Le chevalier au barizel

Auteur : Tharaud, Jérôme et Jean | Ouvrage : Les contes de la Vierge .

Temps de lec­ture : 8 minutes

La légende tait le nom du che­va­lier au bari­zel. Elle dit seule­ment que, pous­sé par la peur de la dam­na­tion éter­nelle et non par un vrai , ce che­va­lier prit un jour la bure et le bâton du pèle­rin, pour se rendre dans un monas­tère et faire confes­sion de ses péchés.

Chevalier pécheur

La confes­sion fut longue ! Jamais chré­tien n’a­vait pillé tant d’é­glises, rui­né tant de cou­vents, dépouillé tant de voya­geurs, blas­phé­mé plus sou­vent le nom du Christ et de sa mère. Mais rien qu’à racon­ter ses crimes, il trou­vait encore tant de plai­sir, que l’ab­bé qui le confes­sait était bien moins épou­van­té de la gran­deur et du nombre des péchés qu’il avait com­mis, que de l’or­gueil dia­bo­lique qui le fai­sait tou­jours s’y complaire.

– Mon fils, dit-il au péni­tent, quand celui-ci eut ache­vé sa confes­sion épou­van­table, n’at­tends pas de moi l’ab­so­lu­tion : tu es encore au pou­voir de Satan, et les péchés ne sont remis qu’à ceux qui ont domp­té leur mau­vaise âme.

En enten­dant ces mots, le che­va­lier res­ta sans voix, tant la confu­sion, la sur­prise et la colère l’é­tran­glaient. Puis cédant à la fureur :

– Moine, s’é­cria-t-il enfin, impose-moi l’é­preuve qu’il te plai­ra ! Rien n’est au-des­sus de mon cou­rage. Veux-tu que je fasse à genoux le che­min de Roca­ma­dour, ou bien celui, plus long encore, qui conduit jus­qu’à Com­pos­telle, où repose Saint Jacques, frère du Sei­gneur ? Nul n’a fait une si longue route à genoux ! Les miens, au cours de ce voyage, devien­dront plus durs et cal­leux que ceux des cha­meaux d’Arabie…

Et il par­lait encore que, sans pro­non­cer un seul mot, l’ab­bé secoua la tête pour dire non.

– Alors, reprit le péni­tent, veux-tu que je m’en aille outre-mer, me battre avec les mécréants ? Il n’y a pas d’homme dans le monde aus­si fort et vaillant que moi. Je défie­rai leur prince Sala­din, je le tue­rai sous les yeux de ses gens, je met­trai en Fuite son armée, je déli­vre­rai le Saint-Tom­beau, et je t’en­ver­rai, pour ton couvent, une épine de la cou­ronne du Roi de Gloire !

L’ab­bé res­tait tou­jours silen­cieux, et cette fois encore, d’un mou­ve­ment de tête il dit non.

– Parle ! s’é­cria le che­va­lier en frap­pant les dalles de son bâton. Je t’ai confes­sé mes péchés. Je te demande une . Tu me la dois. Réponds !

– Pas tant de vio­lence, mon fils ! répon­dit le moine avec douceur.

Alors, le che­va­lier se jetant à ses pieds :

– Aie pitié de moi ! implo­ra-t-il. Sauve-moi de la dam­na­tion. J’ai peur des flammes de l’en­fer et de brû­ler éternellement.

L’ab­bé le rele­va et lui dit :

Prier Marie - Vierge noire de Marsat

– Aujourd’­hui, je ne puis rien pour toi. Reviens demain. Je prie­rai toute la nuit, et peut-être pour­rai-je te dire quelle péni­tence Notre-Dame m’au­ra ins­pi­rée pour te sauver.

Le che­va­lier se reti­ra, et l’ab­bé, comme il avait dit, demeu­ra toute la nuit en prière, deman­dant à la mère de Dieu quelle épreuve impo­ser à ce pécheur, qui, jusque dans son désir d’ob­te­nir misé­ri­corde, conti­nuait de nour­rir tant d’orgueil.

Notre-Dame alors lui appa­rut, por­tant dans ses mains un ton­ne­let pareil à ceux qu’on voit aux pay­sans quand ils vont aux champs pour la moisson.

– Prends ce bari­zel, dit-elle, remets-le à ton orgueilleux, et lors­qu’il l’au­ra rem­pli, ses péchés lui seront pardonnés.

Sur ces mots elle s’ef­fa­ça, comme elle était venue, dans la blan­cheur de l’aube, lais­sant aux mains de son bon ser­vi­teur le ton­ne­let de bois.

De grand matin, le che­va­lier, rem­pli d’ar­ro­gance et d’an­goisse, se pré­sen­tait au monastère.

Abbe donnant sa pénitence au chevalier

L’ab­bé lui remit le bari­zel, en lui répé­tant mot par mot ce que Notre-Dame avait dit :

– Prends ce bari­zel, emplis-le, et lorsque tu l’au­ras rem­pli, tes péchés te seront pardonnés.

