Gaëtan, Yves et Louis se regardent ; qui donc peut venir à cette heure ? Ce n’est pas leur mère encore : elle ne doit rentrer que demain matin ; ce n’est pas leur père non plus, amenant à la ferme quelques Chouans pour un bout de nuit ou une tasse de cidre : il se garderait de faire tant de bruit.
Mais ils n’ont guère le temps de se consulter : de violents coups de crosse ébranlent la porte, et une bordée d’imprécations fait frémir leur cœur chrétien.
« Oui ou non, ouvrirez-vous, chiens ? »
Plus de doute, ce sont les Bleus ! Les trois gamins sentent leur cœur se serrer d’une indicible angoisse, car la visite des Bleus est trop souvent néfaste à des fils de Chouans.
Cependant, brave et décidé, Gaëtan s’est levé :
« Voilà, voilà, citoyens. »
Puis — gavroche un peu — il esquisse une grimace à l’adresse des soldats avant de tirer le verrou… et cela rend du cœur aux deux autres !
« Il s’agit de nous fournir une place pour la nuit !… Et en vitesse, hein ! », clame celui qui semble être le chef.
« Volontiers, citoyens… Ce n’est pas tous les jours que la ferme a l’honneur d’abriter des soldats de la République ! Suivez-moi, je vais vous conduire à la grange. »
Dix minutes après, Gaëtan rejoint ses frères à la cuisine :
« S’ils ne veulent que ça, ça va encore… Ils ont l’air fourbus : il y en a déjà qui ronflent sur la paille.
— Hum… Qu’est-ce qu’ils viennent encore rôder par ici ?
— D’après ce que j’ai compris, ils sont à la recherche de quelque fugitif de marque… et il y aurait des patrouilles comme ça dans toute la région. »
Yves fait la grimace.
« Tant pis pour le malheureux qu’ils traquent !
— Pourvu que père ne tombe pas entre leurs mains…
— Et M. le Recteur, donc !
— Il faudra les avertir dès demain matin… »
Dix coups viennent de sonner à la vieille horloge, dans la boiserie de chêne finement sculptée. Soudain, Louis tressaille.
Des coups violents contre la porte. Des hommes armés qui crient d’une voix furieuse : « Ouvrez ! ouvrez tout de suite ! » Est-on revenu au temps des origines du Christianisme, à l’époque des Persécutions, lorsque les gardes des empereurs romains faisaient la chasse aux baptisés ? Non. On est en France, en l’année 1793, c’est-à-dire au plein de la tragique période de la Révolution. Il y a plus de trois ans qu’à Paris le peuple révolté s’est emparé de la Bastille, et certains disent qu’une nouvelle époque de l’histoire a commencé ce jour-là. Il y a quelques mois que, dans la douleur ou la stupeur de la nation, le roi Louis XVI a gravi les marches de la guillotine et que le bourreau a montré à la foule sa tête ruisselante de sang.
Des hommes armés qui crient d’une voix furieuse : « Ouvrez ! ouvrez tout de suite. »
— Ouvrez ! ouvrez donc ou nous enfonçons la porte ! Dans combien de villes de France, jusque dans les plus petits villages, de telles scènes ne se reproduisent-elles pas ? Combien de familles sont ainsi réveillées en sursaut, et combien se retrouveront, une heure plus tard, père, mère, grands-parents, enfants, serviteurs, entassés dans la cellule d’une prison, attendant de comparaître devant le Tribunal révolutionnaire qui les jugera et qui, peut-être,très souvent, trop souvent même, condamnera maints des membres à monter, eux aussi, les degrés de la sinistre machine qu’a inventée le docteur Guillotin ?
Quels crimes ont-ils commis ? Que leur reproche-t-on ? Bien souvent celui-ci : d’avoir caché des prêtres. C’est que, depuis deux ans, la Révolution fait la chasse au clergé. Pourquoi ? Parce que ses chefs ont la haine du Christianisme et veulent l’arracher du sol de la vieille France. Dans maints endroits, des équipes de furieux se sont ruées sur les églises les plus vénérables, les cathédrales les plus magnifiques, ont brisé les têtes des statues, parfois même entrepris de démolir pierre par pierre les nefs. Les prêtres sont traqués, ou plutôt sont traqués tous ceux d’entre eux qui ont refusé de prêter serment au gouvernement sacrilège, ce que le Saint Père le Pape a défendu. Comment vivent-ils donc, ces malheureux que toute la police pourchasse ? En se terrant, en se cachant sans cesse. Le passeport qu’il faut désormais pour voyager en France, ils ne l’ont pas. Aucun moyen pour eux de gagner leur vie. Seule peut les sauver la charité courageuse de quelques familles catholiques acceptant de les abriter en secret, mais, pour ces chrétiens, c’est, s’ils sont pris, la prison, le procès, la mort presque à coup sûr : abriter un prêtre « réfractaire » est un crime aux yeux de la loi.
