Barsabas ou le don des langues

Auteur : Wyzewa, Teodor de | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 26 minutes

Tibi, margaritæ meæ !

En ce jour-là, Pierre se leva au milieu des dis­ciples, qui étaient assem­blés au nombre d’en­vi­ron cent vingt, et il leur dit :

… « Il faut que, de ceux qui ont été avec nous pen­dant que le Sei­gneur Jésus a vécu par­mi nous, il y en ait un qui soit témoin avec nous de sa résurrection ! »

Alors ils en pré­sen­tèrent deux : Joseph, appe­lé Bar­sa­bas, sur­nom­mé le Juste, et Mathias. Et, priant, ils dirent : « Toi, Sei­gneur, qui connais le cœur de tous, montre-nous lequel de ces deux hommes tu as choi­si, afin qu’il prenne part au minis­tère et à l’a­pos­to­lat en rem­pla­ce­ment de Judas, qui nous a aban­don­nés ! » Et ils tirèrent au sort ; et le sort tom­ba sur Mathias, qui, d’un com­mun accord, fut mis au rang des onze apôtres.

(Actes des Apôtres, I, 15 – 24.)

Et, lorsque vint le jour de la , tous tes dis­ciples se réunirent dans le même lieu. Et voi­ci que sor­tit tout à coup du ciel un bruit comme d’un grand vent, qui rem­plit toute la mai­son où ils se tenaient assis. Et ils virent des langues de feu qui, se par­ta­geant, des­cen­daient sur la tête de cha­cun d’entre eux. Et, aus­si­tôt, tous furent rem­plis de l’Es­prit-Saint ; et ils se mirent à par­ler toutes les langues, sui­vant l’ins­pi­ra­tion de l’Es­prit qui était en eux.

Or il y avait alors à Jéru­sa­lem des hommes crai­gnant Dieu, qui venaient de toutes les nations qui sont sous le ciel. Et, quand on apprit le miracle, la foule accou­rut ; et ces étran­gers furent stu­pé­faits d’en­tendre les dis­ciples leur par­ler à cha­cun dans sa langue.

Et, dans leur sur­prise, ils se disaient l’un à l’autre : « Est-ce que tous ces hommes qui nous parlent ne sont pas des Gali­léens ? Com­ment donc les enten­dons-nous par­ler à cha­cun de nous dans sa langue ? Parthes, Mèdes, Éla­mites, habi­tants de la Méso­po­ta­mie, de la Judée, de la Cap­pa­doce, du Pont et de l’A­sie, de la Phry­gie et de la Pam­phy­lie, de l’É­gypte et des régions de la Libye qui avoi­sinent Cyrène ; et Romains, tant Juifs que pro­sé­lytes, et Perses, et Arabes, voi­ci que nous les enten­dons nous prê­cher, dans nos langues, les grandes choses de Dieu ! »

(Actes des Apôtres, II, 1 – 11.)

I

Le chrétien

Chris­tus. – Cui ego loquer, cito sapiens erit.
(Imi­ta­tio Chris­ti, III, 43.)

C’est tout à fait par hasard, – ou, plus exac­te­ment, par miracle, – que Joseph, appe­lé aus­si Bar­sa­bas, était deve­nu de Jésus. Il avait alors vingt ans, et demeu­rait, avec sa mère, dans le vil­lage gali­léen où il était né. Or, voi­ci l’heu­reuse aven­ture qui lui était arrivée :

Se ren­dant à Caper­naüm en com­pa­gnie de son petit âne, un matin d’au­tomne, pour vendre au mar­ché les figues de son champ, il avait fran­chi déjà la double ran­gée des col­lines qui sépa­raient son vil­lage du lac de Géné­sa­reth, lorsque, à un tour­nant du sen­tier, un spec­tacle impré­vu l’a­vait arrê­té. Une ving­taine de men­diants et de vaga­bonds étaient assis en cercle, sur la rive du lac, occu­pés à écou­ter un homme vêtu de blanc, qui, debout au milieu d’eux, sem­blait leur don­ner des ordres ou les répri­man­der. Il leur par­lait, en tout cas, d’une voix si sévère que Bar­sa­bas, et son âne lui-même, n’a­vaient pu s’empêcher d’en être effrayés. Mais sou­dain, oubliant son effroi, toute l’âme du jeune pay­san avait fré­mi de fureur : car, dans la troupe de ces va-nu-pieds, com­plo­tant sans doute quelque bri­gan­dage, il venait de recon­naître l’homme qu’entre tous au monde il détes­tait le plus, un homme qu’il avait autre­fois recueilli, nour­ri, trai­té en frère, et qui, pour récom­pense, lui avait volé cinq mines d’argent, son unique bien ; après quoi le misé­rable s’é­tait enfui, et Bar­sa­bas avait sen­ti que sa joie et son repos s’en­fuyaient du même coup.

