Nous devons ajouter que Barsabas, de plus en plus absorbé par sa science, s’apercevait à peine des progrès de sa renommée. Mais il ne put se défendre d’un secret plaisir quand, un jour, la femme d’un des principaux fonctionnaires romains le fit prier de venir chez elle lui donner des leçons. Cette dame n’était plus très jeune, et Barsabas, qui avait eu déjà l’occasion de la voir, ne se souvenait pas non plus qu’elle fût bien jolie. Il se rendit pourtant à son invitation et trois leçons lui suffirent, sinon pour la transformer en cosmopolite, du moins pour changer d’opinion sur elle.
À défaut de jeunesse, et presque de beauté, elle était infiniment élégante, gracieuse, spirituelle, experte en sourires provocants et en douces flatteries. Elle fit à son professeur un accueil où, de la façon la plus piquante du monde, le respect se tempérait de familiarité. Elle l’admira, l’amusa, lui inspira la plus haute idée d’elle-même et de lui. Et son mari, à qui ensuite elle le présenta, l’invita à venir dîner chez eux aussi souvent qu’il voudrait.
Alors s’ouvrirent pour Barsabas des semaines si heureuses, que peu s’en fallut qu’il n’oubliât, par instants, de se désoler des lacunes de sa science. Tous les soirs, assis près de son élève, il se sentait rajeunir, en même temps que son élève rajeunissait à ses yeux. Tendrement, humblement, il lui faisait l’aveu de ses ambitions et de ses déboires : et elle, en échange, avec un sourire ingénu de ses dents toutes neuves, elle lui racontait son enfance, la mort d’un petit oiseau qu’elle avait nourri. Mais surtout elle le ravissait par sa passion de s’instruire. Elle lui demanda de l’emmener avec lui, dans son prochain voyage ; et bien que Barsabas, craignant pour elle les incommodités des auberges lointaines l’eût simplement conduite en Sicile, jamais aucun de ses autres voyages ne lui parut si charmant. Il montra à son amie le berceau d’Empédocle, il lui exposa la doctrine de ce philosophe, il lui apprit à nommer, dans toutes les langues, les fleurs qu’il cueillait pour elle au bord des sentiers. De retour à Rome, où ils étaient revenus par le plus long chemin, ils se promirent de vivre désormais tout entiers l’un pour l’autre. La dame se fit faire une robe à l’égyptienne, dont elle prit le modèle sur un vase que son ami lui avait donné. Et l’ami, afin de placer ses travaux même sous l’inspiration de sa chère maîtresse, forma le projet d’étudier les formes diverses des sentiments de l’amour chez les divers peuples.
Mais le hasard voulut que cette aventure, qui avait mis le comble à sa fortune, fût aussi l’origine de tous ses malheurs. Moins de quinze jours après être revenue avec lui de Sicile, la dame lui signifia qu’elle ne pourrait plus recevoir ses leçons ; et il apprit qu’elle s’était déjà choisi pour professeur un autre savant, nouvellement arrivé à Rome. C’était un jeune Grec de Chypre qui, tout comme Barsabas, possédait un don extraordinaire ; mais son don, à lui, était de l’ordre mathématique : il consistait à savoir résoudre, séance tenante, les problèmes de calcul les plus compliqués. Dix chiffres à multiplier par dix autres ne semblaient rien qu’un jeu pour la prodigieuse mémoire du jeune Cypriote, qui se trouvait être, avec cela, fort bel homme, laissant voir des formes d’une admirable vigueur sous le costume bizarre dont il s’affublait. Aussi ne parlait-on que de lui ; et le bruit qu’il faisait avait, dès le premier jour, indigné Barsabas, qui, certes, ne se fût jamais attendu à devoir céder à un tel homme le cœur de son élève.
Ce cœur que, la veille encore, il avait senti tout à lui, il ne se résigna pas à le perdre avant d’avoir tenté de le ressaisir. Ne pouvant plus donner de leçons à la dame, il pouvait, du moins, continuer à dîner chez elle. Il y vint dîner, le soir même ; et le mari eut pour lui des prévenances qui lui rendirent courage. Mais elle, au contraire, fuyait ses regards, ou bien parfois lui lançait un rapide coup d’œil mêlé de mépris et de compassion.
