Il était une fois un homme et une femme qui venaient d’être chassés une fois de plus du seuil d’une hôtellerie. « Il n’y a pas de place pour vous ! » avait dit, hargneux, l’aubergiste, avant de claquer la porte. Avec la rapidité propre à cet animal, un chat s’était glissé hors de l’auberge juste avant que la porte ne se referme. Pour être exact, c’était une chatte de petite taille, avec des reflets roux et un jabot crème. Elle était mal nourrie, mal traitée par l’aubergiste qui ne semblait l’avoir recueillie que pour en faire usage de souffre-douleur.
La petite chatte noire au jabot crème suivit le couple. Il paraissait exténué. L’homme dit : « Arrêtons-nous sous cet auvent. Il n’a pas l’air si mal. » Au bout de trois minutes la femme dit : « Il y a des courants d’air terribles. Ça n’ira pas. » Par ma moustache et mes reflets roux, se dit la petite chatte, si on me l’avait demandé, je vous l’aurais dit, moi, qu’à cet endroit le vent souffle froid.
L’homme, la femme – et la petite chatte que, préoccupés, ils n’avaient pas remarquée – repartirent dans les rues. La femme dit : « Arrêtons-nous dans ce cabanon. Nous y serons à l’abri du vent. » Au bout de deux minutes l’homme dit : « Quelle humidité ! J’ai l’impression que mes os sont glacés. Ça n’ira pas non plus. » Par ma moustache et mon jabot, se dit la petite chatte, si vous me l’aviez demandé, je vous aurai renseigné : ce cabanon est l’endroit le plus humide du quartier.
Dans son corps douloureux, l’âme était triste et meurtrie.
Plus que du froid de la nuit, plus que des douleurs dans les jambes d’avoir tant marché à travers la ville, elle souffrait d’un mal sourd et profond.
En cette veille de Noël, l’âme en peine avançait par les rues, cherchant à ignorer la cause de sa souffrance.
Il y avait si longtemps qu’elle s’était établie dans l’indifférence ! Quand était-elle donc allée s’agenouiller la dernière fois dans un confessionnal pour recevoir le pardon de ses fautes ? Elle ne s’en souvenait plus, ni de la dernière fois qu’elle avait prié…
Ne croyez pas que c’était l’âme d’un grand criminel, non, c’était une personne ordinaire, qui menait sa petite vie, juste oublieuse de la loi de Dieu qu’elle avait substituée par son bon plaisir, par son égoïsme et par toutes sortes de bassesses qui faisaient comme un bruit de feuilles mortes poussées par les tourbillons d’un vent mauvais.
— Était-ce un homme, était-ce une femme, me demanderez-vous. Peu importe.
C’était une âme plongée dans la tristesse, fruit inévitable et amer que produit la conscience en voyant, sans même vouloir se l’avouer, tout ce qu’elle a perdu en rejetant l’amitié de Dieu.
Il y en a tant de ces âmes, endurcies par l’habitude du scepticisme, dans les villes de notre pauvre France qui redevient païenne.
Toute la journée, elle s’était agitée pour réunir les derniers préparatifs de Noël. Car l’âme, malgré l’abandon de sa vie spirituelle, se souvenait encore de la joie et de l’innocence de ses premiers Noëls.
Elle avait soif d’un bonheur qui semblait lui échapper de plus en plus et, dans la mesure du possible, elle essayait de recréer autour d’elle l’ambiance des Noëls de son enfance.
Elle était assez douée pour cela et réussissait malgré tout à rassembler encore quelques amis et quelques familiers autour d’un sapin bien décoré, d’une petite crèche et d’un repas de fête qui n’était pas trop mélancolique.
Malgré les années écoulées, l’âme immortelle gardait l’empreinte de l’enfant qu’elle avait été.
D’ailleurs, si vous prêtez un peu d’attention aux âmes des adultes, vous verrez qu’en elles l’enfant n’est jamais très loin, même si les péchés les ont obscurcies.
Cet enfant finira-t-il un jour par se réveiller ?