Aus­si, dès qu’il avait recon­nu son ancien ami, n’a­vait-il plus eu de pen­sée que pour sa ven­geance. Mais, au moment où déjà il s’ap­pro­chait, le cou­teau en main, l’homme vêtu de blanc avait détour­né la tête, et fixé sou­dain son regard sur lui. C’é­tait un regard pro­di­gieux, plein à la fois de dou­ceur et d’au­to­ri­té, un regard qui entrait jus­qu’au fond de l’âme, mais pour l’a­pai­ser et la puri­fier. Et tan­dis que Bar­sa­bas, inter­dit, trem­blait sous l’im­pé­rieuse caresse de ce regard, l’homme s’é­tait écrié, pour­sui­vant son dis­cours : « Aimez vos enne­mis, bénis­sez ceux qui vous mau­dissent, faites du bien à ceux qui vous font du mal, et priez pour ceux qui vous outragent et vous per­sé­cutent, afin que vous soyez enfants de votre Père, qui est dans les cieux ! Car, si vous n’ai­mez que ceux qui vous aiment, quel mérite y aurez-vous ? Et si vous ne faites accueil qu’à vos frères, qu’y aura-t-il là qui vaille d’être loué ? »

À peine Bar­sa­bas avait-il enten­du ces paroles, qu’il avait eu le sen­ti­ment qu’un poids se déta­chait de son cœur. Tout de suite, ajour­nant sa ven­geance, il s’é­tait assis sur une pierre pour mieux écou­ter ; et son âne avait dres­sé les oreilles pour écou­ter aus­si. Car cette voix, dont tous deux à dis­tance s’é­taient effrayés, elle n’é­tait plus main­te­nant qu’une ado­rable musique, légère, lim­pide, pareille à un chant de fau­vette dans le calme des bois. Et long­temps encore la voix avait conti­nué de par­ler, ensei­gnant à Bar­sa­bas toute sorte de choses qu’il s’é­ton­nait de pou­voir com­prendre. Elle lui avait ensei­gné le plai­sir de la pau­vre­té, la beau­té de l’i­gno­rance, l’i­nu­ti­li­té de l’ef­fort et de la pen­sée. « Ne soyez pas en sou­ci pour votre vie, – disait-elle, – ne vous pré­oc­cu­pez pas de ce que vous man­ge­rez ni de ce que vous boi­rez ! Soyez comme les petits enfants que vous voyez sur les routes : car ceux-là seuls qui leur res­semblent pour­ront entrer dans le royaume des cieux. Et qui­conque s’a­baisse pour deve­nir sem­blable à un petit enfant, celui-là est le plus grand dans le royaume des cieux ! »

Jesus guerissant les malades sur le bord du lac de Genezareth

Mais sur­tout la voix révé­lait à Bar­sa­bas quelle joie c’é­tait de renon­cer à soi-même pour don­ner son cœur aux souf­frances d’au­trui : de sorte que peu à peu le jeune homme, sans ces­ser d’é­cou­ter, avait com­men­cé à consi­dé­rer ses nou­veaux com­pa­gnons. Des men­diants et des vaga­bonds, oui, sa pre­mière impres­sion ne l’a­vait pas trom­pé : mais com­ment avait-il pu les prendre pour des mal­fai­teurs ? La plu­part avaient de bonnes figures simples et ouvertes ; et ceux dont les traits étaient plus durs ou la mine moins plai­sante, ceux-là même por­taient, dans leurs yeux, un vivant reflet du regard de leur maître. Il n’y avait pas jus­qu’au visage de l’en­ne­mi de Bar­sa­bas qui, au contact de ce regard, ne se fût trans­for­mé. Nulle ombre n’y res­tait plus des pas­sions de jadis : l’œil avait per­du toute trace de ruse, les plis du front s’é­taient effa­cés, la bouche s’en­trou­vrait en un clair sou­rire. Mieux encore que les autres, il avait su deve­nir pareil à un enfant.