Il finit par l’aborder, au sortir de table. Il lui rappela ce qu’il était, la gloire et les honneurs que son savoir lui avait valus. Elle-même, souvent, ne lui avait-elle pas répété qu’il résumait en lui l’âme universelle ? Ne s’était-elle pas émerveillée, chaque jour davantage, de la profondeur et de l’étendue de son cosmopolitisme ? Et c’était lui qu’elle voulait maintenant sacrifier à un faux savant, à un baladin de l’espèce de ceux qui dansaient dans les foires !
Mais la dame, qui sans doute avait hâte de rejoindre son nouveau professeur, ne prit pas la peine de lui répondre en détail. « Mon pauvre ami, – lui dit-elle, – je croyais vous avoir assez payé de vos leçons ; puisque vous paraissez en juger autrement, je vais donc achever de m’acquitter envers vous en vous donnant, à mon tour, deux conseils précieux. D’abord, quand vous dînerez dans une maison romaine, évitez de manger votre viande avec vos doigts : rien ne nuit autant à votre réputation de citoyen du monde ! Et puis, si l’un des convives vous parle de Virgile, n’affirmez pas que c’est un mauvais poète, ainsi que vous venez de le faire tout à l’heure : avouez plutôt que, étant étranger à Rome, vous êtes hors d’état de comprendre le génie de nos poètes ! » Sur quoi elle lui tourna le dos et s’enfuit dans la salle voisine, après lui avoir adressé un dernier sourire qui, seul, aurait suffi pour lui ôter toute envie de la suivre.
Mais, au reste, Barsabas n’en avait plus nulle envie, car son amour s’était éteint d’un seul coup, comme une petite flamme sous un souffle de vent. Il s’empressa de rentrer chez lui, et jusqu’au lendemain il se promena fiévreusement parmi ses livres épars, songeant à l’injustice monstrueuse des deux reproches qu’il venait d’entendre.
Le premier de ces reproches, à dire vrai, n’était pas sans quelque fondement. Oui, en effet, malgré son cosmopolitisme, Barsabas sentait qu’il avait gardé les rudes allures d’un paysan de la Galilée. Il n’avait pu se contraindre à manger, ni à marcher, ni à se vêtir de la manière dont le faisaient, autour de lui, les véritables Romains. Ses toges avaient beau lui coûter fort cher, jamais il n’avait pu apprendre à les bien porter. Et il sentait aussi qu’il parlait trop vite, et que ses éclats de rire étaient trop bruyants. Mais, n’attachant lui-même à ces menus détails aucune importance, il n’admettait pas que personne leur en attachât ; tandis que le second reproche, au contraire, l’avait atteint au vif, si au vif que c’est en l’entendant qu’il avait soudain cessé d’aimer son élève. Virgile ! On osait lui reprocher de ne pas comprendre ce mauvais poète ! N’avait-il pas durant six mois, l’hiver précédent, étudié en public les Églogues et l’Énéide, au double point de vue étymologique et grammatical ? N’avait-il pas soumis le texte de ces poèmes à l’analyse la plus rigoureuse, relevant à chaque vers des expressions impropres, des images forcées, des fautes de grammaire ou de prosodie ?
Ce qu’il ne comprenait pas, en effet, et qui depuis longtemps déjà l’exaspérait, c’était le culte superstitieux des Romains pour Virgile. Ce même soir, au dîner, un jeune voisin de table lui avait raconté qu’il avait passé la nuit précédente à relire l’Énéide, et qu’il avait été plus ravi que jamais de la divine harmonie qui s’en dégageait. Pareillement, des Grecs lui avaient parlé de la volupté que leur causait « l’harmonie » de Sophocle ; et dans tous ses voyages il avait rencontré des lettrés qui lui avaient vanté « l’harmonie » de leurs poètes locaux. Et lui, désireux de prendre sa part de leur émotion, il avait lu et relu tous ces poètes : quelques-uns d’entre eux lui avaient paru plus ingénieux, plus savants, plus corrects que les autres ; mais, chez ceux-là même, il n’avait pu découvrir aucune trace de cette mystérieuse « harmonie » que se plaisaient à leur prêter leurs compatriotes. Qu’était-ce, au surplus, que cette harmonie ? À quel signe la reconnaissait-on ? Et à quoi servait-elle ? Et comment un Romain ou un Grec pouvait-il la trouver dans sa langue, alors que lui, Barsabas, qui savait toutes les langues, n’était parvenu à la trouver nulle part ?
