Les deux cloches qui firent l’école buissonnière

Auteur : Ancelet-Hustache, Jeanne | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 14 minutes

Conte de pour les enfants sages

Il était une fois, dans une tour grise qui domine un des plus vieux quar­tiers de , cinq cloches sus­pen­dues en trois ran­gées : deux, puis deux, puis une. Mgr l’Ar­che­vêque les avait bénites et elles por­taient des noms, car les cloches reçoivent des noms comme les petits chrétiens.

baptême de cloches

Que les cloches étaient jolies, le jour de leur bap­tême, dans leur robe blanche ornée de bro­de­ries et de rubans ! La plus petite, qui avait pour par­rain et mar­raine des enfants royaux, avait été nom­mée Hen­riette-Louise, comme une prin­cesse de France.

Les cloches mêlaient leurs voix quand on bap­ti­sait un petit, quand le prêtre unis­sait deux époux ou quand l’âme d’un chré­tien était retour­née à Dieu. Le dimanche aus­si, leurs notes plus chan­tantes ou plus graves s’ac­cor­daient pour louer le Sei­gneur, et aux jours de fête, leurs accents se fai­saient si joyeux que leur allé­gresse sem­blait rem­plir la ville entière.

Pour les son­ner, on ne fai­sait pas usage de cordes. C’est bon quand il s’a­git des cloches de vil­lage qu’un seul homme peut mettre en branle.

Ici la plus petite , la filleule royale Hen­riette-Louise pesait près de deux mille livres.

Aux jours solen­nels, quand toutes les cloches devaient prendre part à la fête, le maître-son­neur allait recru­ter des hommes solides dans les coins du quar­tier où il savait les trouver.

Des deux mains, ils empoi­gnaient les cro­chets de fer vis­sés dans les poutres, et s’y tenaient ferme, le maître-son­neur don­nait le signal et, de toutes leurs forces, les son­neurs appuyaient en mesure régu­lière sur des pédales qui met­taient la cloche en branle. Pen­dant qu’elle se balan­çait, ils res­taient un ins­tant sus­pen­dus dans le vide, mais ils évi­taient de regar­der sous eux le noir pro­fond de la tour, où un filet était d’ailleurs prêt à les rece­voir si le ver­tige arra­chait leurs mains aux cram­pons de fer.

Sonnerie des cloches - Manoeuvre bourdon Emmanuel

Au pied du clo­cher, les fidèles se ren­daient à l’é­glise en beaux atours du dimanche. La joie était plus grande encore quand les petites filles en mous­se­line blanche arri­vaient pour la pre­mière Com­mu­nion ou la Fête-Dieu. D’an­née en année, celles-ci demeu­raient sem­blables, si bien que, du haut du clo­cher, on eût pu croire que c’é­taient tou­jours les mêmes qui reve­naient, mais la mode trans­for­mait la coupe des vête­ments que por­taient les mes­sieurs et la forme des robes pour les dames.

Comme les hommes aiment le chan­ge­ment ! que de choses étranges ils inventent ! Les che­vaux, qui fai­saient son­ner sous leurs sabots le pavé des rues voi­sines, avaient peu à peu dis­pa­ru. Des voi­tures qui rou­laient toutes seules avaient rem­pla­cé les calèches ou les camions lourds qu’ils traî­naient. Voi­ci même qu’on avait trou­vé le moyen de trans­for­mer presque abso­lu­ment la nuit en jour.

Or il advint ceci.

Dans l’es­ca­lier, un beau jour, des pas reten­tirent, qui n’é­taient point les pas pesants des son­neurs. Trois mes­sieurs en cha­peau rond, habillés chez le bon tailleur, accom­pa­gnaient Mon­sieur le Curé. Ils regar­dèrent les cloches de haut en bas, de long en large et en tra­vers, pro­non­cèrent des mots extra­va­gants que les cloches n’a­vaient jamais enten­dus et aux­quels elles ne com­pre­naient goutte : « Élec­tri­ci­té… moteur… cou­rant… trans­for­ma­teur… mise en mou­ve­ment auto­ma­tique… », puis ils sor­tirent de la poche de leur ves­ton de grandes feuilles avec des tra­cés noirs aus­si extra­va­gants que leurs paroles, et des car­nets sur les­quels ils se mirent à ins­crire des chiffres.

