Regarde, tante Colette, regarde ! Il descend ! le voilà ! Papa est dedans, l’oncle Bernard aussi ! Sûr, sûr… je te dis, c’est l’Oiseau-Bleu !
Il descend ! le voilà !
Devant un petit homme solidement bâti, qui peut avoir cinq ans et demi et s’étrangle d’émotion, un bel avion bleu pâle, dernier modèle, évolue en effet à cinquante mètres de là, cherchant sa place pour atterrir.
« Tante Colette » accourt et, derrière elle, petit Pierre, qui entraîne de toutes ses forces une fillette brune et menue : sa nièce.
Faut-il encore dire petit Pierre ? Il en serait certainement furieux. Quand on est revêtu de la dignité d’oncle, il semble bien qu’on soit un homme ! Monsieur Pierre — malgré ses dix ans — en est très persuadé.
Mais enfin, d’où lui viennent ces neveux jusque-là inconnus ? Vous souvient-il d’une première rencontre déjà lointaine avec Bernard, Colette et Cie ? [1] En ce temps-là, ces importants personnages n’étaient que des bébés, apprenant leur catéchisme.
C’est le dernier soir. Tante Jeanne, Annie, Bernard partent demain matin ; la vie va reprendre, régulière, studieuse, dans la petite maison claire, jusqu’à l’époque redoutée du retour à Beyrouth.
Après dîner, pour trouver un peu de fraîcheur, la jeunesse se transporte aux abords du petit bois. Pas un souffle d’air, mais l’ombre est douce ; entre les troncs d’arbres, filtrent encore les rayons lumineux du soleil couchant. Ils courent, dorant une branche, rougissant le sol, disparaissant ici, se retrouvant là… Le groupe les suit des yeux. Ces filets de soleil, prêts à s’éteindre, font songer à tant de jours heureux qui maintenant sont passés. Un peu de tristesse envahissante gagne les enfants, mais aucun ne veut l’avouer.
Dans le silence, une voix bien connue résonne :
— Bernard, Colette, seriez-vous, comme la femme de Loth, changés en statue de sel ?
Du coup, tout le monde a retrouvé son aplomb, et l’on accueille chaleureusement le vieil ami des bons et des mauvais jours. Autour de lui, le cercle se reforme.
— Causons, monsieur le Curé, causons, dit Bernard. C’est le dernier soir. Qu’allez-vous nous dire ?
— J’ai travaillé pour vous tantôt. Je ne voulais pas que vous vous sépariez sans une étude finale de cette Histoire de l’Église, que vous avez si bien suivie, et dont l’époque contemporaine est fertile en événements d’importance.
— Oui, mais que voulez-vous nous expliquer, en une heure, monsieur le Curé, quand il s’agit de tout le dernier siècle ?
— Je ne vous expliquerai rien du tout. En revanche, j’ai la prétention de penser que j’éveillerai votre curiosité, au point de vous donner à tous le désir de revenir sérieusement sur ces questions. Votre père est là pour les reprendre quelque jour avec vous.
Les Zouaves Pontificaux
— Il nous l’a promis, dit Colette.
— J’en étais sûr. Donc, reportons-nous aux derniers jours de la Révolution. L’histoire de France vous a appris comment Bonaparte, l’ayant mâtée, s’en est servi pour devenir le chef du gouvernement appelé Consulat, puis empereur sous le nom de Napoléon. Je vous ai dit qu’il avait compris la nécessité de rendre la paix à l’Église de France en signant avec le Pape Pie VII un concordat. Mais vers la fin de son règne, il eut d’injustes prétentions et le Pape Pie VII refusa d’y céder. Alors le Saint-Père fut emmené de Rome à Savone, puis transporté à Fontainebleau « avec une barbare précipitation ». Il y endura de terribles souffrances morales.
Peu après, la puissance de Napoléon fléchit. En 1814, Pie VII rentre à Rome triomphant. Selon le mot prononcé autrefois par saint Augustin : « Le lion est vaincu en combattant, l’agneau a vaincu en souffrant. »
Cet admirable Pie VII, si doux et si fort, sera le seul de tous les souverains d’Europe à parler en faveur de Napoléon, prisonnier un peu plus tard à Sainte-Hélène.