Et tout d’un coup Bar­sa­bas, à consi­dé­rer ces pauvres gens, avait son­gé qu’ils devaient avoir faim. Leurs pro­vi­sions étaient éta­lées devant l’aî­né d’entre eux : maigre pitance, trois petits pains et quelques olives. L’heure de midi appro­chait ; un air vif souf­flait de la mer, qui réveillait l’ap­pé­tit ; et Bar­sa­bas lui-même se sen­tait le ventre creux. Il s’é­tait alors levé, d’un mou­ve­ment rapide ; il avait pris sur le dos de son âne les deux lourds paniers ; et puis, mar­chant sur le bout des pieds par crainte de dis­traire l’at­ten­tion des audi­teurs, il avait com­men­cé à pla­cer, près de cha­cun d’eux, une poi­gnée de figues.

La vente de ces figues avait été, durant de longs mois, sa seule pen­sée. Non qu’il se fût atten­du à en tirer une grosse somme : mais son champ de figues consti­tuait en véri­té toute sa for­tune, sur­tout depuis qu’un indigne ami lui avait déro­bé les cinq mines d’argent qui lui venaient de son père. C’é­tait avec le prix de sa récolte qu’il avait pu, l’an­née pré­cé­dente, faire construire une étable pour son petit âne : cette année-là, il s’é­tait pro­mis de rap­por­ter de la ville un col­lier de corail pour sa fian­cée, et d’a­che­ter ensuite, dans son vil­lage, un arpent de vigne ou une oli­vette. Et il ne l’ou­bliait pas, il se disait même que jamais il ne pour­rait l’ou­blier : mais le sou­ve­nir de ses beaux rêves ne fai­sait que lui en rendre le sacri­fice plus doux. Et joyeu­se­ment il allait, son panier en main, ne s’in­ter­rom­pant que pour écou­ter la voix de l’o­ra­teur, qui, comme afin d’a­che­ver de le conso­ler, évo­quait dans son âme mille images char­mantes. Elle lui par­lait des lis des champs, qui ne tra­vaillent ni ne filent, et qui cepen­dant sont plus ornés que Salo­mon dans toute sa gloire. Ou bien elle lui disait des fables pareilles à celles que lui avait jadis racon­tées sa mère, mais infi­ni­ment plus naïves et plus enfan­tines, et telles pour­tant que cha­cune, après l’a­voir ravi, l’ai­dait à mieux com­prendre le royaume des cieux.

Ain­si Bar­sa­bas dis­tri­buait ses figues, fai­sant tou­jours les poi­gnées plus grosses, dans l’en­ivre­ment de la jouis­sance nou­velle qu’un mer­veilleux hasard lui avait révé­lée : sans comp­ter que quelques-uns des audi­teurs, à son approche, s’é­taient un moment retour­nés vers lui, et que le tendre sou­rire dont ils l’a­vaient remer­cié aurait suf­fi pour redou­bler l’é­lan de sa cha­ri­té. Mais tout à coup sa main avait lais­sé retom­ber dans le panier la poi­gnée de figues qu’elle venait d’y prendre ; et il était res­té immo­bile, comme si tout son cou­rage l’a­vait aban­don­né. L’homme qui se tenait là assis devant lui, ce maigre et pâle jeune homme en haillons qui, indif­fé­rent à tout ce qui n’é­tait pas la voix de son maître, sem­blait sou­le­vé par elle au-des­sus du monde, c’é­tait le même Simon qui, deux ans aupa­ra­vant, l’a­vait lâche­ment dépouillé de son bien ! Il sou­riait main­te­nant à quelque vision enchan­tée, hale­tant, fré­mis­sant, pleu­rant de bon­heur. Et Bar­sa­bas, tout d’un coup, s’é­tait remis à le détes­ter. Il avait eu, lui aus­si, une vision : l’i­mage lui était appa­rue de la froide et plu­vieuse soi­rée de décembre où, reve­nant chez lui après une longue marche, il avait trou­vé sa mère en larmes près du coffre vide ! Ne s’é­tait-il pas juré, dès ce moment, n’a­vait-il pas juré à sa mère qu’il tue­rait le voleur, si sa chance lui per­met­tait de le ren­con­trer ? Or voi­ci qu’il l’a­vait enfin ren­con­tré, et tran­quille, sou­riant, plus heu­reux mal­gré son infa­mie que lui-même jamais ne l’a­vait été ! Et, au lieu de le tuer, c’é­tait à lui qu’il s’ap­prê­tait à don­ner les figues de son champ, sim­ple­ment parce qu’un incon­nu s’é­tait amu­sé à endor­mir sa colère par d’har­mo­nieuses paroles !