Un mois se pas­sa, rien n’a­vait chan­gé. Les cloches com­men­çaient à pen­ser que la visite des mes­sieurs dis­tin­gués ne modi­fie­rait rien à leur vie, quand sou­dain un vrai tumulte se déchaî­na dans la tour grise. Une équipe d’ou­vriers en bour­ge­ron bleu l’en­va­hit, dres­sa des échelles, lan­ça des cordes, esca­la­da les poutres. Ils por­taient toutes sortes d’ou­tils tels que les cloches n’en avaient pas vu depuis le jour où on les avait his­sées au som­met du clo­cher, et d’autres ins­tru­ments dont elles ne soup­çon­naient pas l’u­sage. Ils se mirent à ins­tal­ler des roues de fer, des fils, des chaînes, sif­flant, chan­tant, frap­pant, cognant à l’in­té­rieur et à l’ex­té­rieur des cloches, heur­tant au pas­sage le bronze qui réson­nait un ins­tant sous le choc.

Ce remue-ménage, qui met­tait de l’i­nat­ten­du dans leur vie, n’é­tait pas fait pour déplaire aux cloches. Si seule­ment elles avaient com­pris son but…

Quand les ouvriers se furent bien agi­tés, les pre­miers visi­teurs remon­tèrent en com­pa­gnie de Mon­sieur le Curé, exa­mi­nèrent le tra­vail et dirent :

– Nous allons main­te­nant pro­cé­der aux essais…

Et Hen­riette-Louise sur­prit cette expli­ca­tion, que celui des mes­sieurs solen­nels qu’on appe­lait l’in­gé­nieur don­nait à Mon­sieur le Curé :

– En bas, sur le tableau de com­mande, se trouvent cinq cadrans qui cor­res­pondent à cha­cune des cloches. Il suf­fit de lever une manette pour mettre en marche cha­cun des cinq moteurs. Du reste vous allez pou­voir vous en rendre compte par vous-même.

Ils redes­cen­dirent avec quelques-uns des ouvriers.

Après un ins­tant d’at­tente, sou­dain un grand fré­mis­se­ment pis­sa dans la tour grise. Il sem­blait venir d’en bas, il mon­tait le long des fils et s’am­pli­fiait pour être trans­mis aux cloches, comme si cette chose que les ouvriers avaient appe­lée moteur, et qu’ils avaient fixée à côté d’elles, était un autre cœur tout bour­don­nant des­ti­né à vivre près du leur. Le mou­ve­ment se com­mu­ni­qua aux bat­tants de fer :

– Baoum ! dit la plus grosse cloche de sa voix profonde.

– Baoum ! répon­dit sa voi­sine qui don­nait le si bémol.

– Dong ! dong ! chan­tèrent à leur tour deux des cadettes.

– Ding ! répli­qua enfin Henriette-Louise.

Toutes avaient reten­ti, aucune n’a­vait bou­gé. Leur cœur seul, qui est leur bat­tant de fer, avait tres­sailli, vacillant contre les dures parois de bronze, tan­dis qu’elles demeu­raient immo­biles et rigides, comme indif­fé­rentes à ce qui se pas­sait en elles.

* * *

Cloche-de-Angelus

Et désor­mais la vie des cloches fut toute chan­gée. En bas, les pas­sants ne se dou­taient de rien. Ils enten­daient tou­jours l’Angé­lus le matin, à midi et le soir. Les chré­tiens étaient comme naguère appe­lés à l’heure exacte pour les offices, mais là-haut, c’é­tait per­pé­tuel­le­ment la soli­tude et l’en­nui. Jamais plus, même aux jours de fêtes, les pas pesants ne reten­tis­saient dans l’es­ca­lier. Jamais plus les cloches ne s’en­vo­laient sous l’ef­fort des son­neurs pour aper­ce­voir, à tra­vers les lamelles de bois, les fidèles qui se ren­daient à l’é­glise en cos­tume du dimanche, ni les petites filles blanches de la pre­mière Com­mu­nion, ni la pers­pec­tive de la ville, ni le ciel mou­vant de Paris, ni le chan­ge­ment des saisons.

Quoi ! habi­ter la ville et ne plus jamais la voir ! la sen­tir proche et lui être désor­mais aus­si loin­taines que les cloches de West­mins­ter ou celles du Cam­pa­nile de Florence !

