Barsabas ou le don des langues
II
LE CITOYEN DU MONDE
Quiesce a nimio sciendi desiderio,
quia magna ibi invenitur distractio
et deceptio !
(Imitatio Christi, I, s.)
Devant la grâce inattendue qui venait de lui échoir, Barsabas se sentit d’abord si heureux à la fois et si effrayé que, bien qu’il pût maintenant répondre sans effort aux questions de ses amis, il ne prit pas même le temps de les écouter. Rentré dans sa chambre, il se hâta d’en faire sortir un petit garçon avec qui tous les soirs il avait coutume de jouer, et qui, ce soir-là encore, voulait, à toute force, lui grimper sur le dos. Puis, ayant verrouillé la porte pour n’être plus dérangé, il se prosterna et pria humblement Seigneur, s’écria-t-il, vous m’avez honoré par delà mon mérite ! Au dernier de vos serviteurs vous avez daigné confier le plus précieux de vos dons ! Et voici cependant, – telle est ma faiblesse ! – voici que je tremble de frayeur à la pensée des devoirs nouveaux qui en résultent pour moi : « Soutenez-moi, Seigneur, éclairez-moi, dites-moi ce que je dois faire, afin que je ne sois qu’un outil entre vos mains, l’instrument de votre gloire et de votre justice ! » Mais le Seigneur ne lui dit rien, et Barsabas se vit contraint de décider lui-même ce qu’il devait faire.
Aussi bien ne pouvait-il guère hésiter sur le premier et le plus urgent des devoirs nouveaux qui s’imposaient à lui ; et sa frayeur ne lui venait, précisément, que de sa trop claire conscience de ce pénible devoir. Il avait, en effet, tout de suite compris que le don des langues ne lui avait pas été accordé simplement pour qu’il pût s’entretenir, à Jérusalem, avec des étrangers déjà convertis, ni moins encore pour qu’il s’en retournât mener sa vie silencieuse à l’ombre des collines de son cher village. Le don des langues lui imposait le devoir de parcourir le monde, pour porter aux païens la sainte parole : cela était certain, hélas ! trop certain !
Tout au plus eut-il un instant l’idée que, si son maître avait vraiment exigé de lui un pareil sacrifice, c’est lui qu’il aurait désigné pour faire partie des douze apôtres, au lieu de Mathias. Mais aussitôt il rougit de cette idée, misérable prétexte suggéré par sa lâcheté. Le pouvoir miraculeux de parler toutes les langues n’était-il pas un signe d’apostolat aussi évident, pour le moins, qu’une élection où peut-être le hasard avait seul agi ? Non, non, Barsabas sentait que nul doute ne lui était possible ! Et plus était cruel le sacrifice que son maître exigeait de lui, plus il se sentait tenu de l’accomplir, en échange de l’immense faveur qu’il avait reçue. Il résolut donc de quitter Jérusalem dès le lendemain, et de se mettre en route vers les pays étrangers, après avoir dit un rapide adieu à sa femme, à sa mère, aux lieux qui, jusqu’alors, avaient été pour lui l’univers entier.
Encore ne leur dit-il cet adieu que par procuration. Ayant rencontré, aux portes de Jérusalem, un paysan de son village qui rentrait chez lui, c’est sur lui qu’il se déchargea du soin d’annoncer aux siens sa nouvelle mission.
« Je comptais aller moi-même prendre congé d’eux, ajouta-t-il, mais le ciel a eu pitié de moi, et voici qu’il t’a envoyé sur mes pas, pour m’épargner un supplice au-dessus de mes forces. Ou plutôt ce sont les dangers de la tentation que le ciel, sans doute, aura voulu m’épargner : car je me demandais comment, après avoir revu tout ce qui m’est cher, je trouverais le courage de m’en séparer. Adieu donc, frère bien-aimé ! Et quand, après-demain, du haut de la colline, tu apercevras à tes pieds les maisons de notre village, rappelle-toi ton frère Barsabas qui s’en va, seul et triste, parmi des inconnus ! »
Barsabas pleurait en disant ces mots ; puis il se jeta, tout pleurant, au cou de son ami. Mais à peine l’eut-il vu disparaître, dans la poussière du chemin, qu’il ne put s’empêcher de songer qu’il avait été, lui aussi, la veille encore, semblable à ce paysan inutile et grossier. Et, fiévreusement, il eut soif d’employer au plus vite, pour le bien de son maître, le magnifique don qu’il portait en lui. Quand son ami, le surlendemain soir, aperçut du haut de la colline les maisons du village, il soupira en se rappelant le pauvre Barsabas qui allait, seul et triste, sur des routes lointaines ; mais Barsabas, au même instant, marchait d’un pas alerte et la tête haute, méditant le discours qu’il prononcerait dès qu’il rencontrerait une ville, devant lui.
