XX
Le pavillon des Missions catholiques, qui fut une gloire pour l’exposition internationale de Vincennes, présentait, entre autres splendeurs, une fresque du peintre Desvallières, qui représentait le cardinal Lavigerie chargeant le père Charles de Foucauld de porter au monde musulman l’Eucharistie.
Ce fut l’originalité du Père Charles de Jésus, — ainsi voulut-il s’appeler, — de prendre avec lui, comme ami de solitude, le Dieu eucharistique, et de se mettre à proximité des musulmans, et même, — sa mort tragique le prouva, — de se mettre à leur merci, pour demeurer près d’eux, avec ce Dieu. Devenu prêtre en 1901, il vint dire au préfet apostolique du Sahara : « Je n’appartiens à aucune société de mission ; disposez de moi. » Ses camarades de l’armée se souvenaient de lui comme d’un aventureux officier, plus épris des amusements terrestres que des promesses célestes ; les géographes l’honoraient comme révélateur de la terre marocaine, qu’il avait explorée avec ténacité, décrite avec passion, dans un livre célèbre. Mais un jour, Dieu l’avait repris, discipliné, enrôlé à son service ; et sa conversion, après diverses étapes, le jetait dans la solitude.
Vous vous rappelez ces audacieux du moyen âge, dont plus haut nous parlions, et qui en Tunisie, en Algérie, au Maroc, affrontèrent la mort, et l’accueillaient en défiant Mahomet par leurs prédications sur le Christ. Tout autre fut l’audace du Père de Foucauld : son plan, à lui, fut de promener et d’installer, en des parages où jusque-là l’Islam était seul à régner, un Christ humilié, anéanti, silencieux pour les oreilles humaines, mais pas toujours pour les âmes, le Christ eucharistique. Messager du Christ, il voulait l’être ; il le serait, avec l’Hostie et par l’Hostie ; la première chaire qu’il lui plut d’ériger, c’était un tabernacle. Son recueillement comptait, avant tout, sur l’éloquence de son Dieu.
Pendant qu’il serait, à Beni-Abbès, une façon d’aumônier pour une petite garnison délaissée, il aspirait surtout à sanctifier les populations indigènes, en portant au milieu d’elles Jésus présent dans le très Saint Sacrement, comme Marie sanctifia la maison de Jean-Baptiste en y portant Jésus. Car Jésus, proclamait le Père de Foucauld, ne peut pas être en un lieu sans rayonner. Lorsque, en 1908, en son ermitage du Hoggar, il eut la permission de dire la messe sans servant, il commentait : « Le grand bien que je fais est que ma présence procure celle du Saint Sacrement. » Sous le Pontificat de Pie XI, qui, pour la première fois, a mis en relief l’importance des vies de prières et de sacrifices pour le progrès des missions, et qui a donné comme patronne à tous les missionnaires de l’univers une religieuse contemplative, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, il était naturel que cette gloire de précurseur qui s’attache au Père de Foucauld fût sanctionnée d’une éclatante façon par la place qu’occupait son souvenir dans le pavillon des Missions.
Pie XI est obsédé d’un autre souci : il veut qu’au service des Missions la science s’enrôle, et ce fut là l’une des raisons qui l’amenèrent, en 1925, à organiser l’Exposition missionnaire du Vatican. Par ses travaux, par ses essais de grammaire, par ses originales recherches sur la littérature orale du désert, le Père de Foucauld laissa un grand exemple de ce labeur intellectuel qu’impose à tout missionnaire le souci même de s’adapter à l’esprit de ceux qu’il aborde. On le sentait ravi, aussi, de voir passer et s’attarder, dans la région de son ermitage, des missions scientifiques ; on devinait en lui cette impression, qu’une certaine marche du progrès, une certaine avance de la civilisation doit nécessairement, tôt ou tard, servir les intérêts du règne de Dieu.
