Le pavillon des Missions catholiques, qui fut une gloire pour l’exposition internationale de Vincennes, présentait, entre autres splendeurs, une fresque du peintre Desvallières, qui représentait le cardinal Lavigerie chargeant le père Charles de Foucauld de porter au monde musulman l’Eucharistie.
Ce fut l’originalité du Père Charles de Jésus, — ainsi voulut-il s’appeler, — de prendre avec lui, comme ami de solitude, le Dieu eucharistique, et de se mettre à proximité des musulmans, et même, — sa mort tragique le prouva, — de se mettre à leur merci, pour demeurer près d’eux, avec ce Dieu. Devenu prêtre en 1901, il vint dire au préfet apostolique du Sahara : « Je n’appartiens à aucune société de mission ; disposez de moi. » Ses camarades de l’armée se souvenaient de lui comme d’un aventureux officier, plus épris des amusements terrestres que des promesses célestes ; les géographes l’honoraient comme révélateur de la terre marocaine, qu’il avait explorée avec ténacité, décrite avec passion, dans un livre célèbre. Mais un jour, Dieu l’avait repris, discipliné, enrôlé à son service ; et sa conversion, après diverses étapes, le jetait dans la solitude.
Vous vous rappelez ces audacieux du moyen âge, dont plus haut nous parlions, et qui en Tunisie, en Algérie, au Maroc, affrontèrent la mort, et l’accueillaient en défiant Mahomet par leurs prédications sur le Christ. Tout autre fut l’audace du Père de Foucauld : son plan, à lui, fut de promener et d’installer, en des parages où jusque-là l’Islam était seul à régner, un Christ humilié, anéanti, silencieux pour les oreilles humaines, mais pas toujours pour les âmes, le Christ eucharistique. Messager du Christ, il voulait l’être ; il le serait, avec l’Hostie et par l’Hostie ; la première chaire qu’il lui plut d’ériger, c’était un tabernacle. Son recueillement comptait, avant tout, sur l’éloquence de son Dieu.
C’est le dernier soir. Tante Jeanne, Annie, Bernard partent demain matin ; la vie va reprendre, régulière, studieuse, dans la petite maison claire, jusqu’à l’époque redoutée du retour à Beyrouth.
Après dîner, pour trouver un peu de fraîcheur, la jeunesse se transporte aux abords du petit bois. Pas un souffle d’air, mais l’ombre est douce ; entre les troncs d’arbres, filtrent encore les rayons lumineux du soleil couchant. Ils courent, dorant une branche, rougissant le sol, disparaissant ici, se retrouvant là… Le groupe les suit des yeux. Ces filets de soleil, prêts à s’éteindre, font songer à tant de jours heureux qui maintenant sont passés. Un peu de tristesse envahissante gagne les enfants, mais aucun ne veut l’avouer.
Dans le silence, une voix bien connue résonne :
— Bernard, Colette, seriez-vous, comme la femme de Loth, changés en statue de sel ?
Du coup, tout le monde a retrouvé son aplomb, et l’on accueille chaleureusement le vieil ami des bons et des mauvais jours. Autour de lui, le cercle se reforme.
— Causons, monsieur le Curé, causons, dit Bernard. C’est le dernier soir. Qu’allez-vous nous dire ?
— J’ai travaillé pour vous tantôt. Je ne voulais pas que vous vous sépariez sans une étude finale de cette Histoire de l’Église, que vous avez si bien suivie, et dont l’époque contemporaine est fertile en événements d’importance.
— Oui, mais que voulez-vous nous expliquer, en une heure, monsieur le Curé, quand il s’agit de tout le dernier siècle ?
— Je ne vous expliquerai rien du tout. En revanche, j’ai la prétention de penser que j’éveillerai votre curiosité, au point de vous donner à tous le désir de revenir sérieusement sur ces questions. Votre père est là pour les reprendre quelque jour avec vous.
— Il nous l’a promis, dit Colette.