Cette ville se trouva être Péluse, dans la Basse-Égypte ; et Barsabas, qui y était parvenu après cinq jours de marche, fut d’abord tenté de marcher cinq jours de plus pour s’en éloigner. Habitué comme il l’était aux mœurs rustiques de la Galilée, Jérusalem déjà lui avait paru inhabitable ; mais il se sentait prêt maintenant à la regretter, en comparaison de cette ville étrangère où, depuis les traits des visages jusqu’à la façon de manger et de se vêtir, rien ne ressemblait à ce qu’il connaissait. La largeur des rues, la hauteur des maisons, les amples manteaux et les lourds souliers, tout cela était, à ses yeux, aussi laid qu’incommode. Il éprouvait une indignation mêlée de mépris à la vue des litières qui servaient à traîner, d’une maison à l’autre, des hommes parfaitement capables de se servir de leurs jambes. Il ne comprenait pas que des êtres humains pussent se passer d’arbres et d’oiseaux, ni se résigner à vivre enfermés dans d’obscures boutiques, sans autre profit que de gagner un argent aussitôt dépensé. En un mot, il jugeait Péluse l’endroit le plus monstrueux du monde : et telle il continua de la juger pendant les six mois qu’il y demeura.
Car le fait est qu’il y demeura six mois, en dépit de sa mauvaise humeur : et ce fut bien là qu’il prêcha pour la première fois. S’étant rendu sur le port, le lendemain de son arrivée, il aborda quelques matelots qui musaient au soleil, et se mit à leur expliquer la doctrine chrétienne. Il la leur expliqua dans la langue grecque, qui était leur langue ; mais il répéta ensuite son explication en arabe à des marchands arabes qui s’étaient approchés ; il la répéta en syrien et en éthiopien, de telle sorte que, bientôt, une foule énorme se pressa autour de lui, curieuse d’entendre un homme qui parlait toutes les langues. Et Barsabas raconta à cette foule la vie et la mort divines de Jésus. Il leur raconta sa propre vie, de quelles ténèbres il avait été tiré, et vers quelle lumière. Il leur dit quelques-unes des paraboles de son maître, les plus simples et les plus touchantes, s’efforçant de retrouver, dans sa voix, un écho de la voix surnaturelle qui les lui avait enseignées. Longtemps il parla, debout sur un banc de pierre, indifférent aux injures comme aux railleries ; et d’heure en heure, à mesure qu’il parlait, injures et railleries devenaient plus rares, jusqu’à ce qu’enfin il eut le bonheur de voir jaillir des larmes presque de tous les yeux. Lui aussi, il pleurait ; une ardente émotion faisait frémir ses lèvres, donnait à sa parole des accents pathétiques. Quand il descendit du banc et cessa de prêcher, cent personnes de tout âge et de toute condition, s’approchant de lui avec déférence, lui exprimèrent leur désir d’être baptisées.