Une fois par an seule­ment les cloches ont le droit de quit­ter leur clo­cher. Tout le monde sait, – les petits enfants comme les grandes per­sonnes, – que depuis le Jeu­di Saint, où elles sonnent à toute volée au Glo­ria de la messe, jus­qu’au Same­di Saint où le Glo­ria leur per­met à nou­veau de se faire entendre, elles se taisent pour que leur silence tra­duise la tris­tesse qu’é­prouve l’É­glise en l’an­ni­ver­saire du jour où le Sau­veur est mort. Elles pro­fitent, dit-on, de ces vacances pour aller rece­voir la béné­dic­tion du Saint-Père. Il y a même une belle chan­son là-dessus :

Conte des cloches de Pâques - Cloches arrivant à Rome

Les cloches s’en vont à
Le pape les bénira…

Elles se donnent ren­dez-vous et che­minent par les routes bleues du ciel vers la capi­tale de la chrétienté.

Lorsque le Pape leur a adres­sé ses pieuses exhor­ta­tions et les a bénies, elles s’en retournent pleines d’œufs de sucre et de cho­co­lat qu’elles laissent tom­ber en pas­sant au-des­sus des jar­dins où jouent les petits enfants sages. Et cha­cune sait retrou­ver son clo­cher aus­si bien qu’une hiron­delle son nid.

* * *

Cette année-là, comme tous les ans, Hen­riette-Louise et les autres cloches de la vieille tour ronde avaient pris part au voyage. Main­te­nant, elles avaient quit­té Rome pour aller rega­gner leur demeure. Déjà elles ont fran­chi les belles cam­pagnes d’I­ta­lie avec leurs vignes en ber­ceau, leurs cyprès et leurs oli­viers, elles ont pas­sé à tra­vers les nuages au-des­sus des cimes blanches des Alpes, les voi­ci dans les plaines de France où elles dis­tinguent, très loin au-des­sous d’elles, les rivières calmes, les routes claires bor­dées de peu­pliers, les vil­lages avec les coqs de leurs clo­chers, où s’ar­rêtent au pas­sage l’une ou l’autre de leurs com­pagnes. À pré­sent elles recon­naissent la brume dorée qui marque l’emplacement de la ville.

Hen­riette-Louise s’é­tait attar­dée. Elle sui­vait de mau­vaise grâce ses com­pagnes, comme ont cou­tume de faire les enfants qui vou­draient cou­rir à tra­vers prés et bois, et ne vont à l’é­cole que d’un pas traî­nant. Main­te­nant elle était la der­nière de la bande. La cloche qui était sa voi­sine dans la vieille tour, et qui s’ap­pe­lait Marie, s’en aper­çut bien­tôt et retar­da son vol pour se mettre à l’u­nis­son de la paresseuse.

– Tu es contente de rentrer ?

Marie était simple et sage :

– Il faut ren­trer, on rentre, voi­là tout. Pour­quoi me poses-tu cette question-là ?

– Parce qu’on s’en­nuie tant, dans le clocher…

Quand on a des ten­ta­tions de décou­ra­ge­ment, mieux vaut les com­battre en silence et les taire aux autres pour ne pas les décou­ra­ger, eux aussi.

Déjà les cloches sur­vo­laient la ville. Encore quelques ins­tants et elles seraient de nou­veau pri­son­nières. Alors Hen­riette-Louise crai­gnit que bien­tôt il ne fût trop tard et révé­la sou­dain son désir secret :

– Le ciel est si beau, l’air si léger… Tu n’as pas envie de te pro­me­ner encore un peu ? Viens avec moi, ne ren­trons pas…

Quel doux sen­ti­ment que celui de la liber­té : faire tout ce que l’on veut, ne plus son­ger au devoir, au tra­vail qui appelle, n’o­béir qu’à sa fantaisie !

En bas se mon­traient des terres qui leur étaient incon­nues et dont elles s’é­mer­veillaient. Puisque, dans l’es­pace de deux jours, les cloches vont à Rome et en reviennent, c’est que leur vol est rapide, aus­si pou­vaient-elles voir bien du pays rien qu’en cette après-midi du Same­di Saint, d’au­tant plus que la joie d’être libres accé­lé­rait encore leur vol.

Peu à peu le soleil était des­cen­du vers l’ho­ri­zon. C’é­tait l’heure de l’Angé­lus du soir. Une cloche tin­ta d’une voix can­dide dans une église de vil­lage. D’un clo­cher voi­sin une autre lui répon­dit, puis une autre, une autre encore…

– Elles sont toutes reve­nues… tu les entends ? deman­da Marie.

– Oui, je les entends, répon­dit Henriette-Louise.