Fer­mant l’o­reille aux paroles de l’in­con­nu, détour­nant la tête pour ne plus s’ex­po­ser au charme de son regard, Bar­sa­bas avait jeté sur le sol, à ses pieds, les figues qui lui res­taient : et puis, accom­pa­gné de son âne, il avait repris en cou­rant le che­min de sa maison.

Un pénible sen­ti­ment de honte l’a­gi­tait, d’ins­tant en ins­tant le tor­tu­rait davan­tage, à mesure qu’il gra­vis­sait le sen­tier pierreux.

Qu’al­lait-il dire, en ren­trant chez lui ? Com­ment s’ex­cu­se­rait-il de ne rien rap­por­ter ? Se rési­gne­rait-il à men­tir, à racon­ter par exemple que des voleurs l’a­vaient dépouillé ? Jamais, en tout cas, il n’o­se­rait avouer qu’il avait sot­te­ment dis­tri­bué ses figues à des incon­nus, et qui, au lieu de gagner leur vie en tra­vaillant, ain­si qu’il gagnait la sienne, pas­saient leurs jour­nées à écou­ter les dis­cours de quelque char­la­tan. Mais non, l’homme que ces vaga­bonds écou­taient ne pou­vait pas être un char­la­tan ! Et Bar­sa­bas, mal­gré sa colère et sa honte, ne par­ve­nait pas à se repen­tir de l’a­voir écou­té. Ce jeune homme vêtu de blanc était cer­tai­ne­ment un pro­phète, un de ces mages que Dieu envoyait, de temps à autre, pour ensei­gner au monde les secrets d’en haut. De quelle voix mélo­dieuse il avait par­lé ! Et quel plai­sir sin­gu­lier on éprou­vait à l’en­tendre ! Le lis des champs ! Le ber­ger lais­sant sur la mon­tagne ses quatre-vingt-dix-neuf bre­bis pour aller cher­cher la cen­tième, qui s’é­tait éga­rée ! Bar­sa­bas se rap­pe­lait d’autres images encore, pleines d’un sens admi­rable dans leur sim­pli­ci­té ; et de nou­veau il sen­tait, il se disait, que ni le champ d’o­lives, ni la vigne, ni rien de ce qu’il aurait pu acqué­rir en échange de ses figues n’au­rait valu ht joie qu’a­vait été pour lui la ren­contre de cet incon­nu. Un pro­phète, un grand pro­phète, voi­là ce que Dieu avait dai­gné lui per­mettre de voir et d’entendre !

Pour­quoi donc conti­nuait-il à se sen­tir si hon­teux ? Pour­quoi, après avoir d’a­bord cou­ru jus­qu’au som­met de la col­line, mar­chait-il main­te­nant d’un pas si lent et si faible, comme s’il eût vou­lu retar­der son retour chez lui ? En vain il se répé­tait qu’il avait fait de ses figues le meilleur emploi, et qu’il avait ren­con­tré un pro­phète, et qu’il allait désor­mais deve­nir un autre homme ; en vain il essayait de se réjouir et de s’e­nor­gueillir : à chaque pas son sen­ti­ment de honte l’ac­ca­blait davan­tage. Il avait l’im­pres­sion que toutes ces belles pen­sées n’é­taient qu’un rideau der­rière lequel il s’ef­for­çait de se cacher à lui-même une pen­sée plus sérieuse, plus vraie, une pen­sée qu’il n’o­sait pas regar­der en face, mais qui pour­tant était là, dans son cœur, et ne ces­se­rait plus de le tourmenter.

Et sou­dain le rideau s’é­tait déchi­ré. Dans le cœur de Bar­sa­bas avaient de nou­veau reten­ti les paroles que, pen­dant une heure, il s’é­tait inuti­le­ment effor­cé d’ou­blier : « Aimez vos enne­mis, bénis­sez ceux qui vous mau­dissent, faites du bien à ceux qui vous font du mal ! » C’é­tait cela, cela seule­ment, que le pro­phète avait eu pour mis­sion de lui enseigner !

