III. Barsabas, le pénitent

Auteur : Wyzewa, Teodor de | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 27 minutes

Nous devons ajou­ter que Bar­sa­bas, de plus en plus absor­bé par sa science, s’a­per­ce­vait à peine des pro­grès de sa renom­mée. Mais il ne put se défendre d’un secret plai­sir quand, un jour, la femme d’un des prin­ci­paux fonc­tion­naires romains le fit prier de venir chez elle lui don­ner des leçons. Cette dame n’é­tait plus très jeune, et Bar­sa­bas, qui avait eu déjà l’oc­ca­sion de la voir, ne se sou­ve­nait pas non plus qu’elle fût bien jolie. Il se ren­dit pour­tant à son invi­ta­tion et trois leçons lui suf­firent, sinon pour la trans­for­mer en cos­mo­po­lite, du moins pour chan­ger d’o­pi­nion sur elle.

À défaut de jeu­nesse, et presque de beau­té, elle était infi­ni­ment élé­gante, gra­cieuse, spi­ri­tuelle, experte en sou­rires pro­vo­cants et en douces flat­te­ries. Elle fit à son pro­fes­seur un accueil où, de la façon la plus piquante du monde, le res­pect se tem­pé­rait de fami­lia­ri­té. Elle l’ad­mi­ra, l’a­mu­sa, lui ins­pi­ra la plus haute idée d’elle-même et de lui. Et son mari, à qui ensuite elle le pré­sen­ta, l’in­vi­ta à venir dîner chez eux aus­si sou­vent qu’il voudrait.

Alors s’ou­vrirent pour Bar­sa­bas des semaines si heu­reuses, que peu s’en fal­lut qu’il n’ou­bliât, par ins­tants, de se déso­ler des lacunes de sa science. Tous les soirs, assis près de son élève, il se sen­tait rajeu­nir, en même temps que son élève rajeu­nis­sait à ses yeux. Ten­dre­ment, hum­ble­ment, il lui fai­sait l’a­veu de ses ambi­tions et de ses déboires : et elle, en échange, avec un sou­rire ingé­nu de ses dents toutes neuves, elle lui racon­tait son enfance, la mort d’un petit oiseau qu’elle avait nour­ri. Mais sur­tout elle le ravis­sait par sa pas­sion de s’ins­truire. Elle lui deman­da de l’emmener avec lui, dans son pro­chain voyage ; et bien que Bar­sa­bas, crai­gnant pour elle les incom­mo­di­tés des auberges loin­taines l’eût sim­ple­ment conduite en Sicile, jamais aucun de ses autres voyages ne lui parut si char­mant. Il mon­tra à son amie le ber­ceau d’Em­pé­docle, il lui expo­sa la doc­trine de ce phi­lo­sophe, il lui apprit à nom­mer, dans toutes les langues, les fleurs qu’il cueillait pour elle au bord des sen­tiers. De retour à Rome, où ils étaient reve­nus par le plus long che­min, ils se pro­mirent de vivre désor­mais tout entiers l’un pour l’autre. La dame se fit faire une robe à l’é­gyp­tienne, dont elle prit le modèle sur un vase que son ami lui avait don­né. Et l’a­mi, afin de pla­cer ses tra­vaux même sous l’ins­pi­ra­tion de sa chère maî­tresse, for­ma le pro­jet d’é­tu­dier les formes diverses des sen­ti­ments de l’a­mour chez les divers peuples.

Mais le hasard vou­lut que cette aven­ture, qui avait mis le comble à sa for­tune, fût aus­si l’o­ri­gine de tous ses mal­heurs. Moins de quinze jours après être reve­nue avec lui de Sicile, la dame lui signi­fia qu’elle ne pour­rait plus rece­voir ses leçons ; et il apprit qu’elle s’é­tait déjà choi­si pour pro­fes­seur un autre savant, nou­vel­le­ment arri­vé à Rome. C’é­tait un jeune Grec de Chypre qui, tout comme Bar­sa­bas, pos­sé­dait un don extra­or­di­naire ; mais son don, à lui, était de l’ordre mathé­ma­tique : il consis­tait à savoir résoudre, séance tenante, les pro­blèmes de cal­cul les plus com­pli­qués. Dix chiffres à mul­ti­plier par dix autres ne sem­blaient rien qu’un jeu pour la pro­di­gieuse mémoire du jeune Cypriote, qui se trou­vait être, avec cela, fort bel homme, lais­sant voir des formes d’une admi­rable vigueur sous le cos­tume bizarre dont il s’af­fu­blait. Aus­si ne par­lait-on que de lui ; et le bruit qu’il fai­sait avait, dès le pre­mier jour, indi­gné Bar­sa­bas, qui, certes, ne se fût jamais atten­du à devoir céder à un tel homme le cœur de son élève.

