Par un beau matin froid mais clair, la roulotte tant espérée est parvenue sur la place du village. André, sans cesse aux aguets, a couru prévenir ses grands amis, et, aussitôt après déjeuner, la troupe, sous l’égide du cousin Bernard, arrive au grand complet.
Les garçons constatent, ô bonheur ! que la roulotte, pauvre mais propre, possède un vieux moteur et se précipitent pour en vérifier la marque.
Pendant cette inspection, Bernadette, suivie des petites filles, frappe à la porte close.
Un minois passablement ébouriffé paraît instantanément, et les yeux, craintifs d’abord, s’éclairent en reconnaissant la jeune fille.
— Bonjour, mon petit Nono, dit Bernadette en caressant affectueusement les cheveux frisés. Est-ce que maman est là ?
Relevant sa frimousse, Nono, sans répondre, fait signe que oui, puis il prend sans façon la main de la jeune fille et la fait entrer.
Annie et Colette hésitent sur le seuil, mais une femme bien maigre, sous d’humbles vêtements noirs, les traits ravagés par la souffrance, dit d’une voix chantante :
— Entrez, mes petites demoiselles.
Puis, tournant vers Bernadette ses grands yeux noirs soudain pleins de larmes, elle ajoute regardant les deux petites : — Et moi… je n’en ai plus !
Nono a pris un air farouche pour lutter contre ses propres larmes. Colette et Annie ont le cœur serré, et il faut toute la douceur de Bernadette, tout l’entrain des garçons, qui viennent à la rescousse, pour adoucir le premier contact.
Mais, quand on se quitte, c’est avec des au revoir affectueux et de bonnes poignées de mains.
Jean a passé son bras sous celui de sa grande sœur.
— Dis, Bernadette, comment va-t-on s’arranger pour bien préparer ce petit Nono ?
— Il est déjà convenu avec maman que nous lui ferons comprendre à fond son catéchisme. Vous, la jeunesse, débrouillez-vous. Étudiez votre affaire ; à vous de lui expliquer la liturgie du baptême et de la
Toute la maison sut bientôt quelles étaient ces idées merveilleuses, splendides, car Colette, les cheveux au vent, expliquait à haute et intelligible voix : — Je parie que tu n’as pensé à rien, Bernard, ni les autres non plus : que vous avez cru qu’on allait baptiser Nono, comme sa petite sœur, in extremis, comme dit maman…
— Qu’est-ce qui te prend ? riposte Bernard légèrement ahuri… mais jamais de la vie ! Nono recevra le baptême à l’église, en grande pompe.
— Et vous savez tous, bien entendu, continue Colette de son petit air moqueur, ce que signifient toutes les cérémonies dont M. le curé accompagnera le baptême ?…
Silence gêné.
Mais Bernard se ressaisit vite.
— Et toi, tu es au courant, sans doute ?
— Pas du tout, seulement je l’avoue, voilà, et je voulais vous le faire avouer, ce qui n’est pas si facile ! Alors, si vous n’êtes pas plus au courant que moi, soyons sérieux. Tu seras parrain, Bernard, et moi marraine. Il s’agit de comprendre pour de bon ce que nous allons faire. Je propose une répétition générale à l’église, sous les ordres de M. le curé.
— Après tout, petite peste, tu n’as pas tout à fait tort, mais alors, préviens ma tante, prenons nos sabots, et en route.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Les garçons filent comme des flèches, car la route est couverte de verglas. Ils glissent, adroits et souples, sur le sol gelé.
Annie et Colette, plus calmes, se tiennent par le bras, esquissent quelques courtes glissades et, finalement, règlent leur allure pour ne pas tomber.
C’est à la porte même de l’église qu’on trouve M. le curé, très occupé des préparatifs de la crèche.
— Oh ! que vous tombez bien, mes enfants ! Vous allez piquer mes sapins, construire la grotte en papier rocher, etc…, etc. Que veniez-vous faire ?
— Apprendre comment on baptise, monsieur le curé.
— En voilà une idée ! C’est toi, Bernard, qui as ces velléités de séminariste ?
— Non, monsieur le curé, c’est moi.
— Toi !… Colette ?…
— Oui, oui, oui, ponctue Colette, et je vais vous expliquer pourquoi, monsieur le curé, et vous direz : Elle a raison, cette petite !
— Pas possible ? Voyons un peu ces explications.
