Prêtre, rien que prêtre, pour offrir à Dieu le Saint Sacrifice de la Messe, administrer les sacrements et prêcher la parole de Dieu : ce fut toute la vie du saint Curé d’Ars. Il exercera si parfaitement son ministère que le XIXe siècle verra les foules accourir vers ce petit village des Dombes, pour « voir un saint ». Élevé à la gloire des autels, il sera donné comme patron aux prêtres. Pendant quarante-quatre ans il fut curé du village d’Ars, mais très vite, dix ans après son installation, déjà son ministère de convertisseur d’âmes commença. Il rendra ainsi la paix aux consciences tourmentées, consolera les affligés, dirigera vers la perfection de nombreuses âmes.
Comment cet humble prêtre de campagne, peu doué intellectuellement, mais possédant la sagesse naturelle, y est-il arrivé ?
La trame de toute sa vie était l’Eucharistie : il en avait la passion. Il célébrait la Sainte Messe avec une telle ferveur, que l’opinion de ceux qui le voyaient à l’autel était qu’ils reconnaissaient Notre Seigneur « à la fraction du pain ». Une nuit de Noël, en célébrant la Messe, comme il attendait la fin des chants pour entamer le Pater, ceux qui étaient près de l’autel le virent, regardant la Sainte Hostie qu’il tenait entre ses doigts au-dessus du Calice, en pleurant et souriant en même temps. Son vicaire lui demandait, de retour à la sacristie : À quoi pensiez-vous à ce moment, Monsieur le Curé ? Mon ami, répondit-il, je disais à Notre Seigneur : Mon Dieu, si je savais devoir être damné maintenant que je vous tiens, je ne vous lâcherais plus.
Dès sa plus tendre enfance, cet amour de l’Eucharistie va se manifester ; il disait que c’était de sa mère qu’il en avait reçu l’exemple. J’ai appris à prier à la Messe rien qu’en la contemplant si recueillie et comme transfigurée.
Il fera sa Première Communion à douze ans. Sa joie était si grande après avoir reçu le Bon Dieu qu’il ne voulait plus quitter la chambre où il avait communié pour la première fois. À partir de ce moment, Dieu prit possession de son cœur et nul autre amour n’y pénétra. Élevé dans une famille profondément chrétienne, il passa sa jeunesse à l’abri du monde et dans l’ignorance du mal. Il reconnut qu’il n’en apprit l’existence qu’au confessionnal par la bouche des pécheurs.
L’éclosion de sa vocation au sacerdoce a certainement été influencée par les circonstances de son enfance. Né en 1786, il a quatre ans lorsque la persécution sanglante contre les prêtres fidèles commence. Ses parents vont très vite refuser d’assister à la Messe des prêtres jureurs et, au péril de leur vie, ils auront recours au ministère des prêtres proscrits pour recevoir les sacrements.
Combien l’âme si pieuse du jeune enfant sera impressionnée par ces Messes des Catacombes célébrées la nuit, dans des lieux secrets, par des prêtres pourchassés qui s’exposaient à la mort, à la déportation, par amour des âmes. Quand Jean-Marie confiera à sa mère son secret, il lui dira que c’est par amour des âmes qu’il veut se faire prêtre. L’époque était peu propice pour songer à la prêtrise et il fallut la ténacité du jeune homme aidé par sa mère très animée pour qu’il arrive à faire ses études en vue du sacerdoce.
C’est auprès de M. Balley, curé d’Ecully, qu’il sera envoyé ; en effet ce saint prêtre avait réuni autour de lui quelques jeunes gens pour les préparer à devenir prêtres. Il s’attachera très vite au jeune Vianney, car il s’était rendu compte de sa vertu peu commune. M. Balley sut inspirer à Jean-Marie une très grande vénération et Jean-Marie apprendra de ce curé austère et pieux ce que devait être le prêtre.
Jean-Marie ne sera ordonné qu’à vingt-neuf ans. Ces longues années d’études interrompues par des circonstances pénibles, ne feront qu’enraciner dans son âme le désir de monter un jour à l’autel.
Si certains de ses maîtres prêtèrent peu d’attention à sa vertu, d’autres ne se laissèrent pas tromper par sa rusticité apparente et comprirent qu’ils avaient affaire à un séminariste d’une piété exemplaire. M. Courbon, qui lui délivra ses lettres testimoniales à l’archevêché de Lyon, disait : L’Église n’a pas besoin seulement de prêtres savants, mais encore et surtout de prêtres pieux.
Il fut ordonné par Mgr Simon, évêque de Grenoble, le 13 août 1815. Il était seul et on fit la remarque à Monseigneur qu’on le dérangeait pour peu. Le vieil évêque contempla ce diacre au visage ascétique et dit : Ce n’est pas trop de peine pour ordonner un bon prêtre.
À partir du moment où Jean-Marie-Baptiste Vianney aura reçu le sacerdoce, on peut dire que l’homme va disparaître pour ne plus laisser paraître que le prêtre, cet autre Christ. Sans s’en rendre compte, tant son humilité était grande, le curé d’Ars s’est dépeint lui-même quand il parlera de l’éminente dignité du prêtre : Le prêtre ne se comprendra bien que dans le Ciel… Si on avait la foi, on verrait Dieu caché dans le prêtre comme une lumière derrière un verre comme du vin mêlé avec de l’eau.
Après avoir passé à peu près trois ans (de 1815 à 1818) comme vicaire à Ecully, auprès de son cher maître, M. le curé Balley, il sera nommé curé d’Ars, tout petit village dans les Dombes. La paroisse (qui ne le devint qu’à l’arrivée de Jean-Marie Vianney) ne comptait que deux-cent-trente âmes. La pratique religieuse était tombée très bas, un paganisme pratique avait pénétré dans les âmes et il y avait surtout beaucoup d’indifférence.