— J’en étais sûr. Donc, reportons-nous aux derniers jours de la Révolution. L’histoire de France vous a appris comment Bonaparte, l’ayant mâtée, s’en est servi pour devenir le chef du gouvernement appelé Consulat, puis empereur sous le nom de Napoléon. Je vous ai dit qu’il avait compris la nécessité de rendre la paix à l’Église de France en signant avec le Pape Pie VII un concordat. Mais vers la fin de son règne, il eut d’injustes prétentions et le Pape Pie VII refusa d’y céder. Alors le Saint-Père fut emmené de Rome à Savone, puis transporté à Fontainebleau « avec une barbare précipitation ». Il y endura de terribles souffrances morales.
Peu après, la puissance de Napoléon fléchit. En 1814, Pie VII rentre à Rome triomphant. Selon le mot prononcé autrefois par saint Augustin : « Le lion est vaincu en combattant, l’agneau a vaincu en souffrant. »
Cet admirable Pie VII, si doux et si fort, sera le seul de tous les souverains d’Europe à parler en faveur de Napoléon, prisonnier un peu plus tard à Sainte-Hélène.
Sous la Restauration en 1817, c’est lui qui conclut des accords avec le roi de France, Louis XVIII, remonté sur le trône de ses pères ; en 1821, il condamne de nouveau la Franc-Maçonnerie ; en 1823, il meurt paisiblement, répétant ces deux mots, qui sans doute résumaient pour lui les plus grandes épreuves de sa vie : « Savone, Fontainebleau ! »
— C’est désespérant, dit le petit André… Je me rends à peine compte de ce dont vous parlez, monsieur le Curé.
— Ne te désole pas, mon petit homme, tu resteras ici et tu verras comme je t’apprendrai bien ton histoire ; déjà, tu retiendras bien des choses, j’en suis certain, parmi les noms et les faits que je cite ce soir.
Ainsi, il faut savoir que le roi Louis XVIII a, par un décret, donné aux évêques le droit de fonder des petits séminaires. C’est dans plusieurs de ces institutions, alors dirigées par les Jésuites, que toute une élite va s’instruire. Cette élite donnera à l’Église et à la France des prêtres et aussi des chefs de famille de premier ordre.
Car la lutte n’est pas finie. La vague de sang est passée, mais les principes révolutionnaires demeurent dans les idées ; il faut les combattre. Les Papes Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI entreprennent courageusement la lutte contre le libéralisme révolutionnaire.
— Oh ! dit Colette, qu’est-ce que c’est encore que cette affaire-là ?
— Grave affaire, en effet, reprend en riant le bon Curé : c’est une manière fausse de comprendre la liberté. Il m’est impossible, mes enfants, de faire saisir aux plus jeunes, et en quelques minutes, l’explication d’une erreur assez compliquée. Je vous dirai seulement ceci : « Lâchez des moutons et des loups dans un bois, et dites-leur qu’ils sont libres de s’arranger entre eux, que vous respectez trop leur liberté pour intervenir en faveur des uns ou des autres. » Qu’est-ce qui arrivera ?
— Eh ! tiens ! les moutons seront dévorés par les loups !
— Conclusion : il n’est jamais permis d’accorder une même liberté aux mauvais et aux bons, à l’erreur et à la vérité. Personne n’a ce droit, pas même l’État. Il est donc faux de dire que l’État doit donner une protection égale aux francs-maçons et aux catholiques, aux mauvaises écoles et aux bonnes, etc., etc., pas plus qu’il n’est permis à votre père de vous laisser libres de prendre du poison, si vous le préférez follement à la saine nourriture familiale.
Loin de Béni Abbès, à des milliers de kilomètres, au cœur du Sahara, se dresse un immense pays de montagnes noires : c’est le Hoggar, le Massif central de la patrie des Touaregs. On l’appelle le pays des guerriers voilés, car, dans cet étrange pays musulman, ce sont les hommes et non les femmes qui portent le voile.