Et cependant, à y réfléchir, il se souvint de l’avoir, lui aussi, jadis, trouvée quelque part. Il se souvint que jadis, dans son village, rien ne lui plaisait autant que d’entendre réciter certains poèmes en patois galiléen, des récits de batailles, des fables, des prières, ou encore des plaintes d’amour toutes remplies à la fois de tristesse et de douceur. Il était alors si ignorant que le sens d’une foule de mots lui échappait, lorsque sa mère ou quelque ami lui récitait ces poèmes ; mais il n’en éprouvait pas moins, à les entendre, un bonheur singulier, comme si chaque vers eût évoqué devant ses yeux mille images vivantes, et fait chanter dans son cœur une volée d’oiseaux. L’harmonie, oui, c’était le nom qui convenait le mieux pour cette beauté, secrète, mais pourtant si belle ! Et Barsabas dut s’avouer que sa langue natale, tout au moins, était capable d’une telle harmonie.
Parmi les manuscrits de sa bibliothèque, il se rappela qu’il possédait un recueil de poésies populaires de la Galilée. Il l’avait fait venir à grands frais de Capernaüm, pour une série d’études qu’il projetait sur les déformations de la langue syrienne. Il courut le prendre, et se mit à lire les pièces qui, jadis, l’avaient le plus frappé. Mais en vain il essaya d’y retrouver leur ancienne beauté. La déformation de la langue syrienne y était décidément trop grossière et trop incorrecte : et puis quelle pauvreté d’idées, quelle absence de toute règle dans la prosodie ! Barsabas avait beau mépriser les poètes grecs et latins ; il voyait bien que leurs vers étaient cent fois supérieurs à ces informes complaintes. Celles-ci étaient désormais devenues plus muettes encore, pour lui, que l’Énéide et les deux Œdipe.
Il en conclut que tous les poètes, en dépit de leur gloire, étaient de mauvais poètes. Et il entreprit d’écrire lui-même un ouvrage où il introduirait « l’harmonie » qui manquait aux leurs. Personne, assurément, n’était plus apte que lui à l’écrire. Ne connaissait-il pas l’essence de toutes les langues, l’origine des mots, leur signification, le pouvoir d’images et de rythmes qui était en eux ? N’avait-il pas lu tous les poètes ? Ne s’était-il pas ingénié à découvrir leurs fautes, comme aussi les moyens qu’ils auraient eus de les éviter ? Il se mit donc à l’œuvre, et commença d’abord un grand poème latin. Mais il s’aperçut bientôt que la langue latine, si familière qu’elle lui fût, se prêtait mal à l’expression des nuances diverses de ses sentiments. Il s’aperçut que cette langue, dont il croyait savoir tous les secrets, avait toujours une foule de secrets impénétrables pour lui. Vainement il s’acharnait à trouver le mot juste : les mots étaient justes, dans les phrases qu’il écrivait, la syntaxe irréprochable, le rythme parfait ; mais les phrases, en fin de compte, sonnaient faux, une mystérieuse malchance les empêchait toujours d’être tout à fait des phrases latines. Et Barsabas, découragé, résolut d’écrire son poème en langue syrienne. C’était sa langue natale, la seule langue qu’il sentît au lieu de se borner à la comprendre, comme il faisait de toutes les autres. Sa compréhension des autres langues allait lui permettre de donner à celle-là une pureté, une élégance, une harmonie sans pareilles !
Hélas ! cette langue-là aussi lui était devenue étrangère. Au contact des autres, elle avait perdu pour lui la couleur et la saveur qu’elle avait eues autrefois, quand elle était sa langue, l’enveloppe naturelle de toutes ses idées. Les phrases syriennes qu’il essayait d’écrire sonnaient plus faux encore que ses phrases latines : il les entremêlait malgré lui de tournures étrangères, il y donnait aux mots des sens que, peut-être, ils auraient dû avoir, mais qu’ils n’avaient pas dans l’usage courant. Il écrivait, raturait, écrivait de nouveau ; et quand, ensuite, il se lisait à haute voix ce qu’il venait d’écrire, l’ensemble avait un air affecté, maladroit, bien moins harmonieux que les naïves chansons de son village natal.
