Chapitre V
Quel triste mois de décembre !
Un fin brouillard a tout revêtu d’un manteau humide et sombre. On n’y voit pas à cinquante mètres. A la maison, les murs eux-mêmes sont humides, et Pierrot déclare avec dégoût que la rampe de l’escalier lui « colle aux mains », ce qui lui évite de s’en servir.
Mais que les récréations sont longues ! Il faut une patience à maman, comme à Marianick, pour supporter les questions, les soupirs, les lamentations ou, ce qui est pire, les inventions de Pierre !
Pour le moment, il s’est glissé dans le coffre à bois et se met en devoir d’en rabattre le couvercle, avec des ruses de sauvage, non sans laisser un petit passage d’air frais, quand, si enfoui qu’il soit, il croit entendre à la grille un vague coup de sonnette ; oubliant toute prudence, Pierrot bondit hors du coffre, comme un diable hors d’une boîte, au risque de faire évanouir Marianick, et s’engouffre dans le jardin par la porte de la cuisine.
Avant que la vieille Bretonne ait retrouvé la parole, Pierrot rentre triomphant, une dépêche à la main.
— Qu’est-ce que c’est encore que cette affaire là ? s’exclame la cuisinière. Pourvu que ta pauvre maman n’en ait pas d’ennui ! Donne-moi ça, que je lui porte ; tu lui tourneras les sangs avec tes manières impossibles !
Pierrot sur les talons, car il brûle de savoir le contenu de ce mystérieux papier bleu, Marianick porte la dépêche au bureau, où maman l’ouvre avec une certaine émotion. Mais son visage s’éclaire d’un joyeux sourire, la dépêche contient ceci : « Hourrah ! Collège licencié, arriverons ce soir, affectueusement. Cousin Bernard. »
Ce que peut être cette fin de journée, chacun le devine. Pierrot a essayé tous les matelas, en faisant la cabriole par-dessus, et Colette a monté au moins vingt fois de trop les étages, oubliant à chaque instant, dans sa joie, ce qu’elle est allée chercher.
On fait du feu dans toutes les cheminées, on prépare un gâteau au chocolat et, vers 5 heures, c’est la bienheureuse arrivée. Tante Jeanne, les cousins Annie et Bernard ainsi que Jean, le frère de Colette et Pierre, sont là.
A dîner, tout en savourant une soupe aux choux, triomphe de Marianick, Bernard raconte comment une épidémie de « merveilleux » oreillons a valu le renvoi des élèves et des vacances de quinze jours.
— Jusqu’au 7 janvier, tante, précise-t-il ; songez donc : jusqu’au 7 janvier !
— J’en conclu que puisque vous aurez si largement le temps de vous amuser, il faut commencer, mes enfants, par vous coucher de bonne heure, et je vous préviens que j’éteins la lumière à 9 heures et demie.
Malgré les protestations de la jeunesse, ainsi fut fait. Le lendemain, dès l’aurore, le facteur devait à son tour mettre de l’émotion dans l’air.
Colette, au bas de l’escalier, une lettre à la main, crie de toutes ses forces :
Hé ! là-haut ! Bernard !… Annie !… où êtes-vous donc ? Jean ! mais descendez donc ; … il y a des nouvelles de Bernadette.
Bernadette, en stage d’infirmière au dispensaire de Z… donnait régulièrement des nouvelles.
— Et après ! répond la voix chaude de Bernard. A‑t-elle « opéré » à la place du professeur je ne sais qui ?
— Parfaitement, riposte Colette moqueuse, elle a fait une admirable opération ; seulement, ce n’est pas le chirurgien qu’elle a remplacé, c’est M. le curé.
— Ça par exemple !… tu nous en contes !
Et Bernard, cinq marches d’un coup, enjambe l’escalier, mais Colette a déjà pris son vol vers le bureau.
Toute la bande, en trombe, y entre derrière elle, questionnant à la fois.
* * *
Quand le tumulte est un peu apaisé, maman explique :
— Bernadette, mes enfants, rencontrait chaque matin, ces temps-ci, en allant au dispensaire, deux petits forains, qui jouaient entre leur roulotte et la rivière que vous connaissez bien. Elle avait remarqué qu’une petite fille, toute fluette, était bien délicate pour courir avec son frère plus fort et plus âgé, et qu’il était à craindre qu’elle ne vint un jour à glisser dans l’eau.