Tout cela, d’innombrables enfants catholiques de France le savent. Il n’est famille chrétienne où les garçons et les filles n’aient entendu parler de ces événements tragiques, et des dangers qu’eux aussi peuvent courir.
Dans leurs jeunes âmes, l’héroïsme des enfants sublimes des premiers siècles de l’Église est revenu. Innombrables aussi sont, parmi eux, ceux qui sont résolus à tout braver, à exposer leur vie pour demeurer fidèles à la foi de leur baptême. Des enfants, qui n’étaient pas des saints, des enfants comme tous les autres, ont, au cours de cette douloureuse période qu’on appelle la Terreur, été les dignes descendants des Martyrs. Imaginons deux d’entre eux ; regardons les faire : leur exemple ne sera point perdu.
* * *
— Ouvrez, ouvrez tout de suite !…
Les cris et les coups ont réveillé Jacques et Jeanne, dans les deux petites chambres voisines qu’ils occupent, au second étage de la maison paternelle. L’un et l’autre ont couru à la fenêtre, ont jeté un coup d’œil dans la rue et, immédiatement, ils ont compris. Ils ont reconnu les bonnets rouges, les longs pantalons tombant sur les galoches, les piques et les fusils. Et ils savent, sans qu’on ait besoin de le leur expliquer, pourquoi tous ces hommes sont là.
La porte de communication s’ouvre entre les deux chambres, Jeanne surgit, saisit son frère par le bras.
— Tu as entendu ? Tu les as vus ?
— Oui, qu’allons-nous faire ? Si nous montions sur le toit ? Ils ne nous trouveraient pas.
— Jacques ! tu veux te sauver ?… Tu ne penses pas au Père ? Il n’a peut-être pas entendu, lui. Il va être pris. C’est lui certainement qu’on recherche.
— Oui, tu as raison. Il faut le prévenir.
— Et papa, et maman, et grand père ?…
Mais Jacques, maintenant, est décidé :
— Il faut aller prévenir le Père. C’est plus important.
Depuis plus de six mois, il est caché là, dans la petite pièce mansardée que le haut toit dissimule. Jamais il n’est sorti ni dans la rue ni dans le jardin. Personne n’a pu le voir. Qui donc a su sa présence ? Ces gens-là ont vraiment des mouchards partout ! Et, depuis six mois, le Père a célébré, chaque matin, sa messe, tout simplement sur une table, dans une salle écartée. Il a consacré les hosties, comme s’il avait été à l’autel de son église, et toute la famille a, malgré les défenses officielles, continué à recevoir régulièrement la sainte communion.
Soudain dressée sur son lit, Marie Gimet écoute… Mais elle n’entend plus que les coups de son cœur dans sa poitrine et du sang à ses tempes…
Pourtant, elle n’a pas rêve. On a heurté sa porte. Et qui peut venir à cette heure de la nuit ?… Elle frissonne : nul ne se sent en sécurité sous cette « Terreur » qui guillotine les nobles, ceux qui ont servi chez eux, ceux qui assistent à la messe, et même, simplement, ceux qui n’ont rien fait pour la Révolution… Elle a été tant de fois assister à la messe dans une cave ou dans une grange, elle, Marie… Elle a même deux fois porté un pot de rillettes à Monsieur le Curé qui doit se cacher dans les bois pour échapper aux gendarmes de la Révolution qui voudraient le jeter en prison… Non, vraiment, elle n’est pas tranquille…
— Qui est là ?
Oui, qui est là, derrière cette porte close ?… La mort ou la vie ?… Si ce sont les gendarmes : c’est la mort sur la guillotine.
C’était au temps de la Grande Révolution, au pays d’Anjou. La guillotine était installée en permanence à Angers où l’on poursuivait de tous côtés les prêtres qui n’avaient pas voulu quitter le pays. Tel était le cas d’un saint curé de village du nom de Noël. Son dévouement à toute épreuve lui valait d’ailleurs l’admiration des fidèles et c’était à qui lui préparerait la cachette la plus sûre. A la métairie de la Comouillère, l’abbé Noël se sentait particulièrement chez lui, car on l’y entourait de la plus affectueuse vénération. René Landry, le fils aîné de la famille, avait 12 ans. Il aimait de tout son cœur l’abbé qui le prenait souvent sur ses genoux et il n’était jamais plus heureux que lorsqu’il pouvait lui rendre service.
Intrépide agent de liaison, il le rejoignait au fond des bois, lui portant des livres ou du linge. Il avait aussi le secret de lui dénicher des cachettes introuvables afin de permettre au courageux confesseur de célébrer la Sainte Messe.
Depuis près de trois ans toutefois celui-ci n’avait pu trouver la possibilité de faire faire la Première Communion aux enfants de sa paroisse. Ayant établi son quartier général dans une ferme perdue au milieu des bois, il entreprit d’y préparer une vingtaine d’entre eux, dont le jeune René. On imagine ce que fut cette préparation et les leçons données tantôt dans un champ de genêts tantôt sous une hutte de charbonnier ! Enfin