Et ce n’était pas tout. À mesure qu’il peinait sur son poème syrien, il était amené à constater, tous les jours davantage, que ce n’était pas seulement la faculté d’écrire, mais aussi la faculté de penser, que la pratique des langues étrangères avait détruite en lui. Car la différence des langues, – il le découvrait davantage tous les jours, – ne consiste pas seulement à traduire une même idée en des mots différents : elle répond à une différence profonde dans les façons de concevoir ou d’ordonner les idées. Et chaque homme n’est capable que d’une seule de ces façons : de telle sorte que Barsabas, pour avoir voulu penser dans toutes les langues, était devenu incapable de penser dans aucune d’elles. Il continuait à pouvoir les parler toutes ; mais dans aucune d’elles il n’avait plus rien à dire. Ses idées, peu à peu, avaient cessé de vivre, en lui. Et maintenant il s’en rendait compte ; et jour et nuit il s’épuisait au travail, sans réussir à tirer de son cerveau une pensée qui ne fût point trop vague, trop terne, trop banale. Son cerveau était vide, comme si une avalanche de pierres avait écrasé toutes les fleurs qui, jadis, y avaient poussé.
Il avait bravement supporté, quinze ans auparavant, la perte de sa foi ; mais la perte de son intelligence lui fut un coup terrible. Il interrompit ses leçons, n’ayant pas le courage d’enseigner à autrui une science dont lui-même avait retiré d’aussi tristes effets. Il brûla ses manuscrits, il brûla tous les livres de sa bibliothèque ; et plusieurs mois durant il resta enfermé dans sa maison, tout entier au sentiment douloureux de son impuissance. Ni la fortune, ni la gloire, ni le luxe, ni la société des hommes, rien ne parvenait plus à le divertir. Il eut un moment l’idée de vendre ses biens et de voyager à travers le monde : mais les voyages lui paraissaient désormais une fatigue plus inutile encore que les autres. Il avait trop clairement acquis la certitude que jamais un homme ne peut prétendre à pénétrer l’âme d’aucun peuple, si ce n’est de celui où il est né et dont il fait partie. Sous les langues, sous les mœurs, sous les détails divers de la vie extérieure, il devinait dans chaque pays la présence d’une vie plus réelle et plus intime, à jamais insaisissable pour un étranger. Et c’est ce qu’il comprit non moins évidemment lorsque, sur le conseil d’un ami, il tenta de se mêler à la vie romaine. Huit jours passés au Forum et dans les assemblées lui suffirent pour se convaincre de l’inanité de cette tentative. La vie romaine était faite pour les Romains ; elle résultait d’un très vieux fonds d’habitudes et de pensées communes, et ceux-là seuls pouvaient y prendre part que la suite des siècles y avait préparés. Il se rappela ce que lui avait dit autrefois un philosophe d’Alexandrie : que Platon devait forcément rester incompréhensible à qui n’avait pas été nourri de l’Iliade. Oui, et, de la même façon, la vie présente de Rome ne laissait voir son vrai sens qu’à ceux dont les pères avaient vaincu Carthage. Lui, Barsabas, il n’était qu’un étranger, à Rome aussi bien qu’à Alexandrie, en tout endroit du monde où il se trouvait ! Un être impuissant, vide, incapable de toute pensée, voilà ce qu’avait fait de lui son cosmopolitisme ! Et chaque jour, le sentant davantage, il en éprouvait plus de honte et plus de frayeur.
Or un matin d’hiver, pendant qu’il errait au hasard des rues, un pauvre homme qui passait l’aborda respectueusement. Il tenait on main un papier sur lequel était inscrite l’adresse d’un hôpital : et, par gestes, il priait Barsabas de lui montrer sa route. Et Barsabas, levant les yeux sur lui, le reconnut aussitôt. C’était un paysan de son village, celui-là même à qui jadis, devant les portes de Jérusalem, il avait annoncé sa miraculeuse mission. Il l’appela donc par son nom ; après quoi, s’étant fait reconnaître, il l’interrogea sur sa présence à Rome. Le paysan n’y était arrivé que depuis quelques heures ; il venait chercher son jeune frère, qui était malade ; et il comptait repartir le lendemain matin.