Ce cœur que, la veille encore, il avait sen­ti tout à lui, il ne se rési­gna pas à le perdre avant d’a­voir ten­té de le res­sai­sir. Ne pou­vant plus don­ner de leçons à la dame, il pou­vait, du moins, conti­nuer à dîner chez elle. Il y vint dîner, le soir même ; et le mari eut pour lui des pré­ve­nances qui lui ren­dirent cou­rage. Mais elle, au contraire, fuyait ses regards, ou bien par­fois lui lan­çait un rapide coup d’œil mêlé de mépris et de compassion.

Il finit par l’a­bor­der, au sor­tir de table. Il lui rap­pe­la ce qu’il était, la gloire et les hon­neurs que son savoir lui avait valus. Elle-même, sou­vent, ne lui avait-elle pas répé­té qu’il résu­mait en lui l’âme uni­ver­selle ? Ne s’é­tait-elle pas émer­veillée, chaque jour davan­tage, de la pro­fon­deur et de l’é­ten­due de son cos­mo­po­li­tisme ? Et c’é­tait lui qu’elle vou­lait main­te­nant sacri­fier à un faux savant, à un bala­din de l’es­pèce de ceux qui dan­saient dans les foires !

Mais la dame, qui sans doute avait hâte de rejoindre son nou­veau pro­fes­seur, ne prit pas la peine de lui répondre en détail. « Mon pauvre ami, – lui dit-elle, – je croyais vous avoir assez payé de vos leçons ; puisque vous parais­sez en juger autre­ment, je vais donc ache­ver de m’ac­quit­ter envers vous en vous don­nant, à mon tour, deux conseils pré­cieux. D’a­bord, quand vous dîne­rez dans une mai­son romaine, évi­tez de man­ger votre viande avec vos doigts : rien ne nuit autant à votre répu­ta­tion de citoyen du monde ! Et puis, si l’un des convives vous parle de Vir­gile, n’af­fir­mez pas que c’est un mau­vais poète, ain­si que vous venez de le faire tout à l’heure : avouez plu­tôt que, étant étran­ger à Rome, vous êtes hors d’é­tat de com­prendre le génie de nos poètes ! » Sur quoi elle lui tour­na le dos et s’en­fuit dans la salle voi­sine, après lui avoir adres­sé un der­nier sou­rire qui, seul, aurait suf­fi pour lui ôter toute envie de la suivre.

Mais, au reste, Bar­sa­bas n’en avait plus nulle envie, car son amour s’é­tait éteint d’un seul coup, comme une petite flamme sous un souffle de vent. Il s’empressa de ren­trer chez lui, et jus­qu’au len­de­main il se pro­me­na fié­vreu­se­ment par­mi ses livres épars, son­geant à l’in­jus­tice mons­trueuse des deux reproches qu’il venait d’entendre.

Le pre­mier de ces reproches, à dire vrai, n’é­tait pas sans quelque fon­de­ment. Oui, en effet, mal­gré son cos­mo­po­li­tisme, Bar­sa­bas sen­tait qu’il avait gar­dé les rudes allures d’un pay­san de la Gali­lée. Il n’a­vait pu se contraindre à man­ger, ni à mar­cher, ni à se vêtir de la manière dont le fai­saient, autour de lui, les véri­tables Romains. Ses toges avaient beau lui coû­ter fort cher, jamais il n’a­vait pu apprendre à les bien por­ter. Et il sen­tait aus­si qu’il par­lait trop vite, et que ses éclats de rire étaient trop bruyants. Mais, n’at­ta­chant lui-même à ces menus détails aucune impor­tance, il n’ad­met­tait pas que per­sonne leur en atta­chât ; tan­dis que le second reproche, au contraire, l’a­vait atteint au vif, si au vif que c’est en l’en­ten­dant qu’il avait sou­dain ces­sé d’ai­mer son élève. Vir­gile ! On osait lui repro­cher de ne pas com­prendre ce mau­vais poète ! N’a­vait-il pas durant six mois, l’hi­ver pré­cé­dent, étu­dié en public les Églogues et l’É­néide, au double point de vue éty­mo­lo­gique et gram­ma­ti­cal ? N’a­vait-il pas sou­mis le texte de ces poèmes à l’a­na­lyse la plus rigou­reuse, rele­vant à chaque vers des expres­sions impropres, des images for­cées, des fautes de gram­maire ou de prosodie ?