Depuis des millénaires, les Touaregs sont les maîtres du Hoggar d’où ils sortent pour attaquer et piller impunément les caravanes qui traversent le désert.
Or, pendant que Frère Charles était à Béni Abbés, il s’est produit un fait extraordinaire : pour la première fois les Touaregs renoncent aux combats et laissent l’armée française pénétrer librement dans le Hoggar.
Laperrine, le commandant du Territoire des Oasis dont le Hoggar va désormais dépendre, est un grand ami de Frère Charles et il lui écrit pour lui proposer d’y venir.
Frère Charles accepte d’y faire un voyage, il commence à apprendre le tamacheq qui est la langue des Touaregs et, en dix mois, il va faire cinq mille kilomètres sur les pistes qui conduisent au Hoggar. Pour un peu on croirait Frère Charles redevenu explorateur comme au temps du Maroc et c’est vrai qu’il explore, mais il est toujours Frère Charles, donc avant tout un homme de prière et de fraternité qui cherche partout à nouer des liens d’amitié avec les Touaregs qu’il rencontre au passage. La tâche est difficile, car les Touaregs n’acceptent la venue des Français qu’à contrecœur, ils restent farouches et méfiants.
Pourtant le commandant Laperrine propose à Frère Charles de quitter Béni Abbés pour Tamanrasset, le grand carrefour des caravanes du Hoggar. Moussa Ag Amastane, l’aménokal, c’est-à-dire le chef des Touaregs du Hoggar, donnera lui aussi son accord à ce projet.
Frère Charles hésite. Il s’est tellement attaché à Béni Abbès qu’il n’a pas envie de le quitter. Et puis il pense toujours à son projet de retourner au Maroc. S’il part à Tamanrasset, il est probable qu’il n’aura plus jamais l’occasion d’y retourner. Mais Frère Charles renonce à tous ses projets et à toutes ses préférences personnelles. Il n’y a pas de peuple plus isolé et plus perdu dans le Sahara que les Touaregs du Hoggar ; pour Frère Charles, c’est la dernière place, c’est donc là qu’il faut aller.
L’ermitage de Tamanrasset
A quarante-six ans, le 13 août 1905, Frère Charles s’installe à Tamanrasset.
Après six ans à la Trappe, Frère Albéric obtient la permission de partir.
Que faire ? Où aller ? Comment réaliser son rêve ? Il est tout seul comme étaient tout seuls saint François d’Assise et saint Ignace, au début de leurs grandes aventures. Il fait comme eux, il prend un habit de pauvre et il se met en route à la grâce de Dieu.
Puisqu’il n’est plus trappiste, il renonce à son nom de Frère Albéric et se fait appeler Frère Charles.
De même, il quitte le grand habit monastique en laine blanche, et s’habille comme un ouvrier du temps avec une longue blouse rayée de bleu et de blanc et un pantalon de cotonnade bleue ; il enfile des sandales et coiffe un incroyable bonnet blanc qu’il a taillé lui-même et cousu avec de la ficelle.
Il part à pied sur les routes de la Terre Sainte en direction de Nazareth. Rien ne lui paraît plus délicieux que d’aller vivre dans ce village où Jésus a vécu lui-même, auprès de Marie et de Joseph le charpentier.
O bonheur, c’est à Nazareth que Frère Charles, jadis connu comme vicomte de Foucauld, trouve une place d’homme de peine, c’est-à-dire de domestique de dernière catégorie, auprès d’un couvent de clarisses.
Il habite, au bout du jardin, dans une minuscule cabane en planches, pareille à celles où on range les outils.
Il fait des petits travaux de maçon et de menuisier, mais comme il est vraiment malhabile pour ces ouvrages, c’est plus souvent qu’il bêche le jardin, épluche des légumes ou les trie et sert à table l’aumônier. Son grand plaisir est de faire office de sacristain et d’enfant de chœur. Dans les intervalles du travail, et tard dans la nuit, il passe de longues heures à prier et à méditer. Mais tout son travail est prière, car il est évident qu’il serait incapable de mener une pareille vie, s’il n’offrait sans cesse tout ce qu’il fait à l’amour de Dieu.