Ses misérables vêtements tombaient en lambeaux ; il paraissait épuisé d’inquiétude, de fatigue, et de froid : mais une longue habitude de bonheur se lisait dans le regard de ses bons yeux bleus. Et Barsabas, d’abord, ne put s’empêcher d’en être jaloux. Il retrouva toutefois son ancien orgueil pour répondre au paysan, lorsque celui-ci se fût enhardi à lui demander s’il avait achevé de convertir Rome à la foi du Christ. – « Sache, répondit-il, que j’ai depuis longtemps cessé de prêcher l’Évangile, ayant été promu à un emploi plus haut ! Je suis maintenant un des personnages les plus considérables de Rome, et de tout l’empire. Je possède deux maisons, des centaines d’esclaves, un domaine plus vaste que Capernaüm ; et il n’y a pas au monde un seul homme plus savant que moi ! »
Là-dessus, se drapant dans sa toge, il fit mine de vouloir congédier son ancien ami, après lui avoir indiqué le chemin qu’il avait à suivre. Mais à peine l’eut-il vu s’éloigner, qu’il le rappela. Toute trace de sa hauteur avait soudain disparu : il tremblait, ses genoux fléchissaient, et c’est presque à voix basse qu’il demanda au paysan ce qui s’était passé dans son village, depuis vingt ans bientôt qu’il en était parti.
Oh ! frère, lui répondit le paysan, nous avons été, nous aussi, parfaitement heureux ! Et je t’assure que pas une fois, dans nos prières, nous n’avons manqué à implorer pour toi toutes les grâces du ciel, en récompense du bonheur que tu nous as valu ! Car c’est toi qui nous as enseigné à jouir de la vie ! Nous étions, jusque-là, comme des sauvages : nous avions la tête pleine de désirs trompeurs et de curiosités inutiles. C’est toi qui, par ton exemple, nous as tirés de cette barbarie, en appliquant parmi nous les leçons de ton divin maître. Et désormais, ayant appris de toi l’unique sagesse, nous mettons tout notre soin à en profiter. Que te dirai-je de plus ? Tel qu’était notre village quand tu nous as laissés, tel exactement tu le retrouverais aujourd’hui. Nos journées s’écoulent lentement ; et, bien qu’elles soient pareilles l’une à l’autre, chacune nous apporte quelque plaisir nouveau. Nous cultivons nos champs, nous paissons nos chèvres, nous habituons nos enfants à vivre comme nous. Le soir, réunis sur la grand-place, nous écoutons l’un de nous qui, à tour de rôle, nous raconte des fables ou nous chante des chansons ; car, imagine-toi, fables et chansons fleurissent d’elles-mêmes dans nos cœurs, depuis que nous avons arraché de ceux-ci les mauvaises herbes qui les encombraient. Et puis, avant de nous endormir dans les chers bras de nos femmes, nous remercions une dernière fois Jésus de la belle fête qu’a été la journée.
« Mais, de tous les secrets que tu nous as révélés, il y en a un qui, plus encore que les autres, peut-être, nous a été précieux. Te souviens-tu que, à deux ou trois reprises, tu as refusé de sortir du village, même pour aller te joindre à tes amis chrétiens ? Et nous, pareillement, nous avons pris de plus en plus l’habitude de ne jamais sortir de notre village. Nous avons borné toute notre vie aux limites des lieux où nous sommes nés, de façon à les mieux connaître, à nous sentir plus profondément en contact avec eux. Et c’est cela qui nous a permis de ne former, tous ensemble, qu’une même famille. Nous parlons tous la même langue, nous avons les mêmes rêves et les mêmes souvenirs. Si l’un de nous est triste, nous savons les moyens de le consoler. Si l’un de nous meurt, ses enfants trouvent aussitôt un autre père, tout prêt à les aimer et à les amuser. Et c’est comme si, jeunes et vieux, toutes nos pensées nous étaient communes. Seul, mon malheureux frère est venu à Rome, se figurant qu’il aurait plus de plaisir dans une grande ville : il n’y a eu que la faim et l’ennui.
« Ah ! Barsabas, quel que soit le nouveau métier que tu t’es choisi, tu mérites bien les faveurs dont le ciel t’a comblé ! Et grande sera la joie de tout le village, quand on saura que tu as daigné me reconnaître, humble et pauvre comme je suis ! Car ton souvenir est aujourd’hui aussi présent parmi nous qu’au lendemain du jour où tu nous as quittés. Les petits enfants eux-mêmes bénissent ton nom, et n’ont pas de plus douce ambition que de te ressembler. C’est ta maison qui, le dimanche, nous sert d’église. Et ton petit âne, – te le rappelles tu ? – de quels tendres soins nous l’aurions entouré, s’il avait pu survivre au chagrin de ton départ ! Mais la pauvre bête n’a pas pu y survivre ! Une semaine encore après être revenu de Jérusalem, je l’ai vue errer au flanc de la colline, comme si elle guettait l’heure de ton retour. Et puis, un matin, nous l’avons trouvée morte dans ton champ de figues.