Et comme, quelques heures plus tard, Barsabas, tout heureux de la belle moisson qu’il avait rapportée à son maître dès son premier discours, s’en retournait joyeusement vers l’auberge où il s’était logé, un petit vieillard l’accosta dans la rue. C’était un aimable petit vieillard, chauve, replet, avec un visage ridé où s’ouvraient de grands yeux naïfs et bienveillants, Il avait la mise d’un riche bourgeois. Et, en effet, il apprit à Barsabas qu’il vivait de ses rentes, mais qu’il employait son temps à s’instruire et à méditer. « Or, je regrette d’avoir à vous dire, poursuivit-il, que votre Jésus n’est pas le vrai Dieu. Car le vrai Dieu, je le connais : il m’a été révélé par un homme admirable, le philosophe Épistrate, auteur du traité sur l’Essence de l’Être. Peut-être n’avez-vous pas lu ce livre sans pareil ? Tenez, je n’ai pas pu m’empêcher de vous l’apporter ! » – Et le vieillard tendait à Barsabas un épais rouleau. – « Je vous en prie, lisez-le ! Que si même il ne réussissait pas à vous convaincre tout à fait, vous y trouveriez encore de quoi réfléchir ! »
Le petit vieillard avait une si honnête et douce figure que Barsabas crut pouvoir lui parler comme à un ami. Il lui avoua donc qu’il lirait volontiers, pour l’obliger, le traité de son philosophe, mais que, par malheur, il ne savait pas lire. Et, loin de lui en témoigner le moindre mépris, le vieillard lui proposa aussitôt de lui apprendre lui-même à lire et à écrire. « Quelques leçons vous suffiront, lui dit-il, aidées d’un peu d’exercice. Et vous acquerrez là un bien inestimable, qui doublera l’effet de vos prédications ! »
L’offre était si imprévue que Barsabas hésita quelques instants avant de l’accepter. Il ne se souvenait pas que son divin maître, en lui énumérant les choses nécessaires à la vie, lui eût fait mention de la nécessité de savoir lire et écrire ; maintes fois au contraire Jésus l’avait félicité de son ignorance, et même expressément. engagé à y persévérer. Mais il se répéta que son rôle nouveau lui imposait de nouveaux devoirs. Le vieillard avait raison : en lui permettant de connaître des œuvres que ses adversaires ne manqueraient point de lui opposer, la lecture lui fournirait une arme précieuse pour son apostolat. Et puis, – encore qu’il ne consentit peut-être pas à s’en rendre compte, – il avait dès lors, au fond de son cœur, la certitude qu’un homme doué du don des langues était un être d’espèce supérieure au commun des hommes. Un tel homme, capable de parler à son gré les langues les plus diverses, ne pouvait pas, décemment, se trouver hors d’état de lire aucune d’elles. Ce que lui proposait le vieillard paraissait, en quelque sorte, à Barsabas le complément désormais indispensable de la grâce que Jésus lui avait accordée. Il accepta donc, offrit au vieillard de se mettre à l’étude dès le lendemain ; et c’est ainsi qu’il resta six mois dans la ville de Péluse.
Car non seulement il apprit à lire et à écrire en deux ou trois langues, ce qui ne laissa pas de lui demander plus de temps qu’il n’avait supposé ; mais il profita de l’occasion pour apprendre aussi un peu de grammaire, de façon à rendre son éloquence plus correcte et plus pure. Le vieillard, trop heureux de pouvoir un moment se distraire de sa philosophie, lui enseigna le sens primitif des mots et leurs sens dérivés ; il lui révéla de quelle manière une image pouvait être mise en valeur ; il lui indiqua les différents moyens de varier et de nuancer le rythme de ses phrases. Et à s’instruire de tout cela Barsabas goûtait un plaisir sans cesse plus vif, dont il s’excusait, vis-à-vis de lui-même, en songeant aux nouvelles moissons d’âmes qu’il préparait pour son maître.
Il ne négligeait pas, d’ailleurs, les soins de son apostolat. Une ou deux fois au moins par semaine, il s’arrachait à ses études pour prêcher l’Évangile ; et, bien que le nombre des conversions diminuât sensiblement à chacun de ses discours, convertis et sceptiques s’accordaient à constater que chacun de ses discours dépassait le précédent en force, en clarté, en verve convaincante. Au total, son séjour à Péluse avait eu de bons fruits. Mais, de tous ces fruits, aucun ne lui fut aussi agréable que la conversion du petit vieillard.
En effet Barsabas, dès qu’il avait su lire, s’était empressé de lire le traité de l’Essence de l’Être ; et, à sa grande joie, – car il n’avait pas été d’abord sans quelque inquiétude, – il y avait trouvé des pensées si puériles et tant de folies que sa foi en Jésus s’en était renforcée. Épistrate n’allait-il pas jusqu’à soutenir que Dieu ne faisait qu’un avec le soleil, ou encore que les âmes, après la mort, avaient pour résidence la lune et les étoiles ? Barsabas avait songé que, si tous les philosophes dont on le menaçait ressemblaient à celui-là, il n’aurait pas de peine à les réfuter. Et, en attendant, il avait réfuté celui-là avec tant de chaleur que force avait été au vieillard de s’avouer vaincu. Lorsque Barsabas, l’ayant baptisé ainsi que tous les siens, voulut quitter Péluse pour se rendre à Alexandrie, cet excellent homme exigea qu’il prît place dans sa litière, dont, au reste, lui-même ni sa femme ne se servaient jamais et il l’accompagna jusqu’au delà des remparts.