Le nouveau curé ne va pas se lamenter sur cette situation, sans tarder il se mettra à l’œuvre. Il ne prétendait point convertir l’univers mais ce hameau dont Dieu lui avait confié les âmes. Et au bout de quelques années, Ars va devenir une paroisse exemplaire. Comment cela s’est-il fait ? Son curé n’emploiera que les deux armes déjà notées : la prière et la pénitence. Il passera des heures devant le Tabernacle. Dans le silence de la nuit, que de larmes et de supplications monteront vers le Ciel pour son petit troupeau ! Les gens du pays savaient que s’ils avaient besoin de leur pasteur, c’était à l’église qu’ils le trouveraient en prière.
À la prière il joignait la pénitence. Il faut qu’il en coûte, a écrit Bossuet, pour sauver les âmes. Il en coûtera au curé d’Ars ! Sa pénitence fut perpétuelle : discipline, chaînes de fer, jeûne presque total, sommeil réduit à 3, 4 heures, et sur quelle paillasse ! Malgré ces austérités surhumaines, il était toujours affable, expansif, même gai. L’amour qu’il portait dans son cœur pour Notre Seigneur peut seul expliquer la joie qui rayonnait de sa personne.
Très vite, il sut se faire aimer de ses paroissiens, visita toutes les familles, s’intéressant à leurs humbles soucis et trouvant quelques mots pour élever leurs pensées plus haut que la terre. Perspicace, il repère les quelques âmes capables d’atteindre une vie religieuse plus fervente. Il songe alors à grouper une élite qui, avec le prêtre, formera le cœur de la paroisse et aidera à l’œuvre de sanctification de la masse. Il eut l’intuition que ce serait par la dévotion eucharistique que cette œuvre de rénovation se ferait. Il n’innova rien pour promouvoir ce culte, se contentant d’insuffler une vie nouvelle aux pratiques existantes. Ainsi sa plus puissante prédication était la célébration de la Sainte Messe. Tous ceux qui y assistèrent sont unanimes dans leur témoignage : au milieu de la foule il communiquait avec Notre Seigneur aussi librement que s’il avait été seul. Sa ferveur était si intense qu’il ne pouvait empêcher ses larmes de couler.
À partir de 1827 jusqu’à sa mort en 1859, les foules vont accourir à Ars. Alors commencera pour le saint Curé son ministère au confessionnal qui fut, a‑t-on dit, sa plus rude pénitence. Il passera jusqu’à seize heures par jour à écouter les pécheurs venus de partout ouvrir leurs consciences à cet humble curé de campagne. Il jouissait d’une pénétration des âmes peu commune, car Dieu lui avait accordé la grâce de lire dans les consciences. Les nombreux témoignages de ces pénitents révèleront qu’il allait droit à l’essentiel. Pour ceux surtout qu’il appelait « les gros poissons », et dont la venue était souvent mystérieusement révélée par un accroissement des attaques du démon, il se montrait plein de bonté et de compassion. En leur révélant l’horreur du péché, il leur découvrait en parallèle les grandeurs de la bonté de Dieu.
Nos fautes, disait-il, sont comme des grains de sable en face de la grande montagne des miséricordes de Dieu. Mais pour les « routiniers » qui se confessaient machinalement, pensant ainsi avoir satisfait à leur devoir, il pouvait être dur. Il ne leur donnait pas toujours l’absolution, les obligeant à revenir, pensant ainsi réveiller en eux la contrition véritable. Je pleure de ce que vous ne pleurez pas, leur disait-il.
Quand il se trouvait devant les âmes, cherchant à mieux vivre dans l’intimité divine, ayant faim de surnaturel, il leur révélait les secrets de la vie mystique dont il avait lui-même parcouru les étapes.
La prédication de ce prétendu « ignorant » va ainsi subjuguer les foules. Dans son auditoire, il y avait souvent des prélats, des ecclésiastiques renommés, des hommes de science. Tous furent impressionnés, émus, convertis par cette prédication qui tirait son éloquence de la flamme de vie intérieure qui l’animait. Il ne disait pas des choses nouvelles ni extraordinaires, mais on sentait que ce qu’il disait il en parlait comme un homme qui avait vu ce qu’il décrivait. Il prêchait Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, il prêchait sur la Présence Réelle, mais cette fragile Hostie, il faisait comprendre qu’elle était le Verbe, la Voie, la Vérité et la Vie.
Souvent vers les dernières années, il répétait les mêmes mots avec une telle expression de foi que l’auditoire en était saisi.
Quand il parlait de la Sainte Vierge, il laissait échapper l’amour qu’il portait à sa Mère Immaculée. Avant même la définition du dogme de l’Immaculée Conception, il invoquera la Sainte Vierge sous ce vocable. Sa joie fut celle d’un enfant lorsque Pie IX proclama ce dogme comme article de foi en 1854.
Le 29 juillet 1859, le curé d’Ars sentit que sa fin était imminente et il se coucha pour ne plus se relever. Il avait toujours eu une grande crainte des jugements divins, tant sa personnalité de curé lui pesait, et si par moments il avait eu des tentations de désespoir, il en fut complètement délivré pendant ses derniers jours. Il appelait la mort car c’est l’union de l’âme avec le souverain bien, avait-il toujours prêché. Ses derniers moments se passèrent dans une sérénité parfaite. Je n’aurais pas cru, se plaisait-il à répéter, qu’il fût si doux de mourir.
C’est ainsi qu’un saint prêtre qui n’avait vécu que pour Dieu et les âmes quitta cette terre.
Soyez le premier à commenter