Alors le pay­san avait enfin com­pris d’où venait sa honte. Et aus­si­tôt, sans même pen­ser à son âne, qui mar­chait tris­te­ment der­rière lui dans l’é­troit sen­tier, il avait rebrous­sé che­min pour redes­cendre en cou­rant vers la rive du lac. « Pour­vu que je les retrouve ! » se disait-il, comme si tout l’a­ve­nir de sa vie en eût dépen­du. Et grande avait été sa joie quand, au tour­nant du sen­tier, de nou­veau il avait aper­çu les incon­nus, assis sur les pierres. Leur chef main­te­nant avait fini de prê­cher ; assis entre deux de ses com­pa­gnons, il man­geait quelques figues et une tranche de pain. Mais Bar­sa­bas, cette fois, ne s’é­tait plus arrê­té à le consi­dé­rer. Il s’é­tait élan­cé vers son ami, lui avait appuyé sa main sur l’é­paule, et, par­lant le plus haut qu’il avait pu, afin que cha­cun fût témoin de son repentir :

« Simon, lui avait-il dit, toi seul sais ce que tu m’as fait, et pour­quoi tu l’as fait. Mais, si même tu as mal agi envers moi, ta faute n’est que peu de chose en com­pa­rai­son de la mienne. Car, depuis deux ans, nuit et jour, je t’ai haï, j’ai rêvé de te tuer ! Et tout à l’heure encore, après que les paroles de ce jeune pro­phète, ton maître, ont à jamais effa­cé de mon cœur mon res­sen­ti­ment, je n’ai pu me rési­gner à te don­ner de mes figues. Je n’ai pu m’y rési­gner, frère, parce que tu m’as paru trop heu­reux, trop par­fait, trop au-des­sus de moi ! Par­donne-moi, dis-moi que tu me par­donnes, sois-moi de nou­veau l’a­mi d’au­tre­fois ! » L’a­mi de Bar­sa­bas, tout fré­mis­sant de plai­sir, s’é­tait jeté à son cou, comme un enfant embrasse sa mère pour la remer­cier d’un cadeau qu’il n’o­sait pas espé­rer. Puis, l’ayant fait asseoir près de lui et lui tenant la main, il lui avait racon­té com­ment lui-même avait été arra­ché aux misères de sa vie par l’ap­pel de Jésus, son maître bien-aimé, qui, en véri­té, n’é­tait pas seule­ment un pro­phète, mais l’É­lu, le Mes­sie, le Fils du Dieu Vivant. Et toute l’âme de Bar­sa­bas, à ces mots, avait bon­di de joie : car il s’é­tait rap­pe­lé que, dès le pre­mier moment où le regard de l’in­con­nu s’é­tait tour­né vers lui, clai­re­ment il avait sen­ti une pré­sence divine. Aus­si est-ce avec une pieuse fer­veur qu’il avait ensuite recueilli les expli­ca­tions de son ami : après quoi, devant toute l’as­sem­blée, il s’é­tait confes­sé des fautes qu’il se sou­ve­nait d’a­voir com­mises depuis qu’il était né ; et il avait deman­dé à rece­voir le bap­tême. Il l’a­vait reçu des mains sacrées de Notre-Seigneur.

Et long­temps encore il était res­té assis sur la rive du lac, sans autre pen­sée que de s’i­ni­tier à la connais­sance du royaume des cieux. Mais quand, à l’ap­proche du soir, les dis­ciples de Jésus lui avaient conseillé de se joindre à eux pour par­ta­ger leur vie, il leur avait avoué, presque en pleu­rant, qu’il n’au­rait pas le cou­rage de s’y déci­der. Immense était, cepen­dant, le bon­heur qu’il éprou­vait en leur com­pa­gnie, sous le regard vivi­fiant de son nou­veau maître : et sans doute il aurait fini par céder à leurs ins­tances s’il n’a­vait aper­çu, tout à coup, son petit âne, qui tris­te­ment avait des­cen­du la col­line pour venir le rejoindre. La pauvre bête sem­blait à pré­sent l’at­tendre, immo­bile, au milieu du sen­tier. Que devien­drait-elle, pri­vée de ses soins ? Qui la nour­ri­rait, la pro­mè­ne­rait ? Qui chan­ge­rait, tous les jours, la paille de son lit ? Et Bar­sa­bas avait son­gé à sa mère qui, peut-être, debout sur le seuil de sa mai­son, déjà s’in­quié­tait de sa longue absence. Il avait son­gé à la jeune fille brune et rose, sa fian­cée, à qui il avait pro­mis d’être son sou­tien dans la vie. La veille encore, tout en l’ai­dant à cueillir ses figues, ne lui avait-elle pas dit qu’elle n’au­rait jamais d’autre ami que lui, et qu’elle mour­rait de cha­grin s’il l’a­ban­don­nait ? Mais sur­tout Bar­sa­bas, en revoyant son âne, s’é­tait rap­pe­lé sa mai­son, son champ de figues, les pla­tanes à l’ombre des­quels il avait joué ses pre­miers jeux : et il avait sen­ti qu’un lien mys­té­rieux l’at­ta­chait tout entier à son vil­lage natal. Là seule­ment il pour­rait médi­ter, com­prendre, mettre à pro­fit les saintes véri­tés dont il venait de s’ins­truire : car il s’é­tait accou­tu­mé à ne conce­voir l’u­ni­vers que tel qu’il le voyait du haut de ses col­lines ; et, loin d’elles, c’é­tait comme si la moi­tié de lui-même lui fût enle­vée. De sorte que, après s’être une der­nière fois pros­ter­né aux pieds de Jésus, il avait ten­dre­ment dit adieu à ses amis, et puis il avait enfour­ché son âne, et s’en était retour­né chez lui à la clar­té des étoiles.

