Chapitre II
Non, petit Pierre ne perdra rien pour attendre. Il s’en doute bien et il est aux aguets. Ce petit homme est partisan du moindre effort. Il n’ignore pas que maman ne varie jamais dans ses décisions et qu’il faudra, bon gré mal gré, écouter un jour ou l’autre les explications promises à sa sœur ; aussi tend-il l’oreille pour surprendre sa rentrée. Quand il entend les petits sabots claquer, il trouve un prétexte pour quitter le bureau où il vient de terminer ses problèmes et va offrir ses services à Marianick.
— Qu’est-ce qui te prend ? dit, soupçonneuse, la bonne vieille Bretonne. Pourquoi viens-tu m’encombrer une demi-heure avant le dîner ? La cuisine n’est pas si grande et tu vas te trouver en travers de tout ce que j’ai à faire. C’est ta maman qui t’envoie ?
Pierrot est paresseux, mais il ne ment jamais.
— Non, c’est moi qui viens tout seul, pour t’aider.
— M’aider ! Bonne sainte Anne ! Tu veux dire me faire enrager ! C’est l’heure pour toi d’être au bureau ; vas‑y.
Marianick ne plaisante pas quand elle parle sur ce ton, et Pierrot réfléchit avec peine que la cuisine et le bureau sont les deux seules pièces chauffées pour le moment ; alors ?…
L’oreille basse, il regarde le coin du feu, près duquel Colette a repris place, sur le petit tabouret qu’elle affectionne particulièrement.
Maman ne semble pas s’apercevoir de la mine déconfite de son benjamin :
— Nous allons faire un peu de liturgie, Colette, comme je te l’ai promis hier. Mais les débuts, je t’en préviens, te sembleront beaucoup plus difficiles que tu ne l’avais pensé.
Tu es courageuse. Mets‑y toute ton attention et, à mesure que nous avancerons, tu verras à quel point tu seras intéressée. Je vais commencer par te poser une question à laquelle tu ne t’attends certainement pas. Te souviens-tu de notre audience au Vatican ?
— Certes, oui. Mais quel rapport cette audience peut-elle avoir avec la liturgie ?
— N’as-tu pas vu comment nous nous sommes soumis, tous, à l’étiquette, aux marques de respect, de vénération, indispensables, quand nous avons été reçus par le Saint-Père ? Réfléchis un peu. Pourquoi tant de cérémonies ?
Colette hésite, puis répond :
— Je crois, maman, que vous voulez me faire remarquer qu’on ne peut par parler au Pape, aux rois, aux grands de ce monde sans se soumettre à certaines règles de politesse particulières.
Pierrot, qui s’est dissimulé sous la table, doit écouter sans en avoir l’air, car il raille tout à coup :
— Tiens, belle trouvaille ! Penses-tu qu’on les approche le chapeau sur la tête ?
Colette hausse les épaules. Mais maman continue :
— Et puis, en parcourant ton histoire, n’as-tu pas remarqué qu’on entoure souvent de signes symboliques ceux qu’on veut honorer ? Ainsi on offre au Pape les clefs de saint Pierre. Qu’est-ce que cela signifie ?
— Qu’il a le pouvoir d’ouvrir et de fermer les portes du Ciel.
— Exactement. Comment tous les symboles, ces clefs sont une image. Nous ne voyons pas le pouvoir du Pape, mais nous voyons les clefs, qui y font penser.
Maintenant, ajoutons simplement que, s’il est une étiquette à observer devant les grands de ce monde, comment ne pas garder devant Dieu une tenue plus respectueuse encore, en nous soumettant aux règles que l’Église nous impose pour cela ; de plus, il est une manière symbolique d’exprimer ainsi à Dieu nos prières et notre adorations, et cela, vois-tu, c’est de la liturgie.
— Comme c’est clair !
— Oui, mais ce n’est pas complet. Avant de te donner une définition plus exacte, il faut encore que nous nous rappelions ceci : nous sommes composés d’une âme et d’un corps. Notre religion doit être avant tout celle de notre âme, de notre cœur, de notre intelligence.