Ce qu’il ne com­pre­nait pas, en effet, et qui depuis long­temps déjà l’exas­pé­rait, c’é­tait le culte super­sti­tieux des Romains pour Vir­gile. Ce même soir, au dîner, un jeune voi­sin de table lui avait racon­té qu’il avait pas­sé la nuit pré­cé­dente à relire l’Énéide, et qu’il avait été plus ravi que jamais de la divine har­mo­nie qui s’en déga­geait. Pareille­ment, des Grecs lui avaient par­lé de la volup­té que leur cau­sait « l’har­mo­nie » de Sophocle ; et dans tous ses voyages il avait ren­con­tré des let­trés qui lui avaient van­té « l’har­mo­nie » de leurs poètes locaux. Et lui, dési­reux de prendre sa part de leur émo­tion, il avait lu et relu tous ces poètes : quelques-uns d’entre eux lui avaient paru plus ingé­nieux, plus savants, plus cor­rects que les autres ; mais, chez ceux-là même, il n’a­vait pu décou­vrir aucune trace de cette mys­té­rieuse « har­mo­nie » que se plai­saient à leur prê­ter leurs com­pa­triotes. Qu’é­tait-ce, au sur­plus, que cette har­mo­nie ? À quel signe la recon­nais­sait-on ? Et à quoi ser­vait-elle ? Et com­ment un Romain ou un Grec pou­vait-il la trou­ver dans sa langue, alors que lui, Bar­sa­bas, qui savait toutes les langues, n’é­tait par­ve­nu à la trou­ver nulle part ?

Et cepen­dant, à y réflé­chir, il se sou­vint de l’a­voir, lui aus­si, jadis, trou­vée quelque part. Il se sou­vint que jadis, dans son vil­lage, rien ne lui plai­sait autant que d’en­tendre réci­ter cer­tains poèmes en patois gali­léen, des récits de batailles, des fables, des prières, ou encore des plaintes d’a­mour toutes rem­plies à la fois de tris­tesse et de dou­ceur. Il était alors si igno­rant que le sens d’une foule de mots lui échap­pait, lorsque sa mère ou quelque ami lui réci­tait ces poèmes ; mais il n’en éprou­vait pas moins, à les entendre, un bon­heur sin­gu­lier, comme si chaque vers eût évo­qué devant ses yeux mille images vivantes, et fait chan­ter dans son cœur une volée d’oi­seaux. L’har­mo­nie, oui, c’é­tait le nom qui conve­nait le mieux pour cette beau­té, secrète, mais pour­tant si belle ! Et Bar­sa­bas dut s’a­vouer que sa langue natale, tout au moins, était capable d’une telle harmonie.

Par­mi les manus­crits de sa biblio­thèque, il se rap­pe­la qu’il pos­sé­dait un recueil de poé­sies popu­laires de la Gali­lée. Il l’a­vait fait venir à grands frais de Caper­naüm, pour une série d’é­tudes qu’il pro­je­tait sur les défor­ma­tions de la langue syrienne. Il cou­rut le prendre, et se mit à lire les pièces qui, jadis, l’a­vaient le plus frap­pé. Mais en vain il essaya d’y retrou­ver leur ancienne beau­té. La défor­ma­tion de la langue syrienne y était déci­dé­ment trop gros­sière et trop incor­recte : et puis quelle pau­vre­té d’i­dées, quelle absence de toute règle dans la pro­so­die ! Bar­sa­bas avait beau mépri­ser les poètes grecs et latins ; il voyait bien que leurs vers étaient cent fois supé­rieurs à ces informes com­plaintes. Celles-ci étaient désor­mais deve­nues plus muettes encore, pour lui, que l’É­néide et les deux Œdipe.