Ren­tré dans son vil­lage, Bar­sa­bas y avait repris son ancienne vie. Il culti­vait son champ, il fai­sait paître son âne, il se pro­me­nait avec sa fian­cée ou bien jouait aux boules avec ses camarades.

Il avait repris son ancienne vie, avec cette seule dif­fé­rence que, main­te­nant, il était deve­nu un homme nou­veau. Au lieu du simple et hon­nête gar­çon qu’il avait été jus­qu’a­lors, il était deve­nu un chré­tien. Et, sans doute, cela signi­fiait qu’il répé­tait pieu­se­ment, matin et soir, une belle prière que les dis­ciples de Jésus lui avaient apprise : mais plus encore cela signi­fiait qu’il avait ces­sé de vivre en lui-même, pour vivre, désor­mais, tout entier dans les autres. Il conti­nuait à aimer sa mère, sa fian­cée, son petit âne : mais il les aimait pour eux, et non plus pour lui, Il ne s’oc­cu­pait que de devi­ner leurs plai­sirs et leurs peines ; et il met­tait son effort à sou­la­ger leurs peines, et leurs plai­sirs lui pro­cu­raient plus de joie que ne lui en avaient jamais pro­cu­ré les siens. Sa sol­li­ci­tude, du reste, ne se bor­nait pas aux per­sonnes qu’il aimait ; ou plu­tôt il s’é­tait habi­tué, le plus faci­le­ment du monde, à aimer toute sorte de per­sonnes pour qui il n’é­prou­vait, aupa­ra­vant, que du dédain ou de l’in­dif­fé­rence. Dès l’ins­tant où il avait ces­sé de vivre en lui-même, il avait recon­nu que tous les êtres humains avaient leur part de dou­leur ; et il en avait souf­fert, et il s’é­tait employé à la sou­la­ger. Il s’é­tait fait le confi­dent, le conso­la­teur, le ser­vi­teur de tout le vil­lage, sans croire qu’il eût le moindre mérite à se diver­tir de cette manière. Tout au plus son­geait-il quel­que­fois qu’il était pareil à un aveugle-né gué­ri par Jésus, dont son ami lui avait racon­té l’his­toire mer­veilleuse : car à lui aus­si Jésus avait don­né un sens qui jusque-là lui avait man­qué, un sens qui, mieux encore que la vue, lui per­met­tait de sor­tir de ses propres ténèbres, et de se mêler joyeu­se­ment à la vie des hommes.

Quelques semaines après son retour, il s’é­tait marié. Son inten­tion était d’a­bord d’a­jour­ner son mariage jus­qu’au moment où, deve­nu plus riche, il aurait l’as­su­rance de pou­voir nour­rir une femme et des enfants. Mais sa fian­cée, qui l’ai­mait, s’ô­tait tout de suite conver­tie à sa nou­velle foi ; et c’é­tait elle qui lui avait rap­pe­lé la parole de Jésus : « Ne soyez pas en sou­ci pour votre vie, ne vous pré­oc­cu­pez pas de ce que vous man­ge­rez ni de ce que vous boi­rez ! » Ils s’é­taient donc mariés, sans plus tar­der. Et le fait est qu’ils n’a­vaient man­qué de rien, ayant sim­ple­ment pris l’ha­bi­tude de ne rien dési­rer que ce qu’ils avaient. Ils s’é­taient même acquis des enfants, sitôt mariés, en recueillant chez eux un petit gar­çon et une petite fille que leurs parents avaient aban­don­nés. Mais il n’y avait pas, au reste, dans tout le vil­lage, un enfant dont ils ne prissent soin, fût-ce pour jouer ou pour chan­ter avec lui. Et chaque jour ils décou­vraient quelque occa­sion impré­vue de varier leurs plai­sirs, comme aus­si de sen­tir com­bien leurs deux cœurs étaient pro­fon­dé­ment unis l’un à l’autre. Tan­tôt c’é­tait un men­diant qu’ils ame­naient dans leur mai­son, l’ayant ren­con­tré dans leur pro­me­nade ; tan­tôt ils ramas­saient de jeunes oiseaux tom­bés du nid, et les abri­taient, et les nour­ris­saient, jus­qu’au temps où ils les voyaient en âge de voler.