Et lui, le petit pauvre, non moins pauvre et non moins humble que celui d’Assise, il savait que des sciences dont souvent l’orgueil se flatterait volontiers de mettre des inspirations tout humaines au service de visées tout humaines peuvent se révéler tout d’un coup comme des collaboratrices précieuses pour les rêves apostoliques d’un prêtre ignoré : combien sont-ils, les constructeurs d’avions qui songèrent que, grâce à eux, le Christ se rapprochait des Esquimaux ou des cannibales de l’Afrique centrale ?
À Beni-Abbès, à Tamanrasset, des textes de l’Écriture garnissaient la cellule du Père de Foucauld. Ces textes, par le choix même qu’il avait fait, révélaient ce qu’était son cœur ; c’étaient les textes où le Christ invite les hommes à s’aimer entre eux, et le leur enseigne. Serviteur de la bonté même du Christ, le Père de Foucauld, chaque jour, méditait ces textes et chaque jour il les appliquait : il s’en allait, avec toute sa bonté, à tous les délaissés, et, spécialement, aux plus souffrants d’entre eux. « Les plus captifs, les plus aveugles, les plus perdus, » tels étaient les humains parmi lesquels il eût aimé à trouver ses ouailles. Et c’est parce que l’Islam apparaissait si éloigné du Christ qu’il tenait, lui Foucauld, à faire fraterniser son cœur avec les cœurs de ces Berbères, de ces Arabes, dont le Christ semblait séparé par un fossé de défiances séculaires. Des rachetés qui se défiaient du Christ, était-ce possible ? Foucauld les voyait, Foucauld conversait avec eux, et ils avaient confiance en un prêtre du Christ !
« Les missionnaires isolés comme moi, écrivait-il en 1916, sont fort rares. Leur rôle est de préparer la voie, en sorte que les missions qui les remplaceront trouvent une population amie et confiante. Ma vie consiste donc à être le plus possible en relations avec tout ce qui m’entoure et à rendre tous les services que je peux. » « Je tâche de montrer que j’aime, expliquait-il encore ; lorsque l’occasion semble favorable, je parle des commandements de Dieu, de son amour, de l’union à sa volonté, de l’amour du prochain. » Cet homme de science, qui connaissait à merveille les usages des indigènes, et leur langue, et leurs mœurs, achevait de se mettre de plain-pied avec eux en vivant comme les plus pauvres Arabes, en cheminant avec cet autre pauvre, son petit âne étique, efflanqué. Moussa, chef du Hoggar, l’aimait et l’admirait ; la vision qu’on avait de ce prêtre était une prédication.
Charles de Jésus était prêt à poursuivre sa tâche « jusqu’au jugement dernier », comme il l’écrivait à Mgr Guérin. Il était prêt, aussi, à mourir. Ne refuser ni le travail ni la mort, c’étaient déjà les sentiments du premier missionnaire de France, saint Martin. Le Père de Foucauld, dans la « vie de Nazareth » qu’il voulait mener en pays infidèle, apportait le même détachement, le même esprit d’acceptation.
Il avait pourtant dit, dès 1906 : « Si je pouvais un jour être tué par les infidèles, quelle belle mort ! Quel honneur, quel bonheur, si Dieu voulait m’exaucer ! » Dieu permit que le 1er décembre 1916, quelques fanatiques musulmans cernassent son ermitage, et que l’un d’entre eux, par un coup mortel, procurât à Charles de Jésus cet honneur et ce bonheur. Pour la première fois dans l’histoire, par la voix de ce prêtre, l’Évangile fut présenté aux pauvres du Sahara, dans des leçons qui s’encadraient entre le Notre Père et cette prière suppliante : « Mon Dieu, faites que tous les humains aillent au ciel ! » Ainsi faisait-il prier avec lui des musulmans qui n’avaient pas encore son Credo ; ils s’associaient à lui, pour exprimer à la paternité divine ce vœu qu’avait amené, sur les lèvres de Charles de Jésus, son esprit d’universelle fraternité.
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