Poete antiqueIl en conclut que tous les poètes, en dépit de leur gloire, étaient de mau­vais poètes. Et il entre­prit d’é­crire lui-même un ouvrage où il intro­dui­rait « l’har­mo­nie » qui man­quait aux leurs. Per­sonne, assu­ré­ment, n’é­tait plus apte que lui à l’é­crire. Ne connais­sait-il pas l’es­sence de toutes les langues, l’o­ri­gine des mots, leur signi­fi­ca­tion, le pou­voir d’i­mages et de rythmes qui était en eux ? N’a­vait-il pas lu tous les poètes ? Ne s’é­tait-il pas ingé­nié à décou­vrir leurs fautes, comme aus­si les moyens qu’ils auraient eus de les évi­ter ? Il se mit donc à l’œuvre, et com­men­ça d’a­bord un grand poème latin. Mais il s’a­per­çut bien­tôt que la langue latine, si fami­lière qu’elle lui fût, se prê­tait mal à l’ex­pres­sion des nuances diverses de ses sen­ti­ments. Il s’a­per­çut que cette langue, dont il croyait savoir tous les secrets, avait tou­jours une foule de secrets impé­né­trables pour lui. Vai­ne­ment il s’a­char­nait à trou­ver le mot juste : les mots étaient justes, dans les phrases qu’il écri­vait, la syn­taxe irré­pro­chable, le rythme par­fait ; mais les phrases, en fin de compte, son­naient faux, une mys­té­rieuse mal­chance les empê­chait tou­jours d’être tout à fait des phrases latines. Et Bar­sa­bas, décou­ra­gé, réso­lut d’é­crire son poème en langue syrienne. C’é­tait sa langue natale, la seule langue qu’il sen­tît au lieu de se bor­ner à la com­prendre, comme il fai­sait de toutes les autres. Sa com­pré­hen­sion des autres langues allait lui per­mettre de don­ner à celle-là une pure­té, une élé­gance, une har­mo­nie sans pareilles !

Hélas ! cette langue-là aus­si lui était deve­nue étran­gère. Au contact des autres, elle avait per­du pour lui la cou­leur et la saveur qu’elle avait eues autre­fois, quand elle était sa langue, l’en­ve­loppe natu­relle de toutes ses idées. Les phrases syriennes qu’il essayait d’é­crire son­naient plus faux encore que ses phrases latines : il les entre­mê­lait mal­gré lui de tour­nures étran­gères, il y don­nait aux mots des sens que, peut-être, ils auraient dû avoir, mais qu’ils n’a­vaient pas dans l’u­sage cou­rant. Il écri­vait, ratu­rait, écri­vait de nou­veau ; et quand, ensuite, il se lisait à haute voix ce qu’il venait d’é­crire, l’en­semble avait un air affec­té, mal­adroit, bien moins har­mo­nieux que les naïves chan­sons de son vil­lage natal.

Et ce n’é­tait pas tout. À mesure qu’il pei­nait sur son poème syrien, il était ame­né à consta­ter, tous les jours davan­tage, que ce n’é­tait pas seule­ment la facul­té d’é­crire, mais aus­si la facul­té de pen­ser, que la pra­tique des langues étran­gères avait détruite en lui. Car la dif­fé­rence des langues, – il le décou­vrait davan­tage tous les jours, – ne consiste pas seule­ment à tra­duire une même idée en des mots dif­fé­rents : elle répond à une dif­fé­rence pro­fonde dans les façons de conce­voir ou d’or­don­ner les idées. Et chaque homme n’est capable que d’une seule de ces façons : de telle sorte que Bar­sa­bas, pour avoir vou­lu pen­ser dans toutes les langues, était deve­nu inca­pable de pen­ser dans aucune d’elles. Il conti­nuait à pou­voir les par­ler toutes ; mais dans aucune d’elles il n’a­vait plus rien à dire. Ses idées, peu à peu, avaient ces­sé de vivre, en lui. Et main­te­nant il s’en ren­dait compte ; et jour et nuit il s’é­pui­sait au tra­vail, sans réus­sir à tirer de son cer­veau une pen­sée qui ne fût point trop vague, trop terne, trop banale. Son cer­veau était vide, comme si une ava­lanche de pierres avait écra­sé toutes les fleurs qui, jadis, y avaient poussé.