Barsabas avait persisté, durant les six mois de son séjour, à juger Péluse la plus laide des villes ; mais Alexandrie, au contraire, lui fit dès le premier soir excellente impression. Les rues cependant y étaient encore plus larges, les maisons plus hautes, le costume des hommes et des femmes y différait plus encore des modes rudimentaires de la Galilée ; mais Barsabas ne pouvait se défendre de penser que tout cela, pour n’avoir rien de commun avec ce qu’il connaissait, n’en était que plus élégant et plus ingénieux. Il avait, d’ailleurs, gardé le meilleur souvenir de son voyage dans la litière du vieillard. Non seulement lui-même avait fait la route sans ombre de fatigue, ses porteurs, eux aussi, avaient paru enchantés. Ils lui avaient confié qu’ils s’ennuyaient à Péluse, et que ce voyage à Alexandrie était fort de leur goût. Mais comme le jeune homme leur demandait, après cela, pourquoi ils ne priaient pas leur maître de les employer plutôt à cultiver ses terres, ils avaient poussé des cris d’épouvante à la seule idée de la vie aux champs. Et c’était une réponse de même genre que Barsabas recevait, maintenant, des boutiquiers d’Alexandrie, à qui il conseillait de fermer leurs boutiques pour s’en retourner aux villages où ils étaient nés. Ils ne refusaient pas d’admettre que la vie du village fût plus saine, plus sûre, plus calme, voire plus fructueuse ; mais ils ajoutaient que, ayant goûté au charme de la ville, rien au monde ne pouvait plus leur en ôter le goût. Et Barsabas, sans cesser de les plaindre, commençait à comprendre ce charme funeste qui les avait conquis. Il prit un grand plaisir à visiter les monuments d’Alexandrie, les arcs de triomphe, les théâtres, les bibliothèques ; et, le matin du jour où il devait prêcher pour la première fois, il s’acheta une toge et une paire de cothurnes, par crainte que la pauvreté de sa mise ne le fît confondre avec les diseurs de bonne aventure, dont toutes les places publiques étaient encombrées.
Aussi son premier discours fut-il très écouté. Artistes, savants, dames du monde, l’élite de la ville se réunit autour de lui, ce dont il se réjouit dans la naïveté de son cœur : car il avait conçu le beau rêve de convertir à l’Évangile les classes supérieures de la société, laissant à celles-ci le soin de répandre, ensuite, leur foi parmi le bas peuple. Mais ce n’était, hélas ! qu’un rêve. Après avoir écouté le discours du jeune homme avec la curiosité la plus attentive, son élégant auditoire se dispersa, sans que personne semblât tenté de se convertir. Et dès le lendemain, à la même place où il avait parlé, Barsabas vit se réunir le même auditoire autour d’un autre orateur, un philosophe fameux, qui réfuta point par point tout ce qu’il avait dit. À la doctrine de Jésus, telle qu’il l’avait exposée, ce philosophe opposa la doctrine d’Aristote, affirmant que celle-là seule était sage et vraie.
Le jeune Galiléen n’avait pas lu Aristote. Il ne connaissait pas non plus Héraclite, ni Parménide, ni Platon, que d’autres orateurs firent valoir contre lui. Il se mit à les lire : et il dut s’avouer que leurs théories étaient infiniment plus difficiles à réfuter que celle d’Épistrate, qui envoyait dans la lune les âmes des défunts. Elles étaient fausses aussi, cependant, il le sentait bien ; mais l’erreur y était cachée sous des dehors si spécieux qu’il avait beaucoup de peine à la découvrir.