— Cette rencontre quotidienne avait mis de la sympathie entre Bernadette et les habitants de la roulotte. Écoutez maintenant la fin de cette tragique histoire ; je lis la lettre : « Ce dont j’avais peur est arrivé. La pauvre petite Nina, en courant avec son frère, est tombée dans la rivière.
« Ses parents, désespérés, l’ont retirée sans connaissance et sont accourus demander du secours au dispensaire. Le docteur et moi n’avons fait qu’un bond jusqu’à la roulotte.
« Pendant au moins deux heures, nous avons tout essayé pour ranimer l’enfant. Les parents me suppliaient de sauver leur petite Nina, et moi, je suppliais tout bas le Bon Dieu de sauver son âme.
« J’essayai doucement de parler du ciel, du bonheur de là-haut où on se retrouverait tous. Les pauvres gens avaient eu jadis la Foi, mais leurs enfants n’étaient pas baptisés.
« Vous imaginez mon angoisse, quand, tout à coup, Nina ouvre les yeux. Je sens qu’elle me reconnaît, car elle a comme un pauvre sourire. Le cœur bat à peine, je ne trouve pas le pouls et certainement elle va mourir.
« Alors, je demande un verre d’eau. Penchée sur la pauvre petite, je lui murmure tout doucement : qu’elle a au ciel un Père qui l’aime, qu’elle va aller le voir dans une belle lumière et une grande joie, qu’à ce Père si bon il faut demander pardon, avec moi, d’avoir été quelquefois un peu méchante, et puis je la baptise au nom du Père et du Fils, et du Saint-Esprit. Son regard devient délicieux, lumineux, d’une tendresse ravissante, il va à ses parents, au pauvre petit gars qui sanglote, à moi qu’il fixe, et puis j’entends passer un soupir, un souffle. Nina s’est envolée chez le Bon Dieu. »
— Ça, dit Bernard, beaucoup plus ému qu’il ne veut le paraître, c’est une histoire peu banale.
Puis, après un instant de réflexion :
— Savez-vous ce qu’il faut répondre à Bernadette, ma tante ?
— Qu’elle a bien à remercier le Bon Dieu.
— Si vous voulez, tante, mais ce que je voudrais surtout, c’est que vous lui proposiez de faire venir ici la roulotte. On fera le catéchisme au pauvre gosse, qui doit avoir un chagrin fou, on lui remontera le moral, et puis M. le curé le baptisera.
— Pour une riche idée, Bernard, c’est une riche idée, crie Colette enthousiasmée. N’est-ce pas, maman, vous permettez ?
— Certes oui !
Dès le soir même, on obtient aussi le consentement de M. le curé, et puis tout est mis en branle pour que les amis de Bernadette soient là pendant les vacances.
Tout en faisant à ce sujet mille projets joyeux, Colette interroge sa mère :
— Tu as dit, maman, que Bernadette avait baptisé Nina in extremis. Qu’est-ce que cela signifie ?
— A toute extrémité, ou, si tu aimes mieux, en danger de mort, alors qu’il n’y a pas moyen de faire autrement, car tu n’ignores pas, qu’en cas de nécessité, toute personne peut et doit baptiser.
— J’ai compris, maman. Bernadette a baptisé Nina, parce qu’il n’y avait pas le temps d’aller chercher un prêtre.
— Exactement, et c’était son devoir. Mais, ce qu’il faut bien retenir de toute cette émouvante affaire, c’est ceci :
Le sacrement de baptême consiste essentiellement à verser de l’eau naturelle sur la tête de la personne que l’on baptise en prononçant soi-même, en même temps, les paroles que tu sais par cœur : « X…, je te baptise au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. » Ce sacrement imprime dans l’âme de celui qui le reçoit un caractère ineffaçable, le caractère du chrétien. En conséquence on ne peut le recevoir qu’une fois. Seulement, à ce sacrement de baptême proprement dit, l’Église, dans l’ordre habituel des choses, a voulu ajouter des prières et des cérémonies spéciales, destinées à préparer, puis à fortifier le nouveau baptisé. Ces prières et ces cérémonies sont de toute beauté, quand on les comprend vraiment ; malheureusement, il est bien rare qu’on se donne la peine de les étudier et de les approfondir.
Colette est de plus en plus attentive. Elle relève sa tête blonde.
— Ça me donne des idées, maman.
— Des idées ! Lesquelles ?
Colette jette les bras autour du cou de maman, l’embrasse d’un baiser léger, en lui glissant à l’oreille :
— Des idées merveilleuses… que vous trouverez splendides ! Je cours les dires aux autres !
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