Il avait bra­ve­ment sup­por­té, quinze ans aupa­ra­vant, la perte de sa foi ; mais la perte de son intel­li­gence lui fut un coup ter­rible. Il inter­rom­pit ses leçons, n’ayant pas le cou­rage d’en­sei­gner à autrui une science dont lui-même avait reti­ré d’aus­si tristes effets. Il brû­la ses manus­crits, il brû­la tous les livres de sa biblio­thèque ; et plu­sieurs mois durant il res­ta enfer­mé dans sa mai­son, tout entier au sen­ti­ment dou­lou­reux de son impuis­sance. Ni la for­tune, ni la gloire, ni le luxe, ni la socié­té des hommes, rien ne par­ve­nait plus à le diver­tir. Il eut un moment l’i­dée de vendre ses biens et de voya­ger à tra­vers le monde : mais les voyages lui parais­saient désor­mais une fatigue plus inutile encore que les autres. Il avait trop clai­re­ment acquis la cer­ti­tude que jamais un homme ne peut pré­tendre à péné­trer l’âme d’au­cun peuple, si ce n’est de celui où il est né et dont il fait par­tie. Sous les langues, sous les mœurs, sous les détails divers de la vie exté­rieure, il devi­nait dans chaque pays la pré­sence d’une vie plus réelle et plus intime, à jamais insai­sis­sable pour un étran­ger. Et c’est ce qu’il com­prit non moins évi­dem­ment lorsque, sur le conseil d’un ami, il ten­ta de se mêler à la vie romaine. Huit jours pas­sés au Forum et dans les assem­blées lui suf­firent pour se convaincre de l’i­na­ni­té de cette ten­ta­tive. La vie romaine était faite pour les Romains ; elle résul­tait d’un très vieux fonds d’ha­bi­tudes et de pen­sées com­munes, et ceux-là seuls pou­vaient y prendre part que la suite des siècles y avait pré­pa­rés. Il se rap­pe­la ce que lui avait dit autre­fois un phi­lo­sophe d’A­lexan­drie : que Pla­ton devait for­cé­ment res­ter incom­pré­hen­sible à qui n’a­vait pas été nour­ri de l’I­liade. Oui, et, de la même façon, la vie pré­sente de Rome ne lais­sait voir son vrai sens qu’à ceux dont les pères avaient vain­cu Car­thage. Lui, Bar­sa­bas, il n’é­tait qu’un étran­ger, à Rome aus­si bien qu’à Alexan­drie, en tout endroit du monde où il se trou­vait ! Un être impuis­sant, vide, inca­pable de toute pen­sée, voi­là ce qu’a­vait fait de lui son cos­mo­po­li­tisme ! Et chaque jour, le sen­tant davan­tage, il en éprou­vait plus de honte et plus de frayeur.

Or un matin d’hi­ver, pen­dant qu’il errait au hasard des rues, un pauvre homme qui pas­sait l’a­bor­da res­pec­tueu­se­ment. Il tenait on main un papier sur lequel était ins­crite l’a­dresse d’un hôpi­tal : et, par gestes, il priait Bar­sa­bas de lui mon­trer sa route. Et Bar­sa­bas, levant les yeux sur lui, le recon­nut aus­si­tôt. C’é­tait un pay­san de son vil­lage, celui-là même à qui jadis, devant les portes de Jéru­sa­lem, il avait annon­cé sa mira­cu­leuse mis­sion. Il l’ap­pe­la donc par son nom ; après quoi, s’é­tant fait recon­naître, il l’in­ter­ro­gea sur sa pré­sence à Rome. Le pay­san n’y était arri­vé que depuis quelques heures ; il venait cher­cher son jeune frère, qui était malade ; et il comp­tait repar­tir le len­de­main matin.

Ses misé­rables vête­ments tom­baient en lam­beaux ; il parais­sait épui­sé d’in­quié­tude, de fatigue, et de froid : mais une longue habi­tude de bon­heur se lisait dans le regard de ses bons yeux bleus. Et Bar­sa­bas, d’a­bord, ne put s’empêcher d’en être jaloux. Il retrou­va tou­te­fois son ancien orgueil pour répondre au pay­san, lorsque celui-ci se fût enhar­di à lui deman­der s’il avait ache­vé de conver­tir Rome à la foi du Christ. – « Sache, répon­dit-il, que j’ai depuis long­temps ces­sé de prê­cher l’É­van­gile, ayant été pro­mu à un emploi plus haut ! Je suis main­te­nant un des per­son­nages les plus consi­dé­rables de Rome, et de tout l’empire. Je pos­sède deux mai­sons, des cen­taines d’es­claves, un domaine plus vaste que Caper­naüm ; et il n’y a pas au monde un seul homme plus savant que moi ! »

Là-des­sus, se dra­pant dans sa toge, il fit mine de vou­loir congé­dier son ancien ami, après lui avoir indi­qué le che­min qu’il avait à suivre. Mais à peine l’eut-il vu s’é­loi­gner, qu’il le rap­pe­la. Toute trace de sa hau­teur avait sou­dain dis­pa­ru : il trem­blait, ses genoux flé­chis­saient, et c’est presque à voix basse qu’il deman­da au pay­san ce qui s’é­tait pas­sé dans son vil­lage, depuis vingt ans bien­tôt qu’il en était parti.