Il était une fois un vieux berger qui aimait la nuit, son silence, son ciel parsemé d’étoiles. Ces étoiles, il les connaissait par leur nom. En les regardant, il disait souvent à son petit fils :
— Il va venir.
— Quand viendra-t-il ? demandait l’enfant.
— Bientôt !
Les autres bergers riaient.
— Bientôt !… Tu répètes cela depuis des années ! » Mais le vieux berger ne les écoutait pas.
Une seule chose l’inquiétait, son petit-fils aussi commençait à douter. Et quand lui ne serait plus là, qui donc redirait aux plus jeunes ce que les prophètes avaient annoncé depuis toujours ? Ah ! S’il pouvait venir bientôt ! Son cœur était tout rempli de cette attente.
* * *
— Portera-t-il une couronne en or ? demanda soudain le petit-fils ?
— Oui ! Certainement.
— Et une épée d’argent ?
— Pour sûr !
— Et un manteau de pourpre ?
— Peut-être.
Et le petit-fils semblait heureux.
Assis sur un rocher, le garçon jouait de la flûte. Le vieux berger écoutait attentivement la mélodie simple et pure : l’enfant s’exerçait jour après jour, matin et soir pour être prêt quand le roi viendrait.
Parmi les fêtes chrétiennes, Noël avait toutes les préférences de saint François [d’Assise] (il n’est pas le seul) ! Ce jour, qui nous a donné le Sauveur, ne pouvait à ses yeux apporter assez de joie aux créatures, même à leur corps, ce « Frère Âne » qu’il traitait si mal d’ordinaire. Une année que Noël tombait un vendredi, les frères délibéraient pour savoir si l’on ferait maigre ce jour-là. François proteste : « Ne parlez pas de vendredi ni de maigre [1] un jour pareil, le jour où l’Enfant-Dieu est né. Je voudrais qu’en ce jour les murs mêmes puissent manger de la viande, ou du moins qu’on les frotte de graisse puisqu’ils ne peuvent manger ».
Il demandait aux riches de régaler les pauvres en l’honneur de la fête et de donner aux bœufs et aux ânes, compagnons de Jésus dans l’étable, double ration d’avoine et de foin. — « Si je connaissais l’Empereur, disait-il encore, je le supplierais de faire une loi ordonnant de semer du grain sur les routes pour le régal des petits oiseaux, et surtout de nos sœurs les Alouettes. » Ces alouettes, qui montent si haut dans le ciel en chantant, devaient lui rappeler les anges de Bethléem.
Bref, notre saint aimait tant Noël que, trois ans avant sa mort, lui vint à ce sujet une belle idée. Il fait appeler Messire Jean, noble riche, instruit et chrétien plus fervent encore. — « Rends-toi à Greccio si tu le veux bien, lui dit-il ; nous y célébrerons la prochaine fête du Seigneur. Pars dès maintenant et occupe-toi des préparatifs que je vais t’indiquer… »
Ici, nous ne trahirons pas le secret que, longuement, François confie à l’oreille de Jean. Celui-ci accepte aussitôt et se met en route.
La grande Nuit arrive. On a convoqué les Frères de plusieurs couvents des environs et le peuple se presse, nombreux, avec des torches et des cierges. Tous sont fort intrigués : il y aura une surprise, paraît-il. Le lieu, déjà, étonne. Une messe de minuit en plein bois, dans une grotte, une cabane ? Un frère rassure les scrupuleux : la permission de dresser cet « autel portatif » — comme nous dirions — a été obtenue de Rome. Elle était alors très rarement donnée, mais le Pape vénérait beaucoup Frère François.
[1] Faire maigre est se priver de viande, par pénitence, le vendredi et certains jours de l’Avent et du Cueille ou les veilles de grandes fêtes. L’Église a adouci ce commandement, mais beaucoup de fidèles continuent à l’observer ; c’est tout de même une bien petite privation !↩
Aussi loin que se reportent dans le passé mes souvenirs, je revois la vieille marquise de Flavigny, souriante et sereine, habituellement assise dans une antique bergère garnie de velours couleur de pêche, sur lequel se détachaient ses cheveux gris et ses grands bonnets de dentelle ornés de nœuds tremblants.