Sous la Restauration en 1817, c’est lui qui conclut des accords avec le roi de France, Louis XVIII, remonté sur le trône de ses pères ; en 1821, il condamne de nouveau la Franc-Maçonnerie ; en 1823, il meurt paisiblement, répétant ces deux mots, qui sans doute résumaient pour lui les plus grandes épreuves de sa vie : « Savone, Fontainebleau ! »
— C’est désespérant, dit le petit André… Je me rends à peine compte de ce dont vous parlez, monsieur le Curé.
— Ne te désole pas, mon petit homme, tu resteras ici et tu verras comme je t’apprendrai bien ton histoire ; déjà, tu retiendras bien des choses, j’en suis certain, parmi les noms et les faits que je cite ce soir.
Ainsi, il faut savoir que le roi Louis XVIII a, par un décret, donné aux évêques le droit de fonder des petits séminaires. C’est dans plusieurs de ces institutions, alors dirigées par les Jésuites, que toute une élite va s’instruire. Cette élite donnera à l’Église et à la France des prêtres et aussi des chefs de famille de premier ordre.
Car la lutte n’est pas finie. La vague de sang est passée, mais les principes révolutionnaires demeurent dans les idées ; il faut les combattre. Les Papes Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI entreprennent courageusement la lutte contre le libéralisme révolutionnaire.
— Oh ! dit Colette, qu’est-ce que c’est encore que cette affaire-là ?
— Grave affaire, en effet, reprend en riant le bon Curé : c’est une manière fausse de comprendre la liberté. Il m’est impossible, mes enfants, de faire saisir aux plus jeunes, et en quelques minutes, l’explication d’une erreur assez compliquée. Je vous dirai seulement ceci : « Lâchez des moutons et des loups dans un bois, et dites-leur qu’ils sont libres de s’arranger entre eux, que vous respectez trop leur liberté pour intervenir en faveur des uns ou des autres. » Qu’est-ce qui arrivera ?
— Eh ! tiens ! les moutons seront dévorés par les loups !
— Conclusion : il n’est jamais permis d’accorder une même liberté aux mauvais et aux bons, à l’erreur et à la vérité. Personne n’a ce droit, pas même l’État. Il est donc faux de dire que l’État doit donner une protection égale aux francs-maçons et aux catholiques, aux mauvaises écoles et aux bonnes, etc., etc., pas plus qu’il n’est permis à votre père de vous laisser libres de prendre du poison, si vous le préférez follement à la saine nourriture familiale.
La chère vieille maison est retrouvée. Quelles délices ! Toutes les fenêtres sont ouvertes au soleil ; les petites filles s’essoufflent à entasser dans les armoires le contenu des malles.
On voit passer Bernard, Jean, André affublés d’immenses tabliers, brandissant des têtes de loups destinées à donner la chasse à toutes les araignées du pays ! Mais le tablier du petit scout, malgré des combinaisons savantes, est tellement long, qu’il marche dessus et tombe, la tête la première, dans un vieux coffre à bois ! Ce sont des rires qui n’en finissent plus. La poussière vole dans tous les sens ; sous prétexte de cirer, Bernard danse éperdument sur le dallage, en chantant une tyrolienne apprise en Italie. Le tapage est infernal.
Maman appelle sa fille aînée :
— Bernadette, l’arrivée ne vaut pas mieux que le départ ! Emmène-moi cette jeunesse au presbytère. M. le Curé sera si content,… et nous, à tel point délivrés de ces garnements et de leurs rangements invraisemblables !
Quelques instants plus tard, la cloche fêlée de la cure branle à toute volée, et le vieux prêtre alerté accourt, tout rajeuni par la joie, au-devant de ses bruyants paroissiens…
Les jours passent comme des songes. Tout est un bonheur nouveau. Colette s’extasie sur les petits poussins éclos au poulailler ou bien, avec Annie, arrose à profusion les fleurs de son jardin, quitte à rafraîchir en même temps ses bas et ses souliers. De temps en temps, la bande joyeuse accompagne le vieux Curé chez quelque malade éloigné. Chemin faisant, on lui conte ce qu’on a vu là-bas, en Palestine, à Rome, et comment, en cours de route, voyages et excursions ont permis d’étudier un peu les grandes lignes de l’Histoire de l’Église.
Un soir, pour reposer leur vieil ami, après une longue randonnée dans les chemins creux, Bernard propose une halte à l’ombre d’un talus, tout rose de bruyère. Les pieds dans la mousse, chacun s’assied confortablement.
