Et moi… je n’en ai plus !
Nono a pris un air farouche pour lutter contre ses propres larmes. Colette et Annie ont le cœur serré, et il faut toute la douceur de Bernadette, tout l’entrain des garçons, qui viennent à la rescousse, pour adoucir le premier contact.
Mais, quand on se quitte, c’est avec des au revoir affectueux et de bonnes poignées de mains.
Jean a passé son bras sous celui de sa grande sœur.
— Dis, Bernadette, comment va-t-on s’arranger pour bien préparer ce petit Nono ?
— Il est déjà convenu avec maman que nous lui ferons comprendre à fond son catéchisme. Vous, la jeunesse, débrouillez-vous. Étudiez votre affaire ; à vous de lui expliquer la liturgie du baptême et de la