– Et ma mère ?… Et ma femme ? – murmura Barsabas.
– Elles vivent l’une et l’autre, frère ; mais je craignais de te parler d’elles. Ce sont, en vérité, deux saintes, la richesse et la gloire de tout le village. Leur exemple a, pour nous, remplacé le tien ; et pas un jour ne s’est passé, depuis vingt ans, sans qu’un de nous leur ait dû un secours ou une consolation. Hélas ! pourquoi faut-il que, seules d’entre nous tous, elles souffrent d’une souffrance que nous ne puissions pas soulager ! Toujours prêtes à nous assister dans nos peines, elles seules ne prennent point de part à nos plaisirs. Les jeux même de nos enfants ne parviennent pas à les égayer. Et souvent nous les voyons, elles aussi, monter tristement au sommet de la colline, comme si elles conservaient l’espoir de ton retour !
Barsabas n’eut pas la force d’en entendre plus long. Il rentra chez lui, s’enferma dans sa chambre, et, tombant à genoux, il pria humblement :
– Seigneur Jésus, s’écria-t-il, béni soyez-vous d’avoir rouvert mes yeux à la vérité ! Ce don des langues, que mon orgueil m’a fait prendre pour un précieux privilège, ce n’était, je le vois, qu’une épreuve que vous m’imposiez. Et, avec ce don, l’orgueil est entré en moi, pour m’aveugler l’esprit et me pourrir le cœur. J’ai abandonné mon village, le seul lieu du monde où je pouvais vivre. Je me suis cru l’égal des apôtres que vous aviez élus, je me suis assigné une mission dont je n’étais pas digne ; j’ai sacrifié à de misérables chimères le souci de votre gloire et de mon bonheur. Chaque jour, depuis vingt ans, je me suis écarté du simple et droit chemin que vous m’aviez tracé. Et maintenant mes yeux se sont rouverts, et je tremble de honte au spectacle du bourbier que je suis devenu. Seigneur, mon péché est trop grand pour que je puisse rien attendre de votre indulgence ! Et déjà vous m’avez châtié, mon châtiment a commencé en même temps que ma faute. Mais, si mon châtiment ne doit jamais finir, faites du moins, ô Seigneur, que ma faute finisse ! Permettez-moi d’être de nouveau un chrétien ? un homme dont la vie serve aux autres, au lieu de leur nuire ! Rendez-moi le courage de renaître à vous ! Laissez-moi vous sentir encore debout près de moi, comme jadis, quand je jouais avec les enfants à Jérusalem ! Que les larmes de ma femme et de ma mère obtiennent de vous ce dernier miracle !
Ainsi pria Barsabas. Et sa prière fut, cette fois, exaucée : car lorsque, s’étant relevé, il voulut appeler ses esclaves pour prendre congé d’eux, il s’aperçut que le Seigneur l’avait rendu muet.
III
LE PÉNITENT
Et vera bene doctus est qui Dei voluntatem facit.
(Imitatio Christi, I, 4.)
Il vécut longtemps encore, dans son village, jouissant de la grâce nouvelle qu’il avait reçue de son maître.
Il avait eu cependant une minute d’angoisse, le soir de son retour, quand il avait revu ses anciens amis. Non qu’il souffrît de ne pouvoir pas répondre à leurs questions : jamais peut-être son don des langues ne lui avait apporté un contentement aussi parfait que ce don contraire qui l’avait remplacé. Mais c’était la première fois qu’il s’apercevait d’autres changements survenus en lui, et qui n’avaient de cause que sa propre sottise. En comparaison de lui, les plus vieux des habitants du village semblaient avoir vingt ans. Une fraîche et heureuse santé rayonnait de leurs bonnes figures ; leurs mouvements gardaient une aisance, une souplesse juvéniles ; et lui, le pauvre Barsabas, debout parmi eux avec son dos voûté, ses mains tremblantes, son crâne chauve et les rides de son front, il était comme une maison brûlée au milieu d’une rue.