Une zaouïa ? C’est le siège d’une confrérie religieuse composée de pères de famille. Les chefs de la zaouïa n’ont pas le pouvoir d’empêcher le banditisme dans la région, mais ils ont un tel prestige sur leurs compatriotes musulmans, qu’ils peuvent sauver tous les voyageurs qui arrivent à se placer sous leur protection immédiate.
Or, grâce à son ami juif de Fez, Foucauld est porteur d’une lettre de recommandation pour Sidi ben Daoud, le patriarche de la zaouïa. Il confie la lettre à un messager musulman qui part sans argent et avec le minimum de vêtements (pour ne pas tenter la cupidité des pillards) en direction de Boujad.
Le lendemain matin, le messager revient, il conduit un charmant jeune homme qui chevauche une mule et tient un parasol. C’est un petit-fils de Sidi ben Daoud qui vient chercher Foucauld et Mardochée. Ce jeune homme n’a qu’un seul esclave pour toute escorte, mais le parasol qu’il tient à la main vaut tous les fusils du monde, il signifie la protection de la zaouïa et personne n’osera faire le moindre mal à la petite caravane.
A Boujad, Foucauld passa dix journées merveilleuses car il fut traité avec les plus grands égards. Mais il ne tarda pas à comprendre que ses hôtes avaient percé à jour le secret de son déguisement et reconnu en lui un chrétien de France. Après quelques jours de vive inquiétude, tout se termina par une franche explication entre l’explorateur et Sidi Edris, un des fils du patriarche. Foucauld comprit alors que c’était précisément comme chrétien de France et non comme prétendu rabbin qu’on l’avait reçu avec tant de prévenances. Aussi lorsqu’il repartit, Sidi Edris l’accompagna personnellement pendant six jours de route pour le protéger dans le reste du Tadla et prolonger le plaisir d’être en sa compagnie, ce dont Foucauld n’était pas moins ravi.
Quelque temps plus tard, à Tisint, dans le Sud marocain, Foucauld se lie encore d’intime amitié avec un autre musulman, Hadji Bou Rhim, qui devina lui aussi sa qualité de Français. Bou Rhim se chargea lui-même de conduire l’explorateur un peu plus loin, jusqu’à Mrimima, afin de le recommander à une nouvelle zaouïa.
Sitôt Bou Rhim reparti, la situation commença à mal tourner. Moins désintéressés que ceux de Boujad, les chefs de la zaouïa de Mrimima accablèrent Foucauld de demandes d’argent. Pis encore, le bruit se répandit aux environs que le petit rabbin était porteur d’un trésor. Une forte bande de pillards fut alertée et vint cerner la zaouïa en réclamant qu’on lui livre le voyageur. Respectueux des lois de l’hospitalité antique, les chefs de la zaouïa refusent de trahir leur hôte, mais ils le font mollement et sans grande autorité, de telle sorte que Foucauld peut craindre à tout instant un coup de force des pillards pénétrant dans la zaouïa pour s’emparer de lui. Il est d’autant plus inquiet qu’en fait de trésor il lui reste peu d’argent, et qu’il a toutes chances d’être assassiné si les pillards le capturent, car ils seront furieux de ne pas trouver le trésor escompté.
Un seul espoir : faire appel à Bou Rhim. Foucauld lui envoie en hâte un messager, puis le soir vient et la nuit s’écoule pleine d’angoisse. Bou Rhim viendra-t-il à temps et en force ? Ou bien va-t-on voir tout d’un coup la bande des pillards forcer les portes de la zaouïa ? Le lendemain matin, grand bruit au-dehors, c’est une troupe de cavaliers armés qui arrivent au grand galop. Bou Rhim est en tête. Dès l’arrivée du messager de Foucauld, il avait réuni tous ses parents et voisins pour courir au secours de son ami. Les pillards s’enfuirent aussitôt. L’explorateur était hors de danger.