Il se donna tout entier à cette découverte. Jour et nuit il s’efforça d’approfondir les écrits des philosophes, de les comparer, de relever une à une leurs contradictions. Souvent la fatigue ou le découragement faillirent l’arrêter ; mais il se raffermissait en songeant que nul, à coup sûr, parmi les disciples de son divin maître, ne rendait à l’Évangile un plus beau service. Il espérait, en effet, que, grâce à lui, tous les philosophes apercevraient la vanité de leurs illusions, et viendraient les déposer humblement aux pieds de Jésus. Et il lisait et il relisait, étonnant les bibliothécaires par son zèle à compulser des ouvrages dont personne, de mémoire d’homme, n’avait encore osé affronter la lecture.
Ce terrible travail lui prit cinq ans, pendant lesquels il n’eut guère le loisir de prêcher. Et un jour, après cinq ans d’études et de méditations, il se jugea suffisamment armé pour commencer la lutte. Il fit donc savoir que, le lendemain, sur la grand-place, il se chargeait de réduire à néant les systèmes des divers philosophes, passés et présents.
Il eut cette fois pour l’entendre tous les professeurs de philosophie, qui ne pensèrent, d’abord, qu’à s’émerveiller de son érudition. Mais bientôt, se voyant attaqués, ils ripostèrent. Les uns lui soumirent des moyens, à leur avis très simples, de corriger les contradictions qu’il avait signalées ; d’autres imaginèrent des théories nouvelles qui, suivant eux, devaient être à l’abri de ses objections. Et surtout ils lui signifièrent, les uns et les autres, qu’il n’avait point compris la vraie doctrine des philosophes dont il s’était occupé. « Vous avez saisi le sens des paroles, – lui dirent-ils ; – mais le sens profond qui se cache sous les paroles vous a échappé. Aussi bien ce sens-là ne pouvait-il manquer de vous échapper : car il est dû à une foule de sentiments et de traditions que vous ignorez forcément, étant d’un pays où la civilisation grecque n’a pas pénétré. La pensée de Platon restera toujours fermée à qui n’a pas été élevé dans le commerce d’Homère. Ce que vous en avez perçu n’est que son enveloppe : vous en parlez comme un sourd parlerait de musique ! »
Et peut-être ces professeurs avaient-ils raison ; mais c’est de quoi Barsabas, naturellement, ne pouvait convenir. Il continua donc de prêcher, ou plutôt d’argumenter, prouvant à qui désirait l’entendre la fausseté et l’incohérence de tous les systèmes. Le malheur est qu’on semblait de moins en moins désireux de l’entendre. Les philosophes étaient revenus à leurs exercices professionnels ; les dames du monde s’étaient fatiguées d’une éloquence trop sèche et trop positive ; et un jour arriva où le pauvre Barsabas ne trouva plus, autour de son estrade, que les matelots et les pêcheurs du port. Encore n’était-ce point, comme l’on pense, sa dialectique qui les attirait. Il était simplement, pour eux, l’homme qui parlait toutes les langues ; et sans cesse, par manière de passe-temps, ils lui amenaient des Nègres et des Scythes, des esclaves sortis des régions les plus reculées, afin qu’il leur expliquât, dans leurs langues, les erreurs d’Épicure ou d’Anaxagore.
Barsabas, cependant, n’était point d’âme à désespérer. Dès qu’il se fut convaincu qu’à Alexandrie ses efforts n’avaient décidément aucune chance de réussir, il résolut de tourner le dos à cette ville et de se rendre à Rome. Il s’y rendait, tout occupé déjà des controverses prochaines, lorsque le bateau où il s’était embarqué fit escale dans un petit port de l’île de Crète ; et voici qu’en arrivant dans cette bourgade Barsabas eut l’extrême surprise de se trouver parmi des chrétiens. Des églises remplaçaient les temples des dieux ; les maisons étaient surmontées de grandes croix de pierre ; et tous les habitants s’empressaient autour des passagers du bateau, sans vouloir accepter d’eux aucune récompense. Ces braves gens avaient renoncé au commerce, ainsi qu’à toutes les formes du gain ; ils vivaient de leur pêche, des fruits de leurs champs : si bien que Barsabas crut revoir son village, tel qu’à son départ il l’avait laissé.