Ain­si avait vécu Bar­sa­bas, durant l’an­née qui avait sui­vi son bap­tême. Et deux fois lui avait été accor­dée une grâce si pré­cieuse qu’il avait défailli de joie en la rece­vant. Deux fois son divin maître Jésus, étant venu prê­cher dans son vil­lage, avait dai­gné demeu­rer sous son toit. Il s’é­tait fami­liè­re­ment entre­te­nu avec lui, avait com­pli­men­té sa mère de l’a­voir pour fils, l’a­vait com­pli­men­té lui-même de l’ai­mable com­pagne qu’il s’é­tait choi­sie. Et comme, un soir, les dis­ciples enga­geaient de nou­veau le jeune homme à se joindre à eux, Jésus leur avait dit avec son sou­rire : « Appre­nez qu’il y a plu­sieurs façons de me suivre ! Et Bar­sa­bas n’est nulle part aus­si près de moi que dans son champ de figues ! »

Election de saint Matthias

En effet, Bar­sa­bas était un bon chré­tien. Lors­qu’il avait appris le dan­ger qui mena­çait Jésus, tout de suite il avait quit­té son champ de figues pour venir rejoindre la troupe des dis­ciples. Avec eux il était entré à Jéru­sa­lem ; il avait assis­té aux der­niers entre­tiens, et don­né tant de preuves de son active fer­veur que Jésus s’é­tait plu à le citer en exemple. Il s’é­tait cepen­dant enfui du Jar­din des Oli­viers, avec tous ses com­pa­gnons, aus­si­tôt que Notre-Sei­gneur avait été arrê­té ; mais, dès le len­de­main, il avait rache­té sa faute en pro­cla­mant, jusque dans le pré­toire, que l’homme qu’on per­sé­cu­tait était le Fils de Dieu. Jamais d’ailleurs il n’a­vait mon­tré autant de cou­rage que durant ces ter­ribles jour­nées, où le cou­rage des meilleurs avait défailli ; car non seule­ment il n’a­vait pas ces­sé d’af­fir­mer sa foi devant les Juifs, au risque d’être lapi­dé ou mis en pri­son : il s’é­tait encore ingé­nié à conso­ler, à raf­fer­mir ses amis. À ceux qui dou­taient il rap­pe­lait le divin ensei­gne­ment de leur maître ; à ceux qui déses­pé­raient il disait que bien­tôt Jésus serait de nou­veau par­mi eux. Aus­si Jésus, pour le récom­pen­ser, l’a­vait-il admis à être un des pre­miers témoins de sa résur­rec­tion. Et quand, ensuite, Jésus étant remon­té s’as­seoir à la droite de son Père, les dis­ciples avaient déci­dé de nom­mer un dou­zième apôtre en rem­pla­ce­ment de Judas, peu s’en était fal­lu qu’on ne le nom­mât. Seul, un autre dis­ciple, nom­mé Mathias, avait été jugé aus­si digne que lui de ce grand hon­neur ; en telle façon que, faute de savoir qui choi­sir entre eux, on était conve­nu de s’en remettre au sort. Mais d’a­bord les Onze, tom­bant à genoux, avaient invo­qué Jésus : « Sei­gneur, lui avaient-ils dit, vous qui connais­sez les cœurs de tous les hommes, mon­trez-nous lequel de ces deux hommes vous avez pré­fé­ré pour prendre place dans l’a­pos­to­lat, dont Judas est déchu ! » Puis on avait don­né les sorts : c’é­tait Mathias que le sort avait désigné.