Oh ! frère, lui répon­dit le pay­san, nous avons été, nous aus­si, par­fai­te­ment heu­reux ! Et je t’as­sure que pas une fois, dans nos prières, nous n’a­vons man­qué à implo­rer pour toi toutes les grâces du ciel, en récom­pense du bon­heur que tu nous as valu ! Car c’est toi qui nous as ensei­gné à jouir de la vie ! Nous étions, jusque-là, comme des sau­vages : nous avions la tête pleine de dési­rs trom­peurs et de curio­si­tés inutiles. C’est toi qui, par ton exemple, nous as tirés de cette bar­ba­rie, en appli­quant par­mi nous les leçons de ton divin maître. Et désor­mais, ayant appris de toi l’u­nique sagesse, nous met­tons tout notre soin à en pro­fi­ter. Que te dirai-je de plus ? Tel qu’é­tait notre vil­lage quand tu nous as lais­sés, tel exac­te­ment tu le retrou­ve­rais aujourd’­hui. Nos jour­nées s’é­coulent len­te­ment ; et, bien qu’elles soient pareilles l’une à l’autre, cha­cune nous apporte quelque plai­sir nou­veau. Nous culti­vons nos champs, nous pais­sons nos chèvres, nous habi­tuons nos enfants à vivre comme nous. Le soir, réunis sur la grand-place, nous écou­tons l’un de nous qui, à tour de rôle, nous raconte des fables ou nous chante des chan­sons ; car, ima­gine-toi, fables et chan­sons fleu­rissent d’elles-mêmes dans nos cœurs, depuis que nous avons arra­ché de ceux-ci les mau­vaises herbes qui les encom­braient. Et puis, avant de nous endor­mir dans les chers bras de nos femmes, nous remer­cions une der­nière fois Jésus de la belle fête qu’a été la journée.

« Mais, de tous les secrets que tu nous as révé­lés, il y en a un qui, plus encore que les autres, peut-être, nous a été pré­cieux. Te sou­viens-tu que, à deux ou trois reprises, tu as refu­sé de sor­tir du vil­lage, même pour aller te joindre à tes amis chré­tiens ? Et nous, pareille­ment, nous avons pris de plus en plus l’ha­bi­tude de ne jamais sor­tir de notre vil­lage. Nous avons bor­né toute notre vie aux limites des lieux où nous sommes nés, de façon à les mieux connaître, à nous sen­tir plus pro­fon­dé­ment en contact avec eux. Et c’est cela qui nous a per­mis de ne for­mer, tous ensemble, qu’une même famille. Nous par­lons tous la même langue, nous avons les mêmes rêves et les mêmes sou­ve­nirs. Si l’un de nous est triste, nous savons les moyens de le conso­ler. Si l’un de nous meurt, ses enfants trouvent aus­si­tôt un autre père, tout prêt à les aimer et à les amu­ser. Et c’est comme si, jeunes et vieux, toutes nos pen­sées nous étaient com­munes. Seul, mon mal­heu­reux frère est venu à Rome, se figu­rant qu’il aurait plus de plai­sir dans une grande ville : il n’y a eu que la faim et l’ennui.

« Ah ! Bar­sa­bas, quel que soit le nou­veau métier que tu t’es choi­si, tu mérites bien les faveurs dont le ciel t’a com­blé ! Et grande sera la joie de tout le vil­lage, quand on sau­ra que tu as dai­gné me recon­naître, humble et pauvre comme je suis ! Car ton sou­ve­nir est aujourd’­hui aus­si pré­sent par­mi nous qu’au len­de­main du jour où tu nous as quit­tés. Les petits enfants eux-mêmes bénissent ton nom, et n’ont pas de plus douce ambi­tion que de te res­sem­bler. C’est ta mai­son qui, le dimanche, nous sert d’é­glise. Et ton petit âne, – te le rap­pelles tu ? – de quels tendres soins nous l’au­rions entou­ré, s’il avait pu sur­vivre au cha­grin de ton départ ! Mais la pauvre bête n’a pas pu y sur­vivre ! Une semaine encore après être reve­nu de Jéru­sa­lem, je l’ai vue errer au flanc de la col­line, comme si elle guet­tait l’heure de ton retour. Et puis, un matin, nous l’a­vons trou­vée morte dans ton champ de figues.

– Et ma mère ?… Et ma femme ? – mur­mu­ra Barsabas.

– Elles vivent l’une et l’autre, frère ; mais je crai­gnais de te par­ler d’elles. Ce sont, en véri­té, deux saintes, la richesse et la gloire de tout le vil­lage. Leur exemple a, pour nous, rem­pla­cé le tien ; et pas un jour ne s’est pas­sé, depuis vingt ans, sans qu’un de nous leur ait dû un secours ou une conso­la­tion. Hélas ! pour­quoi faut-il que, seules d’entre nous tous, elles souffrent d’une souf­france que nous ne puis­sions pas sou­la­ger ! Tou­jours prêtes à nous assis­ter dans nos peines, elles seules ne prennent point de part à nos plai­sirs. Les jeux même de nos enfants ne par­viennent pas à les égayer. Et sou­vent nous les voyons, elles aus­si, mon­ter tris­te­ment au som­met de la col­line, comme si elles conser­vaient l’es­poir de ton retour !