Il ne tarda point, d’ailleurs, à avoir l’explication du spectacle imprévu qui s’offrait à lui. Tout en l’installant à sa table avec mille égards, l’hôte qui l’avait recueilli lui raconta que la ville entière s’était convertie, depuis deux ans déjà, après avoir entendu les discours de l’apôtre Mathias. « Ce saint homme a passé une semaine parmi nous : il a prêché sur le port ; et, quand il est reparti, nous étions tous devenus chrétiens. Et comment aurions-nous hésité à le devenir, en présence d’une doctrine aussi simple et aussi belle, répondant aussi parfaitement aux désirs de nos cœurs ? » L’hôte de Barsabas ajouta, cependant, que l’exemple personnel de Mathias n’avait pas été non plus sans contribuer à les convertir. « Jamais nous n’avions vu un homme pareil à celui-là ! Un véritable saint, modeste, timide, doux comme un enfant ! » Barsabas demanda s’il leur avait réfuté les erreurs des philosophes ; mais son hôte, à cette question, éclata de rire. « Oh ! non, s’écria-t-il, soyez sûr qu’il ignorait jusqu’au nom de tous ces gens-là ! Il ne savait ni lire ni écrire ! Il était plus illettré que le dernier de nos esclaves ! Et je me rappelle que moi-même, sitôt que je l’ai entendu, j’ai jeté au feu mes volumes d’Aristote ; mais l’idée ne me serait pas venue de lui en parler ! »
Le bateau ne s’était arrêté que pour quelques heures. Quand Barsabas se retrouva à bord, entouré de cadeaux de toute sorte que ses frères de la petite ville l’avaient supplié d’emporter en souvenir d’eux, il se mit à réfléchir sur ce qu’il venait d’apprendre. Et tout de suite, malgré lui, le contraste lui apparut entre le succès obtenu par Mathias dans cette bourgade crétoise et son propre échec à Alexandrie. « Je n’ai pas réussi jusqu’à présent, songeait-il, les circonstances m’ont été contraires. C’est donc à Rome que je prendrai ma revanche. J’amènerai à Jésus la capitale du monde ! » Mais alors il s’aperçut clairement d’une chose que, depuis longtemps, il essayait de tenir cachée au profond de son cœur. Il s’aperçut qu’il ne pouvait plus désormais espérer d’amener personne à Jésus, car lui-même avait cessé de croire en Jésus.
Non qu’il se fût laissé convaincre par les divagations des métaphysiciens. Son robuste bon sens de paysan lui affirmait assez que tous leurs systèmes n’étaient que d’ingénieuses fantaisies, inventées pour l’amusement de quelques songe-creux. Il voyait assez que les plus subtils arguments de Platon n’empêchaient pas le monde extérieur d’exister pour l’homme, et que, même démontrée, l’hypothèse des atomes resterait toujours une absurdité. Tout cela avait maintenant, à ses yeux, juste autant de valeur que les rêveries d’Épistrate sur les habitants de la lune. Le commerce assidu des philosophes n’avait fait que le dégoûter de la philosophie ; et plus que jamais il était prêt à considérer la doctrine de Jésus comme le seul système qu’un sage pût admettre. Seule, en effet, elle ne s’adressait à la raison que dans les matières qui étaient raisonnables, c’est-à-dire dans celles qui touchaient à la conduite pratique de la vie ; imposant aux hommes, pour le reste toute une série de mystères où ils n’avaient qu’à croire. Mais c’est précisément à ces mystères que Barsabas n’avait plus la force de croire. Tant de systèmes différents avaient défilé sous ses yeux, se détruisant l’un l’autre, qu’une méfiance lui était venue de tous les systèmes. La réflexion avait tari en lui les sources de la foi. Elle les avait taries à tel point que si Jésus, sorti du tombeau, s’était de nouveau montré devant lui, peut-être eût-il encore gardé des doutes sur sa divinité. Et il en éprouvait certes un chagrin très vif, mais moins vif, en fin de compte, qu’il ne l’aurait craint : car déjà ses lectures, et des exemples nombreux, l’avaient préparé à voir dans les ennuis du doute la rançon fatale d’un esprit supérieur.