Et per­sonne ne s’en était réjoui plus que Bar­sa­bas. Car, bien que l’hon­neur que lui avaient fait ses com­pa­gnons l’eût beau­coup tou­ché, il conti­nuait à se consi­dé­rer comme le der­nier d’eux, le plus igno­rant, le plus inutile, le moins propre aux dif­fi­ciles tra­vaux de l’a­pos­to­lat ; sans comp­ter que toute son âme était alors par­ta­gée entre deux sen­ti­ments, la tris­tesse où l’a­vait plon­gé l’ab­sence de son divin maître, et son désir de revoir le vil­lage où il était né.

Il avait cepen­dant réso­lu de res­ter à Jéru­sa­lem jus­qu’à ces fêtes de la Pen­te­côte après les­quelles tous les dis­ciples devaient se sépa­rer, pour aller prê­cher l’É­van­gile aux nations. Mais il souf­frait fort d’a­voir à habi­ter si long­temps une ville où hommes et choses étaient à l’op­po­sé de tout ce qu’il aimait ; et le séjour de Jéru­sa­lem lui serait peut-être deve­nu tout à fait impos­sible s’il n’a­vait trou­vé un moyen de se dis­traire de son attente, comme aus­si de se don­ner un peu l’illu­sion que son maître Jésus demeu­rait près de lui. Dans la mai­son qu’il habi­tait, et dans tout son fau­bourg, qui était le plus misé­rable et le plus mal famé de la ville, il s’é­tait lié avec une foule de pauvres gens, étran­gers comme lui, des Parthes, des Mèdes, des Éla­mites, des Cré­tois, des Arabes, appa­rem­ment venus là de leur pays pour y mou­rir de faim ; et, sans leur par­ler jamais, sauf par quelques signes, – car il ne savait pas un mot de leurs diverses langues, et ne connais­sait que le patois de sa Gali­lée, – il s’é­tait consti­tué leur sou­tien, leur garde-malade, l’a­mi et le com­pa­gnon de jeux de leurs enfants. Quelques jours lui avaient suf­fi pour com­prendre le carac­tère, la situa­tion, les besoins de cha­cun ; et rien n’é­tait plus tou­chant que de le voir tra­vailler, en silence, à apai­ser ou à diver­tir les souf­frances de ces mal­heu­reux. Il le fai­sait pour se dis­traire soi-même, se rap­pe­lant ain­si la douce vie qu’il avait menée dans son vil­lage après sa conver­sion ; mais par­fois, au moment où la fatigue allait l’ac­ca­bler, il croyait aper­ce­voir tout à coup son maître bien-aimé, debout devant lui. Et, en effet, n’é­tait-ce point la pré­sence de Jésus qui avait pu lui per­mettre, en moins de qua­rante jours, non seule­ment de secou­rir, mais aus­si d’ins­truire ces étran­gers, dont il igno­rait la langue, et de les conver­tir à la foi chrétienne ?

Il en avait déjà conver­ti plus de cent, appar­te­nant aux races les plus dif­fé­rentes, lors­qu’é­tait enfin arri­vé le jour de la Pen­te­côte. Et beau­coup de ces néo­phytes avaient tenu, ce jour-là, à l’ac­com­pa­gner jus­qu’à la porte du cénacle où l’on devait célé­brer la fête, afin de lui témoi­gner une der­nière fois leur recon­nais­sance. Or voi­ci que, les dis­ciples s’é­tant tous ras­sem­blés, un grand bruit s’é­tait fait entendre, comme le bruit d’un vent qui souf­flait du ciel ; et ce vent s’é­tait abat­tu sur la salle, et les dis­ciples avaient vu paraître des langues de feu qui s’é­taient arrê­tées au-des­sus de leurs têtes. Ils étaient alors tom­bés en prière, ado­rant l’Es­prit que leur divin maître leur avait envoyé. Et puis, après s’être encore embras­sés, ils étaient sortis.

Et que l’on ima­gine quelle avait été alors la sur­prise, l’é­mo­tion de Bar­sa­bas ! Car, en enten­dant par­ler les Mèdes, les Parthes, les Arabes, tous les étran­gers qui accou­raient au-devant de lui, il s’é­tait aper­çu qu’il com­pre­nait leurs paroles et pou­vait y répondre ! Comme les douze apôtres, Bar­sa­bas avait, mira­cu­leu­se­ment, reçu le Don des Langues.

(À suivre…)

Coloriage catéchisme : le Saint Esprit descend sur les apôtres à la Pentecôte.

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