Près d’elle se tenait, presque sans cesse, sur une chaise basse, une femme du même âge, souriante aussi, le visage calme et apaisé. On appelait celle-ci « mademoiselle Odile ». Ce n’était pas une servante ; une grande familiarité semblait unir les deux vieilles dames qui, tout en tricotant des jupons de laine bleue à grosses mailles qu’elles distribuaient aux pauvres, le jeudi matin, avec une miche de pain et cinq pièces de deux liards, échangeaient à voix basse, d’un air de camaraderie, presque de complicité, d’interminables confidences. À certains jours, jours de grands rangements, quand le tricot chômait, les deux amies entreprenaient la visite de leurs armoires, immenses bahuts de chêne verni à longues pommelles de cuivre, avec des entrées de serrures, étroites et hautes, découpées en arabesques ; elles ouvraient des boîtes, enrubannaient le linge, étendaient sur les rayons de beaux napperons brodés, époussetaient, frottaient toute la journée. Nous étions là une bande d’enfants admis à ce spectacle salutaire, à condition de ne toucher à rien.
Au fond d’une de ces mystérieuses armoires, comme en un sanctuaire, reposait, debout dans une boîte de verre, un objet pour lequel les deux dames semblaient avoir une sorte de vénération. C’était une grande poupée vêtue, à l’ancienne mode, d’une robe de soie élimée ; les années l’avaient faite presque chauve ; son nez était cassé, ses mains et son visage étaient écaillés et dévernis, et je me rappelle qu’elle n’avait plus qu’un soulier, un vieux soulier de maroquin tout craquelé, avec une boucle d’argent noirci et un haut talon qui avait été rouge.
Quand elles en arrivaient à cet imposant bibelot, la marquise et Mlle Odile le déplaçaient avec des ménagements d’enfant de chœur maniant un reliquaire : elles en parlaient à voix craintive, en phrases courtes :
« ELLE a encore perdu des cheveux… Son jupon est maintenant tout usé… Voilà un doigt qui tombera bientôt. »
On soulevait avec mille précautions le couvercle de verre, on rajeunissait le poivre, on défripait la jupe à petits coups d’ongle très prudents. Puis on remettait la poupée en place, debout sur le plus beau rayon, comme sur un autel.
« Tient-elle bien, ma mie ? » demandait la marquise. C’est ainsi qu’elle désignait Mlle Odile. Celle-ci, familièrement, l’appelait « madame Solange », sans jamais lui donner son titre, parlant avec une sorte d’accent lointain d’Alsace, sans rudesse pourtant, et si discret qu’on l’eût dit estompé par le temps.
Nous n’en savions pas davantage sur l’histoire des deux vieilles dames et de leur poupée quand, un soir — c’était la veille de Noël d’une année qui est déjà bien loin — nous fûmes, d’un coup, initiés à tout le mystère. Ce jour-là, Odile et la marquise avaient bavardé avec plus d’animation encore qu’à l’ordinaire. Vers le soir, toutes deux s’étaient recueillies et avaient fait silence : les mains jointes, elles se regardaient d’un air attendri et l’on devinait qu’un commun souvenir leur remplissait l’âme.
Quand la nuit fut tout à fait tombée, Odile alluma les bougies ; puis, sortant de dessous son tablier un trousseau de clefs, elle ouvrit l’armoire à la poupée. On tira la poupée de sa boîte ; dans ses falbalas ternis, avec sa tête sans cheveux, elle paraissait bien plus vieille que les deux dames qui se la passaient, de main en main, avec des mouvements soigneux, presque tendres. La marquise la prit sur ses genoux, ramena doucement le long du corps les bras de plâtre, dont les jointures firent entendre un vieux petit grincement semblable à une plainte, et elle se mit à contempler la « dame » avec un sourire d’affection.