Il se jura du moins de conserver le culte des vertus chrétiennes, ne s’apercevant pas que, bien avant de perdre la foi, il l’avait perdu. Et, quoique son voyage à Rome fût désormais sans objet, il résolut cependant de le continuer. La vie à Alexandrie lui était devenue impossible ; plus impossible encore le retour dans son village, où chacun se serait informé des résultats de sa prédication. Et puis la vérité était que, s’il se résignait à ne plus croire, il ne pouvait pas se résigner à ne plus prêcher. À force de parler tour à tour toutes les langues, il avait fini par s’y juger tenu, comme à un travail important et méritoire entre tous. Des deux dons qu’il avait reçus de son maître Jésus, et dont l’un consistait à connaître l’unique vérité et l’unique bonheur, tandis que l’autre consistait simplement à pouvoir dire tour à tour une même chose en plusieurs façons, c’était comme si ce deuxième don avait, pour lui, annulé le premier. La perspective de devoir y renoncer l’aurait désespéré.
Il résolut donc de n’y point renoncer, mais, au contraire, d’en tirer le profit le plus grand possible. Il savait qu’à Rome une foule d’étrangers s’enrichissaient et devenaient célèbres, qui avaient pour seul métier d’enseigner aux Romains la langue du pays d’où ils étaient sortis. Il se faisait fort, lui, d’enseigner toutes les langues, dût-il dépenser encore une année ou deux à en étudier la grammaire et la littérature ! Aussi bien les leçons du vieillard de Péluse avaient, autrefois, éveillé en lui le goût de ces études ; et sans cesse, depuis, il s’était mieux pénétré de leur utilité. Rien ne lui était plus agréable, rien ne lui semblait plus digne de ses soins, que de comparer les manières diverses dont les divers peuples exprimaient leurs idées. N’était-ce pas, pour ainsi dire, comparer leurs âmes ? Et le résultat d’une telle comparaison pouvait-il n’être pas d’un prix inestimable ? Ne croyant plus à la possibilité de connaître Dieu et les voies du salut, Barsabas ne s’en trouvait que plus à l’aise pour croire à. la nécessité de connaître le détail des choses d’ici-bas. Et lorsqu’enfin, après de longs mois de préparation, il ouvrit une école sur le Viminal, très sérieusement il eut conscience de remplir un devoir, d’entreprendre une tâche magnifique et sacrée.
Ses élèves, au reste, ne se firent pas faute de l’y encourager. Ils se pressèrent pour l’entendre, l’accablèrent de cadeaux, répandirent sa gloire aux quatre coins de Rome. Entraînés par son exemple, ces jeunes gens se prenaient de passion pour l’étude des langues étrangères au point d’y sacrifier tout ce qui, jusqu’alors, les avait occupés. Ils négligeaient de visiter leurs domaines, de veiller au bon ordre de leurs maisons, de bavarder et de jouer avec les jeunes filles, ils négligeaient d’être jeunes, de rêver, et d’aimer, dans leur hâte d’apprendre comment se conjuguait le passif des verbes chez les Égyptiens, ou de quels titres se nommaient les principaux ouvrages des poètes persans. Et quelques-uns d’entre eux, ayant imaginé de voyager en Égypte et en Perse pour tirer parti de leurs connaissances, avaient été d’abord un peu déçus de découvrir que leurs connaissances ne leur servaient de rien : car si le peuple des contrées qu’ils visitaient parlait bien la même langue qu’enseignait Barsabas, il la parlait avec toute sorte de menues différences d’accent et d’intonation qui la leur rendaient incompréhensible. Mais ils n’avaient pas tardé à reconnaître que le peuple de ces contrées n’avait, en somme, rien à leur dire qui valût d’être compris, et qu’eux-mêmes, n’ayant rien à lui dire, n’avaient aucun besoin de s’en faire comprendre. Si bien qu’après s’être un moment affligés de leur découverte, ils avaient presque fini par s’en enorgueillir : car ils avaient l’impression qu’eux seuls désormais, grâce aux leçons de leur maître, savaient parler avec pureté toutes les langues du monde ; et leur culte pour leur maître s’était encore accru.
C’est ainsi que Barsabas, en peu d’années, devint le plus riche et le plus fameux des professeurs romains. Il eut une maison en ville et une autre aux champs, pleines toutes deux d’esclaves exotiques avec chacun desquels il aimait à s’entretenir familièrement dans sa langue. Tous les savants s’honoraient de son amitié. Un poète en vogue, qui dînait chez lui plusieurs fois par semaine, écrivit à sa louange une épigramme que la ville entière trouva délicieuse. « Divin Barsabas, disait-il dans son épigramme, ne t’étonne pas de me voir si souvent à ta table ! J’ai formé le rêve, moi aussi, de suivre tes leçons, afin de pouvoir répéter dans toutes les langues possibles que c’est chez toi qu’on mange les meilleures lamproies ! » Et Barsabas, recueillant tous les jours quelque marque nouvelle de la faveur publique, songeait que jamais, certainement, la prédication de l’Évangile ne lui aurait acquis de tels avantages.
