Pénitence
Fred jeta un coup d’œil à la pendulette du tableau de bord. La grande aiguille allait passer sur la petite, à la verticale.
— Minuit, dans un instant ! Je ne suis pas en avance !
Le jeune homme appuya sur l’accélérateur, la voiture fit un bond en avant, cependant que les aiguilles dansaient follement sur le cadran du compteur.
140 kilomètres/heure, 142… 145…
Il n’y eut pas de 146… Seulement une embardée terrible, un choc, une masse inerte sur la route.
Les freins avaient à peine fini de crisser que, de nouveau, Fred écrasait du pied la pédale qui à nouveau le propulsait à toute vitesse.
Un instant, il avait senti avec force qu’il lui fallait s’arrêter ; que rien d’autre n’était à faire ; que celui qu’il avait renversé — un vieillard autant qu’il avait pu en juger — n’était peut-être que blessé ; qu’un secours immédiat pourrait en ce cas le sauver…
Mais Fred, en même temps que la silhouette du passant accidenté, avait maintenant devant l’esprit cet autre drame qui l’attendait, lui :
— J’ai eu tort d’emprunter la voiture de grand-mère sans son autorisation. Elle devait renouveler son assurance ces jours-ci. L’avait-elle fait ? Ou bien, ne sortait-elle plus parce qu’elle n’était pas en règle ? S’il en est ainsi, je suis perdu.
140… 145… 146…
Fred n’ira jamais assez vite, pense-t-il, pour fuir cette terrible responsabilité qu’il laisse derrière lui, sur la Nationale où gît un homme blessé, ensanglanté.
149 kilomètres/heure !…
Non,
le jeune homme n’atteindra pas ce soir, ni jamais, les 150 kilomètres à l’heure. Au tournant brusque de la route, il y a eu l’obstacle : cet arbre sur lequel Fred a été fracasser l’auto de sa grand-mère et disloquer son pauvre corps à lui.
* * *
La nuit, c’est la nuit, même quand brille le soleil, pour ce garçon qui est dans le coma.
— Où suis-je ?
Le cerveau se remet à fonctionner, faiblement. Est-ce le mieux de la fin ?
Une silhouette s’est penchée sur le grand blessé : une silhouette vêtue de blanc et qui explique d’un mot :
— L’accident, l’hôpital, ne bougez pas. Vous avez une visite : le curé de votre paroisse, il va venir vous bénir.
Fred est tout à coup extraordinairement lucide. Un prêtre ? Pour le bénir seulement ? Non, il a plus et mieux à faire certainement.
— Je voudrais me confesser !
Ah ! que c’est bon une confession… Jamais le garçon — joyeux compagnon, mais un peu fou — ne l’a comme en cet instant, compris.
« Dieu est bon qui n’a pas permis que je me présente au jugement dernier avec sur ma conscience la mort de cet homme que j’ai tué sur la route par ma folle imprudence. Dieu est bon qui pardonne même cela : qui pardonnerait plus encore à qui se repent ! »
Fred se sent plus léger : il n’a plus ce poids dans sa pauvre tête endolorie.
— Vous guérirez je pense, mon cher enfant, a dit le prêtre. Nous parlerons plus tard de la réparation, quand vous serez en état d’y travailler.
* * *
La réparation ?… Quelle réparation ?
Dans la tête fatiguée de Fred passent des images : celles de ses pauvres membres brisés qui ont fameusement besoin, en effet, d’être réparés. Mais ce n’est pas à cela que le prêtre pensait…
* * *
— Bonjour, mon cher Fred, lance-t-il quelques semaines plus tard, en voyant le garçon venir vers lui dans son fauteuil d’infirme. Allons, je vois que vous êtes rétabli autant que vous pouvez l’être. Vous sentez-vous assez fort pour que nous finissions de régler cette affaire que nous avons laissée en suspens ?
Oui, Fred peut étudier ce problème que, par nécessité, il a fallu différer : celui de la réparation.
— Les tribunaux des hommes décideront, mon cher petit, l’importance de ce que votre grand-mère devra verser à la veuve de ce malheureux que vous avez… disons renversé. Mais quelle que soit la rente qu’on lui allouera, aucune somme d’argent ne remplacera jamais auprès de Madame Bertrand les trésors d’affection que représentait pour elle une vieillesse heureuse auprès de son vieux compagnon. Dans ce domaine aussi, vous avez à réparer, que proposez-vous ?
Fred a demandé du temps pour méditer sur la question. Pour la première fois de sa vie, il réalise que l’argent ne paie pas tout.
— J’irai voir Madame Bertrand, décide-t-il, pour lui demander pardon… et lui offrir mon amitié, si elle ne la repousse pas.
* * *
Si vous passez devant la maison de cette vieille dame en deuil, vous y verrez souvent, dans le petit jardin, à côté de Madame Bertrand, un fauteuil d’infirme.
Fred ne fait plus que du « 5 » à l’heure, et c’est, en général, pour aller sonner à la porte de sa vieille nouvelle amie qu’il essaie de consoler en la sortant de sa terrible solitude.
Claude FALAISE
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