Autour d’un champ d’ajoncs tout proche, de vieilles souches de chênes semblent monter la garde. M. le Curé les contemple longuement, puis, tout à coup :
— Mes enfants, voulez-vous que nous redisions une vieille histoire, comme pour compléter ce que vous avez appris ? C’est l’histoire de douleur et de sang, dont les souvenirs jaillissent dans ma mémoire, en regardant ce champ d’ajoncs entouré de chênes.
Colette et les petits poussins.
J’ai 80 ans. Mon grand-père a vu la Révolution française de 1789. Vous en savez les phases principales, peut-être n’avez-vous jamais réfléchi à ceci : « Cette révolution était faite dans les esprits depuis longtemps. Préparée par la réforme, commencée par la philosophie incrédule et la corruption des mœurs, elle existait en principe, dès que ces causes successives eurent détruit, dans les masses, le respect de l’autorité, non plus seulement autorité religieuse, mais autorité politique et sociale. »
Je crois voir dans tes yeux, Colette, que je m’explique trop savamment pour toi…
— Non, monsieur le Curé, j’ai compris tout de même, vous voulez dire que toutes ces vilaines gens qui ont menti pendant longtemps, comme Luther et Voltaire, sont arrivés à tromper beaucoup de monde. Alors, comme on ne voulait plus obéir au Bon Dieu, on refusait aussi d’obéir au Pape, qui commandait à Rome en son nom, et au roi, qui commandait en France.
Dans le compartiment, en gare de Paray, un prêtre est monté. Vêtu de la redingote courte, le col romain dépassant le col noir, il est aisé de reconnaître en lui un voyageur d’outre-mer ; cependant il parle correctement le français. Bernard a tôt fait de trouver l’occasion de lui rendre un léger service, de lui dire quelques mots, et d’apprendre que ce jeune prêtre est Canadien.
Bientôt c’est une conversation générale et des plus mouvementées ; les garçons posent questions sur questions sur le Canada, auxquelles répond très aimablement leur interlocuteur.
Il explique : Vous le savez, l’Amérique a été découverte en 1492 par Christophe Colomb, mais ce sont des pêcheurs bretons et normands qui touchent les terres du nord et viennent à Rouen, en 1520, vendre leurs pêches « faites ès-parties de la terre Neuve »…
Un chef iroquois du Canada.
Bientôt François Ier enverra Jacques Cartier au Canada. L’héroïque marin fera trois voyages ; il laisse là-bas une Croix, dressée près du fortin où il a passé l’hiver. La France ne prend possession d’une terre que pour la donner à Dieu.
— Et puis, Père ?
— Et puis, Samuel Champlain débarque à son tour, en 1603. Il est émerveillé par le fleuve Saint-Laurent, et il écrit : « Faire fleurir les lis de France, le long du grand fleuve, et y porter en même temps la bonne nouvelle de l’Évangile, c’est mon rêve. »
Il le réalisa dans toute la mesure du possible, car il parvint à mener de front exploration, conquête et colonisation.
Des Franciscains, des Carmélites et bien d’autres religieux et religieuses avaient aussi passé l’Atlantique, pour le salut des Canadiens. Cependant les Jésuites semblent plus particulièrement destinés à cette conquête apostolique, que leur a confiée le roi Henri IV. Quand, après de rudes vicissitudes, ils reviennent et s’engagent en 1626, avec le Père de Brébeuf, dans le pays des Hurons, Champlain écrit à ceux-ci : « Ce sont nos pères, nous les aimons plus que nos enfants et plus que nous-mêmes… Ils ne recherchent ni vos terres ni vos fourrures. Ils veulent vous enseigner le chemin qui conduit au Maître de la Vie. Voilà pourquoi ils ont quitté leur pays, leurs biens et leurs familles. »
— Quel a été l’accueil des Hurons, Père ?
— Meilleur que celui des Iroquois, dont l’atroce cruauté a fait tant de martyrs. Le Père Jean de Brébeuf et ses compagnons pénétraient inlassablement de tribu en tribu. Ils décrivaient ainsi leurs menus : « On mélangeait ordinairement les intestins de petits poissons à notre farine de blé d’Inde, pour l’assaisonner. »
— Quelle horreur ! En voilà un piment ! s’écrient les garçons.
— Écoutez encore.