Mais lui, loin de se laisser amollir par cette prompte fortune, n’en était que plus zélé à poursuivre ses études. Pendant que tout le monde s’accordait à proclamer sa science, sans cesse il était plus honteux de son ignorance. Sans cesse un problème qu’il venait de résoudre en faisait surgir un nouveau, devant lui ; et tantôt c’était l’origine d’un mot qui lui échappait, tantôt il s’épuisait à vouloir saisir la cause d’une anomalie de syntaxe ou d’accentuation. Que de fois ses invités, après avoir vainement attendu qu’il vînt les recevoir, le trouvèrent marchant de long en large parmi des tas de livres, avec la mine piteuse d’un joueur qui aurait perdu son dernier enjeu !
Son unique distraction était de voyager. Encore ne voyageait-il pas, comme ses élèves, pour montrer aux étrangers qu’il savait leur langue, mais pour s’instruire auprès d’eux, pour connaître leur vie, pour essayer d’entrevoir l’âme de leur race : car il avait dû constater que l’étude des langues était loin de lui révéler cette âme autant qu’il aurait cru. Il allait donc d’un pays à l’autre, poussé par une curiosité tous les jours plus vive. Il explorait les villes et les villages, il interrogeait les habitants sur leurs mœurs, leurs traditions, sur une foule de choses qui avaient pour eux un grand intérêt, mais dont ils ne comprenaient pas qu’elles en eussent aucun pour un étranger. Lui, cependant, mettait une véritable passion à s’en informer. Et ses voyages, ainsi employés, lui auraient peut-être été parfaitement agréables, s’ils ne l’avaient trop souvent contraint à se priver d’un luxe matériel sans qui, désormais, il ne pouvait plus vivre. Il avait subi si profondément l’influence du bien-être romain qu’il ne s’accommodait plus ni d’un repas trop simple, ni d’un lit trop dur, ni de chevaux trop lents. Ou que si, d’aventure, il décidait de passer outre à ces désagréments, leur souvenir le poursuivait jusque dans ses études, lui gâtant le profit qu’il en recueillait. Mais souvent aussi il eut la surprise de rencontrer, en de lointains pays, des inventions pratiques si commodes qu’il fut désolé de ne pouvoir pas les retrouver à Rome. Et peu à peu ces voyages, qui d’abord ne lui étaient apparus que comme un passe-temps, devinrent pour lui une nécessité. À peine rentré de l’un d’eux, il souffrait de ne pouvoir pas tout de suite en commencer un autre.
C’est que, à son avis du moins, les races diverses qu’il apprenait à connaître lui communiquaient une part de leurs goûts et de leur esprit. Il avait l’impression que non seulement il pouvait parler toutes les langues, mais qu’il s’habituait aussi à penser comme les peuples dont il parlait la langue. Et comment n’aurait-il pas eu cette impression, quand il constatait que chacun de ses voyages le détachait de quelques-unes de ses idées antérieures, le délivrait de quelques-uns de ses préjugés, lui démontrait l’inanité de quelques-unes de ses certitudes ou de ses croyances ? Ni par la langue, ni par la pensée, il n’appartenait plus à aucun pays : comment n’en aurait-il pas conclu qu’il réunissait en lui les façons de parler et de penser de tous les pays ? Devenir vraiment un citoyen du monde, voilà quel était désormais son désir ! Et pendant qu’il se lamentait, sentant combien un tel désir était lointain et difficile à réaliser, la foule de ses élèves et de ses amis le félicitait d’en avoir achevé déjà la réalisation. On déclarait que personne n’était encore parvenu aussi complètement que lui à se dépouiller de toute particularité nationale, à rompre le lien créé par la nature entre l’homme et elle. On l’appelait, respectueusement, le « cosmopolite ». Et des milliers de jeunes gens, garçons et filles, s’efforçaient à partager son cosmopolitisme.
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