Elles n’en dirent pas davan­tage. Il y eut entre elles un silence pénible. Cet appel de la terre était tom­bé sur leur joie comme une pluie fine sur une flamme claire.

Le soleil avait gros­si, gros­si, était deve­nu pareil à une énorme boule d’or rouge, puis il s’é­tait enfon­cé der­rière la terre et il avait fini par dis­pa­raître. Il n’y eut plus que la grande paix de la nuit.

Marie eut peur :

– Ren­trons, dit-elle.

Cepen­dant Hen­riette-Louise ne vou­lait pas avouer qu’elle com­men­çait à regret­ter le voi­si­nage des autres cloches, le rou­cou­le­ment des pigeons, l’ombre douce et la sécu­ri­té de la vieille tour.

– Regarde, dit-elle à Marie, pour faire diversion.

Suc­cé­dant aux lumières de la terre, une à une les étoiles piquaient le ciel nocturne.

– Nous n’en avons jamais vu autant à la fois, continua-t-elle.

Sou­dain, par­mi les nuages légers, une clar­té lai­teuse appa­rut dans le ciel et au milieu de cette clar­té, la lune se mon­tra toute ronde, épa­nouie comme une rose blanche.

À ce moment-là les deux cloches se trou­vaient au-des­sus de la mer. Les vagues miroi­taient, bor­dées d’une petite frange claire qui ondu­lait un ins­tant, dis­pa­rais­sait, se mon­trait encore. Rien que du bleu argen­té dans le désert du ciel et de l’eau.

– C’est beau, dit Henriette-Louise.

– J’ai peur, répé­ta Marie que l’im­men­si­té et le silence impressionnaient.

L’Angé­lus du matin se répan­dit sur la plaine du haut d’un clo­cher qu’­Hen­riette-Louise et Marie recon­nurent pour l’a­voir sur­vo­lé la veille. Bien­tôt d’autres cloches répon­dirent, et cette fois ce n’é­tait plus seule­ment la salu­ta­tion de l’ange qu’elles rap­pe­laient aux hommes, mais le triomphe du Sau­veur. Déjà dans les vil­lages les fidèles se pres­saient vers l’église.

8 heures… 9 heures… Par­tout des messes, des cloches joyeuses : « Le Sei­gneur est res­sus­ci­té. Alle­luia. » Dans un clo­cher, le carillon­neur jouait les notes du chant d’al­lé­gresse : « O filii et filiæ… »

La-Resurrection-du-Christ-Noel-Coypel

– Et nous ? deman­da Marie.

– Peut-être que nous pou­vons encore ren­trer à temps, répon­dit Hen­riette-Louise à mi-voix.

Il leur res­tait une heure avant la grand-messe de leur église. Grâce au soleil, elles ne pou­vaient pas se trom­per de route.

– Dépê­chons-nous, reprit Hen­riette-Louise, aus­si ardente pour ren­trer qu’elle l’a­vait été pour partir.

… Et main­te­nant toutes deux volaient à toute vitesse dans la direc­tion de Paris, sans se pré­oc­cu­per de ce qui se pas­sait au- des­sous d’elles, sou­cieuses seule­ment de ne pas s’é­ga­rer et d’ar­ri­ver à l’heure.

Enfin la ville et ses monu­ments se mon­trèrent à l’ho­ri­zon. Voi­ci le Pan­théon… voi­ci Notre-Dame… voi­ci la vieille tour ronde…

Hen­riette-Louise et Marie rega­gnèrent leur place dans le clo­cher au moment où le cler­gé allait sor­tir de la sacris­tie et le maître atta­quer sur l’orgue une marche triomphale.

– Baoum ! dit la plus grosse cloche de sa voix profonde.

– Baoum ! répon­dit sa voi­sine qui don­nait le si bémol.

– Dong ! dong ! chan­tèrent à leur tour deux des autres cloches – et Marie était une de celles-là.

– Ding ! répli­qua enfin Henriette-Louise.

Elle ne pou­vait pen­ser sans remords qu’il s’en était fal­lu de peu que, par sa faute, la voix de deux cloches man­quât au concert de louanges qui monte en ce jour de la terre vers le Sei­gneur. Aus­si, bien que se sen­tant de nou­veau immo­bile et pri­son­nière, n’a­vait-elle jamais son­né plus joyeu­se­ment la résur­rec­tion du Sauveur.

Jeanne Ance­let-Hus­tache.
Récits du temps de Pâques, 1966

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