Bar­sa­bas n’eut pas la force d’en entendre plus long. Il ren­tra chez lui, s’en­fer­ma dans sa chambre, et, tom­bant à genoux, il pria humblement :

– Sei­gneur Jésus, s’é­cria-t-il, béni soyez-vous d’a­voir rou­vert mes yeux à la véri­té ! Ce don des langues, que mon orgueil m’a fait prendre pour un pré­cieux pri­vi­lège, ce n’é­tait, je le vois, qu’une épreuve que vous m’im­po­siez. Et, avec ce don, l’or­gueil est entré en moi, pour m’a­veu­gler l’es­prit et me pour­rir le cœur. J’ai aban­don­né mon vil­lage, le seul lieu du monde où je pou­vais vivre. Je me suis cru l’é­gal des apôtres que vous aviez élus, je me suis assi­gné une mis­sion dont je n’é­tais pas digne ; j’ai sacri­fié à de misé­rables chi­mères le sou­ci de votre gloire et de mon bon­heur. Chaque jour, depuis vingt ans, je me suis écar­té du simple et droit che­min que vous m’a­viez tra­cé. Et main­te­nant mes yeux se sont rou­verts, et je tremble de honte au spec­tacle du bour­bier que je suis deve­nu. Sei­gneur, mon péché est trop grand pour que je puisse rien attendre de votre indul­gence ! Et déjà vous m’a­vez châ­tié, mon châ­ti­ment a com­men­cé en même temps que ma faute. Mais, si mon châ­ti­ment ne doit jamais finir, faites du moins, ô Sei­gneur, que ma faute finisse ! Per­met­tez-moi d’être de nou­veau un chré­tien ? un homme dont la vie serve aux autres, au lieu de leur nuire ! Ren­dez-moi le cou­rage de renaître à vous ! Lais­sez-moi vous sen­tir encore debout près de moi, comme jadis, quand je jouais avec les enfants à Jéru­sa­lem ! Que les larmes de ma femme et de ma mère obtiennent de vous ce der­nier miracle !

Ain­si pria Bar­sa­bas. Et sa prière fut, cette fois, exau­cée : car lorsque, s’é­tant rele­vé, il vou­lut appe­ler ses esclaves pour prendre congé d’eux, il s’a­per­çut que le Sei­gneur l’a­vait ren­du muet.


III

LE PÉNITENT

Et vera bene doc­tus est qui Dei volun­ta­tem facit.
(Imi­ta­tio Chris­ti, I, 4.)

Il vécut long­temps encore, dans son vil­lage, jouis­sant de la grâce nou­velle qu’il avait reçue de son maître.

Saint Barsabas le justeIl avait eu cepen­dant une minute d’an­goisse, le soir de son retour, quand il avait revu ses anciens amis. Non qu’il souf­frît de ne pou­voir pas répondre à leurs ques­tions : jamais peut-être son don des langues ne lui avait appor­té un conten­te­ment aus­si par­fait que ce don contraire qui l’a­vait rem­pla­cé. Mais c’é­tait la pre­mière fois qu’il s’a­per­ce­vait d’autres chan­ge­ments sur­ve­nus en lui, et qui n’a­vaient de cause que sa propre sot­tise. En com­pa­rai­son de lui, les plus vieux des habi­tants du vil­lage sem­blaient avoir vingt ans. Une fraîche et heu­reuse san­té rayon­nait de leurs bonnes figures ; leurs mou­ve­ments gar­daient une aisance, une sou­plesse juvé­niles ; et lui, le pauvre Bar­sa­bas, debout par­mi eux avec son dos voû­té, ses mains trem­blantes, son crâne chauve et les rides de son front, il était comme une mai­son brû­lée au milieu d’une rue.

Du moins l’ac­cueil qu’ils lui firent ne tar­da-t-il pas à le conso­ler. Le pay­san qu’il avait ren­con­tré à Rome lui avait dit vrai : son sou­ve­nir était res­té aus­si vivant pour eux que si son absence n’a­vait duré que quelques semaines. Ils l’a­vaient seule­ment appe­lé d’un autre nom, en naïf témoi­gnage de leur recon­nais­sance. Le « Juste », c’est ain­si qu’à pré­sent ils le dési­gnaient. Et il n’y avait per­sonne, dans le vil­lage, enfant ni vieillard, qui ne fût prêt à se dépouiller de tous ses biens pour les lui offrir. Aus­si, mal­gré l’in­fir­mi­té qui l’a­vait frap­pé, le sup­plièrent-ils, dès son retour, de consen­tir à être le chef de leur com­mu­nau­té. Mais le Juste avait déci­dé­ment per­du le goût des hon­neurs. Son unique ambi­tion était, désor­mais, de ser­vir : car il ne se jugeait même plus digne de vivre en égal de ces braves gens, qui le priaient de leur commander.