Du moins l’accueil qu’ils lui firent ne tarda-t-il pas à le consoler. Le paysan qu’il avait rencontré à Rome lui avait dit vrai : son souvenir était resté aussi vivant pour eux que si son absence n’avait duré que quelques semaines. Ils l’avaient seulement appelé d’un autre nom, en naïf témoignage de leur reconnaissance. Le « Juste », c’est ainsi qu’à présent ils le désignaient. Et il n’y avait personne, dans le village, enfant ni vieillard, qui ne fût prêt à se dépouiller de tous ses biens pour les lui offrir. Aussi, malgré l’infirmité qui l’avait frappé, le supplièrent-ils, dès son retour, de consentir à être le chef de leur communauté. Mais le Juste avait décidément perdu le goût des honneurs. Son unique ambition était, désormais, de servir : car il ne se jugeait même plus digne de vivre en égal de ces braves gens, qui le priaient de leur commander.
Et bientôt une occasion de servir ses frères se présenta à lui. Il apprit qu’une vieille femme, qui l’avait autrefois bercé sur ses genoux, était fort empêchée de mener paître ses trois chèvres et son âne. Elle était fatiguée, malade : chaque jour la marche lui devenait plus pénible. Barsabas obtint qu’elle lui remît le soin de son petit troupeau. Tous les matins, au lever du soleil, il s’en allait avec ses nouveaux compagnons, en quête de quelque creux des collines où l’herbe fût verte et la feuillée épaisse. Parfois l’âne, qui avait l’humeur fantasque, se mettait à courir, ou bien encore refusait d’avancer. Parfois l’une des chèvres tombait dans un ravin, et Barsabas était forcé d’y descendre à sa suite. Mais il acceptait en souriant ces faciles épreuves. Et, au total, revoyant ses péchés, peu s’en fallait qu’il ne s’étonnât de l’excès d’indulgence de son Divin maître. Depuis longtemps, en effet, il ne se souvenait pas d’avoir connu une vie aussi heureuse : depuis le jour où il s’était cru appelé à convertir le monde.
« Quelle douce vie, songeait-il, quelle paix en moi et autour de moi ! La bleu du ciel s’argente de nuages transparents ; le parfum des fleurs fait chanter les cigales ; et voici mon chevreau noir qui accourt en bêlant, pour que je lui apprenne à sauter par-dessus mon bâton ! De ces chères créatures confiées à ma garde, il n’y en a pas une dont les pensées ne me soient familières. Je lis dans leurs yeux comme dans un livre : et, bien que ni elles ni moi ne puissions nous parler, je pénètre en elles sans ombre d’effort ; tandis qu’à Rome, avec toute ma science, l’âme de mes plus proches amis me restait fermée ! » Et il voyait alors que, pour pénétrer dans l’âme d’autrui, le moyen n’était pas de connaître les langues, ni les mœurs, ni l’histoire, mais simplement de s’oublier soi-même et d’aimer autrui.
Ainsi s’écoulèrent de tranquilles années, jusqu’à ce qu’un matin Barsabas, en s’éveillant, ne se sentit plus la force de se lever de son lit. Il comprit aussitôt que son maître avait achevé de lui pardonner. Et peut-être même ce pardon lui fut-il confirmé par un autre signe : car sa femme a raconté plus tard que, au moment où elle venait près de lui, elle l’avait entendu disant à voix haute, en patois galiléen, et avec son naïf accent de jadis : « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit béni ! » Mais le fait est que, ni à sa femme, ni à sa mère, ni à ses amis accourus en foule à son chevet, il ne parla autrement que par signes ; et il n’eut pas besoin d’une autre langue pour leur exprimer, de la façon la plus claire et la plus touchante, combien il était certain de se retrouver bientôt avec eux, dans un monde où Dieu ne pourrait manquer de leur concéder, à jamais, un village et des collines semblables aux leurs.
Puis il s’éteignit doucement, tranquillement, comme un enfant s’endort. Et, si les hasards d’une excursion vous conduisaient dans le village de Galilée où il a vécu les seules années vivantes de sa vie, les habitants ne manqueraient pas de vous répéter l’histoire de ce Juste à qui son Divin maître, après lui avoir accordé la grâce de parler toutes les langues, avait daigné accorder la grâce, plus précieuse encore, de trouver le repos et le bonheur sans en parler aucune.
Teodor de Wyzewa,
Contes chrétiens, 1900.
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