Il faut croire qu’elles sont convaincantes, car le vieux prêtre accorde tout ce qu’on veut et pénètre avec la jeunesse sous le porche de l’église.
Après une courte et fervente adoration, M. le curé appelle Pierrot.
Un fin brouillard a tout revêtu d’un manteau humide et sombre. On n’y voit pas à cinquante mètres. A la maison, les murs eux-mêmes sont humides, et Pierrot déclare avec dégoût que la rampe de l’escalier lui « colle aux mains », ce qui lui évite de s’en servir.
Mais que les récréations sont longues ! Il faut une patience à maman, comme à Marianick, pour supporter les questions, les soupirs, les lamentations ou, ce qui est pire, les inventions de Pierre !
Pour le moment, il s’est glissé dans le coffre à bois et se met en devoir d’en rabattre le couvercle, avec des ruses de sauvage, non sans laisser un petit passage d’air frais, quand, si enfoui qu’il soit, il croit entendre à la grille un vague coup de sonnette ; oubliant toute prudence, Pierrot bondit hors du coffre, comme un diable hors d’une boîte, au risque de faire évanouir Marianick, et s’engouffre dans le jardin par la porte de la cuisine.
Avant que la vieille Bretonne ait retrouvé la parole, Pierrot rentre triomphant, une dépêche à la main.
— Qu’est-ce que c’est encore que cette affaire là ? s’exclame la cuisinière. Pourvu que ta pauvre maman n’en ait pas d’ennui ! Donne-moi ça, que je lui porte ; tu lui tourneras les sangs avec tes manières impossibles !
Pierrot sur les talons, car il brûle de savoir le contenu de ce mystérieux papier bleu, Marianick porte la dépêche au bureau, où maman l’ouvre avec une certaine émotion. Mais son visage s’éclaire d’un joyeux sourire, la dépêche contient ceci : « Hourrah ! Collège licencié, arriverons ce soir, affectueusement. Cousin Bernard. »
Ce que peut être cette fin de journée, chacun le devine. Pierrot a essayé tous les matelas,
Cette fois, il neige. Les flocons tombent serrés, gelés, et bientôt couvrent tout. Ils craquent sous les pieds de Colette, qui quitte l’école en hâte pour courir au presbytère, où, ce jour-là, le père Pierre doit venir la chercher. Quand elle entre, tout essoufflée, dans la cuisine, elle y trouve monsieur le curé qui récite son bréviaire et André étudiant ses leçons.
Dans l’âtre, quelques humbles morceaux de bois se consument. Le vieux prêtre les rapproche en hâte.
— Viens te chauffer, ma petite fille. Tu as une demi-heure d’avance sur le père Pierre et j’en conçois du souci. Il est allé pour un marché, au hameau des Grands-Chênes ; il m’a prévenu qu’il serait en retard, et par cette neige, je n’aime guère à penser que tu seras au grand noir à courir par là sur les routes.
Colette a un rire léger, qui fuse sous son grand capuchon.
— On trottera ferme, et le père Pierre me racontera des légendes du temps des loups, quand les landes au bord de l’étang étaient des forêts sauvages… Je suis folle de ses vieilles histoires ! Il les raconte avec une voix lente, en branlant sa lanterne dont les verres sont rouges, et qui projettent sur la route des lueurs fantastiques. Ce soir, sur la neige, ce sera délicieux.
— En attendant, regarde ce que Brigitte t’apporte.
— Oh ! Brigitte, ma vieille Brigitte, que vous êtes bonne ! Du lait chaud et des châtaignes ! Je ne pourrai dîner ce soir à la maison. Mais, en attendant, ce que ça va être exquis !
* * *
Et Colette épluche les châtaignes avec une joie d’enfant, pour les faire tomber une à une dans le bol de lait fumant. Mais son esprit n’en court pas moins au hasard de ses pensées, et voilà qu’elle dit brusquement : — Vous savez, Monsieur le curé, vous m’avez laissée en panne l’autre soir, après l’équipée des garçons.
— Comment cela ?
— Mais oui ! vous êtes parti, sans m’avoir expliqué quelles sont les prières qui composent l’Office divin.
— Tiens, c’est vrai. Rien de plus simple que de compléter à l’instant. Tu t’es certainement rendu compte, en suivant les offices, que les psaumes y tiennent une grande place. As-tu remarqué combien on sent passer, à travers ces psaumes, tous les sentiments de repentir, de louange, d’amour de Dieu ?