Et bien­tôt une occa­sion de ser­vir ses frères se pré­sen­ta à lui. Il apprit qu’une vieille femme, qui l’a­vait autre­fois ber­cé sur ses genoux, était fort empê­chée de mener paître ses trois chèvres et son âne. Elle était fati­guée, malade : chaque jour la marche lui deve­nait plus pénible. Bar­sa­bas obtint qu’elle lui remît le soin de son petit trou­peau. Tous les matins, au lever du soleil, il s’en allait avec ses nou­veaux com­pa­gnons, en quête de quelque creux des col­lines où l’herbe fût verte et la feuillée épaisse. Par­fois l’âne, qui avait l’hu­meur fan­tasque, se met­tait à cou­rir, ou bien encore refu­sait d’a­van­cer. Par­fois l’une des chèvres tom­bait dans un ravin, et Bar­sa­bas était for­cé d’y des­cendre à sa suite. Mais il accep­tait en sou­riant ces faciles épreuves. Et, au total, revoyant ses péchés, peu s’en fal­lait qu’il ne s’é­ton­nât de l’ex­cès d’in­dul­gence de son Divin maître. Depuis long­temps, en effet, il ne se sou­ve­nait pas d’a­voir connu une vie aus­si heu­reuse : depuis le jour où il s’é­tait cru appe­lé à conver­tir le monde.

« Quelle douce vie, son­geait-il, quelle paix en moi et autour de moi ! La bleu du ciel s’ar­gente de nuages trans­pa­rents ; le par­fum des fleurs fait chan­ter les cigales ; et voi­ci mon che­vreau noir qui accourt en bêlant, pour que je lui apprenne à sau­ter par-des­sus mon bâton ! De ces chères créa­tures confiées à ma garde, il n’y en a pas une dont les pen­sées ne me soient fami­lières. Je lis dans leurs yeux comme dans un livre : et, bien que ni elles ni moi ne puis­sions nous par­ler, je pénètre en elles sans ombre d’ef­fort ; tan­dis qu’à Rome, avec toute ma science, l’âme de mes plus proches amis me res­tait fer­mée ! » Et il voyait alors que, pour péné­trer dans l’âme d’au­trui, le moyen n’é­tait pas de connaître les langues, ni les mœurs, ni l’his­toire, mais sim­ple­ment de s’ou­blier soi-même et d’ai­mer autrui.

Ain­si s’é­cou­lèrent de tran­quilles années, jus­qu’à ce qu’un matin Bar­sa­bas, en s’é­veillant, ne se sen­tit plus la force de se lever de son lit. Il com­prit aus­si­tôt que son maître avait ache­vé de lui par­don­ner. Et peut-être même ce par­don lui fut-il confir­mé par un autre signe : car sa femme a racon­té plus tard que, au moment où elle venait près de lui, elle l’a­vait enten­du disant à voix haute, en patois gali­léen, et avec son naïf accent de jadis : « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit béni ! » Mais le fait est que, ni à sa femme, ni à sa mère, ni à ses amis accou­rus en foule à son che­vet, il ne par­la autre­ment que par signes ; et il n’eut pas besoin d’une autre langue pour leur expri­mer, de la façon la plus claire et la plus tou­chante, com­bien il était cer­tain de se retrou­ver bien­tôt avec eux, dans un monde où Dieu ne pour­rait man­quer de leur concé­der, à jamais, un vil­lage et des col­lines sem­blables aux leurs.

Puis il s’é­tei­gnit dou­ce­ment, tran­quille­ment, comme un enfant s’en­dort. Et, si les hasards d’une excur­sion vous condui­saient dans le vil­lage de Gali­lée où il a vécu les seules années vivantes de sa vie, les habi­tants ne man­que­raient pas de vous répé­ter l’his­toire de ce Juste à qui son Divin maître, après lui avoir accor­dé la grâce de par­ler toutes les langues, avait dai­gné accor­der la grâce, plus pré­cieuse encore, de trou­ver le repos et le bon­heur sans en par­ler aucune.

Teo­dor de Wyze­wa,
Contes chré­tiens, 1900.

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