Le che­va­lier, tout éton­né d’une péni­tence aus­si simple quand il en avait pro­po­sé tant d’ex­tra­or­di­naires, cou­rut à la fon­taine. Mais à peine entrée par la bonde, l’eau s’é­chap­pait du ton­ne­let par mille fis­sures invisibles.

Vingt fois il recom­men­ça l’é­preuve, vingt fois le ton­ne­let res­ta vide.

À la fin, se croyant vic­time de quelque sor­ti­lège, il jette par terre le ton­neau et se met à le frap­per du pied pour le réduire en miettes. Mais le bari­zel résis­ta, bien qu’à le voir il parût si frêle qu’un enfant eût pu le briser.

Retour­nant alors chez l’abbé :

– Ton bari­zel, dit-il avec empor­te­ment, est œuvre de magie, et moi, je ne suis pas magi­cien ! Je ne demande pas mieux que de souf­frir, mais je ne puis faire de miracles. Donne-moi donc une péni­tence qu’il soit en mon pou­voir d’accomplir.

Tou­jours avec la plus grande dou­ceur, l’ab­bé lui répondit :

– Emplis ce bari­zel, mon fils, et lorsque tu l’au­ras rem­pli, tes péchés te seront pardonnés.

Et là ‑des­sus il s’é­loi­gna, lais­sant le che­va­lier plus outré que jamais et se disant dans sa colère : « On se moque de toi ! Laisse là ce ton­neau, cette robe de bure et ce bâton. Monte à che­val, reprends ton épée, et conti­nue de vivre comme tu as vécu jus­qu’i­ci !… » Mais au même moment il voyait devant lui les flammes éter­nelles, ce qui lui don­nait, comme on pense, beau­coup à réflé­chir. Et le bout de ses réflexions fut qu’il ramas­sa son bâton, sus­pen­dit le ton­ne­let à son cou et se mit en che­min pour décou­vrir l’eau mer­veilleuse qui rem­pli­rait son barizel.

Pèlerin cherchant le pardon

Il erra par toute la terre, il par­cou­rut toutes les mers, il des­cen­dit tous les fleuves, les gla­cés et les brû­lants, ceux qui se perdent dans les sables et ceux qui s’en­foncent sous les feuillages, ceux qui ne nour­rissent aucune vie et ceux que peuplent des pois­sons fabu­leux, ceux qui n’emportent que des boues et ceux qui roulent des cailloux d’or, ceux où ne se baignent que des païens, et le plus beau, le plus pré­cieux de tous, celui où Saint Jean le Bap­tiste a bap­ti­sé Notre-Sei­gneur. Il se pen­cha sur toutes les sources, celles qui appar­tiennent aux nymphes et celles qui sont le domaine des saints, celles qui donnent des maris aux filles et celles qui apportent la gué­ri­son aux malades. Mais pas une source, pas un ruis­seau, pas un lac, pas une rivière, pas un fleuve, pas un océan ne lais­sa dans le bari­zel une seule goutte de son eau.

Que de fois, dans son déses­poir, le sombre voya­geur essaya de se défaire du bari­zel ensor­ce­lé ! Mais les flammes ne vou­laient pas le brû­ler, les pierres refu­saient de le bri­ser, et quand il le jetait au fond des pré­ci­pices, une force invin­cible le pous­sait aus­si­tôt à des­cendre l’y cher­cher. Quoi qu’il fît, il ne put jamais ni le brû­ler, ni le bri­ser, ni le perdre… ni sur­tout jamais le remplir.

Or, long­temps, très long­temps plus tard, tran­si de froid et de mal­heur, un pèle­rin, le soir de Noël, s’ar­rê­tait devant le monas­tère où s’é­tait pré­sen­té naguère un péni­tent d’une arro­gance comme on n’en avait jamais vu.

Mendiant usé par son long pélerinage

L’ab­bé ne le recon­nut pas.

– Qui êtes-vous, pauvre de Dieu ? lui dit-il.

Sans répondre, le pauvre de Dieu (il l’é­tait dou­ble­ment, appar­te­nant à Dieu et man­quant de Dieu tout de même), sor­tit de des­sous son man­teau le ton­ne­let pous­sié­reux et vide.

– Vois, lui dit-il enfin, et recon­nais le bari­zel que tu m’as don­né autre­fois. Je l’ai plon­gé dans toutes les fon­taines, dans tous les lacs, dans tous les fleuves et dans toutes les mers. Pas une goutte n’est res­tée au fond. Hélas ! ma dam­na­tion est sûre ! Ah ! quel regret j‘ai de ma vie !

Comme il disait ces mots, pour la pre­mière fois une larme jaillit de ses yeux. Elle tom­ba dans le bari­zel. Et le bari­zel fut rempli.


MORALITÉ

Ce conte nous dit clairement :

Vous qui péchez, pleu­rez souvent.
Larme est forte, quand elle est chaude,
Contre la faute qu’elle échaude,
Et ren­lu­mine et éclaircit
Ce que péché souille et noircit.

Jérôme et Jean Tha­raud, Les contes de la Vierge, 1940

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