— Je ne suis pas sûre d’y avoir fait grande attention. Je sais pourtant par cœur
Voilà qui mettrait en liesse l’humeur nonchalante de Pierrot, s’il ne contemplait, le nez collé à la fenêtre, les feuilles mortes qui tourbillonnent.
À les voir danser, voler, retomber, sous les rafales du vent du nord, Pierrot devient mélancolique. Il monologue : — Par ce froid de canard, maman me permettra-t-elle d’aller jusqu’au village ? C’est assommant de n’avoir plus ici ni frère ni cousin. Colette est bonne fille, mais ce n’est jamais qu’une fille et ça ne peut pas valoir la moitié d’un garçon.
Cette constatation eût sans doute plongé petit Pierre dans un monde de pensées toutes plus désolantes les unes que les autres, quand un magistral coup de sonnette lui fait pousser un hourrah « formidable », selon le langage de son temps.
Adieu le vent du nord, les feuilles mortes et l’insuffisance des filles ! Voici paraître, à la grille du jardin, M. le curé avec le petit André. Du coup, la vie est belle, et Pierrot se sent l’enfant le plus heureux du monde.
Maman, en revanche, est fort inquiète de l’imprudence de son vieil ami : — Oh ! monsieur le curé, quelle folie ! Comment êtes-vous venu par un temps pareil ?
— Bah ! j’en ai vu bien d’autres, et je ne m’en porte pas plus mal. Et puis, c’est jeudi ; André a de bonnes notes ; je pense que celles de Pierrot sont bonnes aussi : il faut récompenser ces enfants-là.
Hum ! Pierrot se sent tout à coup redevenir malheureux.
— Regardez cette tête, monsieur le curé, et dites-moi si vous croyez que ce jeune homme a de bonnes notes ?
Le vieux prêtre passe la main en souriant sur les cheveux frais coupés : — Tu n’as pourtant plus tes boucles de bébé, mon bonhomme, et il faudrait songer à travailler, comme un grand. Que dira papa quand il reviendra pour Noël ?
Papa ! La pensée du reproche paternel met une larme contrite au coin des yeux de Pierrot, et son vieil ami s’en contente.
— Va, si maman permet, emmène André ramasser du bois mort au bord du petit bois. Couvrez-vous bien, et rapportez‑m’en deux gros fagots pour mes pauvres.
Un coup d’œil à maman pour voir si elle approuve, et puis les deux petits s’envolent, tout trace de souci de nouveau disparue.
— Cette paresse de Pierrot m’inquiète, monsieur le curé, je vous assure, dit maman en reprenant son tricot.
— Il a du cœur et c’est un bon petit. Il faut seulement stimuler sa volonté. Le bon Dieu vous y aidera. Voyez Yvon : il était bien un peu « flemme » aussi jadis, comme ils disent.
— Tiens, au fait, c’est vrai ! Je l’avais bien oublié. Il s’est tellement transformé ! À propos d’Yvon, monsieur le curé, Colette m’a témoigné le désir de s’associer davantage à la vocation de son cousin par une étude, abrégée évidemment, mais pourtant sérieuse, de la liturgie. Nous avons commencé un peu ces soirs derniers. Colette met l’entrain que vous devinez, mais Pierrot nous a fait une tête impossible, à laquelle d’ailleurs j’ai semblé ne prêter aucune attention. Mon bonhomme en a profité pour se draper dans une attitude d’indifférence, et puis il s’est laissé prendre au jeu, il m’a questionné. Finalement, je le sens déjà intéressé. Reste à savoir si cela durera, car évidemment c’est un peu austère pour son âge.
— Pas tant que cela. Vous verrez qu’il y prendra goût, surtout quand vous lui aurez annoncé que, s’il bataille avec sa paresse, nous le préparerons à sa première communion, de manière à ce qu’il la fasse le jour où Yvon dira sa première messe ici. En attendant, si vous appeliez Colette, je répondrais à ses questions, tandis que notre pauvre paresseux court les bois.
Dix minutes après, Colette avait repris sa place sur le petit tabouret et la leçon battait son plein.
— Monsieur le curé, maman m’a dit que la langue de l’Église était le latin. Pourquoi ?
C’est le chant qui donne à la langue liturgique sa forme la plus expressive.