— « Dedans leurs cabanes (celles des sauvages) vous y trouverez l’image de l’enfer en miniature, ne voyant ordinairement pas autre chose que du feu, de la fumée et de chaque costé des corps noirs et à demi rôtis, entassés pêle-mêle avec les chiens, qu’ils considèrent comme aussi chers que les enfants de la maison, etc… »
— Mais, Père, c’est épouvantable !
— Attendez. Les Iroquois sont partagés entre l’admiration et la haine pour ces étrangers qui pénètrent chez eux. La haine domine bientôt et les missionnaires vont être martyrisés. Attaché au poteau, le Père de Brébeuf ne cesse de prêcher « tandis qu’on le pique avec des alènes rougies au feu, qu’on le brûle avec des charbons embrasés, qu’on lui met au cou un collier de haches ardentes…
Le train file à une allure vertigineuse. Voici Lyon, que domine la Vierge de Fourvière ; on la salue sans pouvoir s’arrêter. Il faut rouler longtemps encore, puis c’est Paray. Huit heures du soir. C’est ici que l’on passera la nuit, dans un petit hôtel, juste en face de la Visitation.
Après dîner, Jean réclame toute l’histoire des apparitions du Sacré-Cœur.
— Oui, dit son père, mais avant, réfléchissez avec moi. Dans quelques jours, nous aurons repris notre vie familiale, qui se trouvera très chargée pour votre mère comme pour moi, pendant ce rapide séjour en France. Nous n’aurons plus le temps de causer ainsi, indéfiniment.
Il faut donc que je trace à grands traits devant vous l’histoire religieuse des derniers siècles, si vous voulez avoir une vue d’ensemble. Ce coup d’œil sera, j’y insiste, absolument insuffisant. L’an prochain, nous en reprendrons l’étude à fond, sous une autre forme.
— Quel bonheur, papa. Comment ferons-nous ?
— Ça c’est mon secret, Colette. En attendant, suivez-moi bien.
En 1643, le roi de France, Louis XIII, après un règne glorieux, est mort entre les bras de saint Vincent de Paul ; quelques années plus tôt, il avait consacré la France à la Sainte Vierge.
— Ce qui nous vaut encore, n’est-ce pas, mon oncle, les jolies processions du 15 août ?
— Parfaitement, Bernard.
À Louis XIII succède Louis XIV. L’époque où nous sommes prend dans l’histoire le nom de « grand siècle », avec raison du reste, car ce siècle est vraiment grand. L’élite de la société française est encore foncièrement et puissamment chrétienne. Les esprits ont acquis une formation morale, une clarté littéraire, dont Bossuet, Bourdaloue, Fénelon, Corneille, Racine et tant d’autres, demeurent les témoins.
En même temps, c’est une admirable floraison d’œuvres. Saint Jean-Baptiste de La Salle fonde les Frères des Écoles chrétiennes ; saint Jean Eudes, la congrégation de Jésus et de Marie, qu’on appelle congrégation des Eudistes. Saint Pierre Fourier devient l’apôtre de la Lorraine, saint François Régis celui des Cévennes, le vénérable Père Maunoir, de la Bretagne ; saint Pierre Claver quitte l’Espagne, pour évangéliser les nègres, se fait leur esclave pour les sauver ; et, c’est à Grenade, en Espagne aussi, qu’ont été fondés les Frères de Saint-Jean de Dieu.
Mais il est dans les destinées de l’Église de ne pouvoir jouir de la paix. Depuis que les protestants ont jeté sur l’Europe une semence de révolte, on la voit sans cesse réapparaître sous des formes différentes. Elle donne une vigueur nouvelle au Gallicanisme, vieille erreur qui prétend mettre l’autorité du Concile au-dessus de celle du Pape.
Louis XIV et même plusieurs évêques eurent le tort de la soutenir, et ce n’est qu’après bien des luttes regrettables qu’ils se sont complètement soumis au Pape Innocent XII.
En même temps, l’hérésie va se cacher sous une autre sombre et froide erreur : le Jansénisme, qui en arrive à nier : 1° que Notre-Seigneur Jésus-Christ soit mort pour tous les hommes ; et 2° qu’on puisse toujours, avec la grâce, observer la loi de Dieu.
Bernard hausse les épaules.
— Ce Jansénisme, l’abbé G… le détestait ; quand il nous en parlait, c’était avec un tel mépris, qu’il nous en a donné l’horreur.