XXIV
C’est une fort grande ville que le Sydney d’aujourd’hui ; mais à son origine, la population de cette cité fut une population de déportés, de convicts, comme les Anglais les appelaient. Parmi ces déportés, il y avait de vrais criminels, et il y avait des paysans d’Irlande, coupables d’avoir voulu demeurer catholiques et d’avoir protesté contre les persécutions de l’Angleterre.
Trois prêtres, au début du XIXe siècle, se trouvaient au milieu d’eux : James Harold, James Dixon, Peter O’Neill ; et ces prêtres étaient privés du droit de dire la messe. On espérait, sans doute, briser l’apostolique élan de la race irlandaise en la frustrant de tout secours religieux. Un jour vint, en 1803, où l’on autorisa Dixon à faire acte de prêtre : le 15 mai de cette année-là, sans aucune pierre d’autel, avec un calice d’étain et un fragment de rideau dont il s’affublait comme d’une chasuble, Dixon, pour la première fois sur terre australienne, consacra le pain et le vin. Tels furent, là-bas, les débuts de l’Eucharistie ; tel fut le cadre d’indigence dans lequel un prêtre déporté faisait s’humilier son Dieu. Un an durant la messe fut libre, puis la permission fut retirée. Les six mille catholiques qui, en 1810, vivaient déjà dans Sydney voyaient se dresser, entre eux et le ciel, la barrière des rigueurs administratives.
Quelque temps après, le Cistercien Jeremias Flynn bravait la prohibition, exerçait quelque ministère ; un catholique du nom de Davis prêtait sa maison pour ces rites clandestins. La police les surprit : Flynn fut arrêté ; d’autorité on l’embarqua pour Londres. Et l’Eucharistie, ce jour-là, connut une seconde humiliation. Elle était conservée dans l’une des chambres de Davis, comme en une sorte de sanctuaire. Flynn, qui ne laissait aucun prêtre derrière lui, réclama la permission de l’aller chercher ; elle lui fut refusée, et Flynn, s’éloignant, dut laisser derrière lui l’auguste épave. De ce jour, pour les catholiques de Sydney, la maison de Davis devint la Sainte Maison, et c’est en ce coin de terre que s’élève aujourd’hui la cathédrale de Saint-Patrick.
Il y eut un mouvement de protestation, ou tout au moins de gêne, à la Chambre des communes, lorsqu’on apprit la situation des catholiques de Sydney. On leur expédia, dès 1821, deux chapelains catholiques : ils pouvaient officier, confesser, catéchiser ; mais défense de faire des conversions ! Quinze ans plus tard, enfin, une ère de liberté s’ouvrit ; et l’Australie, entre 1840 et 1850, verra se fonder plusieurs évêchés, avec Sydney comme métropole.
Alors l’Église, une fois libre, se préoccupa d’aborder les sauvages de l’intérieur. Dans l’Australie du premier quart de siècle, il y avait eu d’autres cruautés encore que l’atroce situation des convicts, dénoncée dans un livre célèbre de Mgr Ullathorne. Nombreux étaient les colons libres qui considéraient l’indigène d’Australie comme un être voué à la destruction, et dont la destruction devait être aidée, accélérée. En 1827, on lisait dans un journal de là-bas : « La semaine dernière, les colons ont tué un grand nombre de sauvages. Ils les avaient épiés pendant que ceux-ci s’asseyaient autour de leurs feux allumés, et, postés en lieu sûr, ils les tuaient par, derrière à coups de fusil. »
La belle attitude pour l’Europe ! le beau geste de « civilisation » ! Les missionnaires qui rejoignirent, en Australie, Mgr Ullathorne et Mgr Polding apportèrent, on le devine sans peine, d’autres maximes de colonisation. Ces indigènes étaient d’affreux barbares, facilement apeurés et facilement méchants : raison de plus pour les humaniser. On croit lire une page des Moines d’Occident de Montalembert lorsqu’on parcourt les Mémoires publiés, vers le milieu du XIXe siècle, par un bénédictin venu d’Espagne et nommé Rudesindo Salvado. Les libéraux espagnols avaient cru faire acte de libéralisme en l’exilant de Compostelle avec son frère Joseph Serra. L’Australie fut, pour tous deux, une seconde patrie. À Freemantle, une ville du littoral, se formait, en février 1846, un curieux cortège : nos deux déracinés, la croix sur la poitrine, le bréviaire sous le bras ; derrière eux, quelques porteurs et deux chars à bœufs. Tout de suite on s’enfonçait dans l’intérieur. Plusieurs semaines durant, on couchait à la belle étoile, et les bœufs disputaient aux hommes les rares flaques d’eau qu’on rencontrait. Un jour, dans un site qui leur parut propice, les deux bénédictins firent halte, coupèrent des arbres, échafaudèrent une chapelle. Sous les voûtes de la forêt, ils chantaient leurs offices, comme naguère en leur cloître. Les sauvages s’approchaient, reculaient, revenaient, se défiaient encore. Les bénédictins ensemençaient, cultivaient ; les sauvages, aux aguets, voyaient verdoyer le blé en herbe, et des plants de vigne bourgeonner. La terre séculaire, cette terre nue où leurs ancêtres, où eux-mêmes couchaient à peu près nus, était transfigurée par ces hommes vêtus de bure. Le contact se noua ; à leur tour, les indigènes voulurent travailler. Ils commencèrent de soumettre leurs mœurs à la loi morale que ces prêtres apportaient, et bientôt s’élevait, en ces parages où la civilisation n’avait jamais pénétré, l’abbaye de la Nouvelle-Nursie. Le geste qu’avaient fait, il y a une quinzaine de siècles, les moines de la Forêt Noire ou ceux du Jura, était renouvelé dans l’Australie du XIXe siècle par les fils de saint Benoît. Labourage et pâturage frayaient les voies à l’Évangile.
Ainsi s’implanta l’Église romaine dans cette Australie d’abord inhospitalière : elle y compte aujourd’hui, sur quatre millions quatre cent mille habitants, près d’un million de fidèles. La ville de Sydney, qui jadis voulut se fermer au catholicisme et qui infligeait à l’Eucharistie d’étranges raffinements de disgrâce, groupait en 1928 en un Congrès international eucharistique des évêques, des prêtres et des laïcs venus de tous les points du monde ; et derrière la bure bénédictine, présente à ces fêtes, se dressaient les arrière-petits-fils de ces sauvages de l’intérieur que des moines bénédictins avaient su introduire dans la cité chrétienne, dans la famille humaine.
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