— Ça se devine, maman. À quoi servirait-il d’aller à l’église si l’on ne croyait pas que le Bon Dieu est là, si l’on ne priait pas, si l’on pensait tout le temps à autre chose.
— Évidemment. Mais nous avons un corps, créé aussi par Dieu et serviteur de notre âme. Il doit donc participer à l’hommage rendu à Dieu…
Pierrot fait entendre un grognement :
— Participer, ça veut dire quoi ?
— Tiens, tu écoutes ! dit maman malicieusement. Hé bien ! tu participes à la leçon, tu en prends ta part.
On entend sous la table un « Ah ! » qui en dit long, et maman, tout en regardant Colette d’un air amusé, reprend :
— Est-ce que ton catéchisme ne t’a pas appris que l’hommage et l’adoration que nous rendons à Dieu, avec notre corps et avec notre âme, forme ce qu’on appelle le culte divin ? Et ce culte peut être, tu le sais aussi, peut-être intérieur ou extérieur, privé ou public.
À ce moment, la tête de Pierrot apparaît entre les deux pieds de la table. Deux yeux narquois fixent Colette et une voix moqueuse déclare :
— Alors toi, Colette, quand tu fais tes prières tout bas dans ta chambre, c’est ton culte privé ? Heureusement, ça ne serait pas drôle, tu sais, s’il fallait que tout le monde en soit !
— Ne parle pas pour dire des idioties, mon pauvre Pierrot, reprend Colette de son plus grand air, et tâche seulement de te tenir un peu mieux à l’église, le dimanche, quand le culte est bien cette fois extérieur et public.
— Oui, ajoute maman, et je serais bien contente si tu parvenais à obtenir que ton corps et ton âme en aient leur part.
— Comment ? fait Pierrot d’un ton innocent.
— Comment ? Tu le sais fort bien. J’ai entendu M. le curé vous demander l’autre jour, au catéchisme des garçons, si vous aviez la jambe cassée, tant vous sembliez infirmes pour faire votre génuflexion. Et ce moulin à vent de certaines têtes à tout bruit de portes ouvertes ou de pas dans la nef, est-ce une tenue devant le Bon Dieu, notre Créateur et le Maître absolu de toutes choses ? Et ce nez en l’air pendant les prières de la messe, où vous semblez infiniment plus occupés à compte les pierres de la voûte qu’à prier, vos âmes sont-elles bien recueillies pendant ce temps ? Dites-vous vraiment au Bon Dieu que vous l’adorez et que vous l’aimez ?
Pierrot trouve que la conversation prend une tournure inquiétante et guette l’occasion de se glisser inaperçu vers la porte pour aller rejoindre Marianick.
Colette, tout à son affaire, continue :
— Alors, maman, c’est compris : le culte divin, privé ou public, est une adoration, une louange que nous rendons à Dieu avec notre être tout entier.
— Nous n’avons plus qu’à conclure. Ce culte et toutes les cérémonies qu’il comporte : attitudes, gestes, chants, prières, symboles, solennités des grandes fêtes religieuses, se déroule selon les formes prescrites par l’autorité de l’Église. As-tu saisi ?
— Je pense que oui. Cet ensemble de prières et de cérémonies, c’est la liturgie ?
— Nous y sommes. Et pour compléter ta science, j’ajoute que le terme « liturgie » vient de deux mots grecs : leitos, public, ergon, œuvre, c’est-à-dire ce que l’on fait en public.
— Oh ! maman, vous savez ! Le grec et moi ça fait deux. Je tâcherai tout de même de m’en souvenir. Mais, dites-moi, quelle est la partie la plus importante de cet ensemble ? Est-ce que ce n’est pas la messe et le sacrement de l’Eucharistie ?
— Bien entendu. Ils forment le centre de la liturgie. Tout se déroule autour de ce centre.
Tu es sérieuse désormais, ma chérie, pour me comprendre : quand on réfléchit à ces choses magnifiques, on s’aperçoit que la liturgie remonte à cette première messe célébrée par Jésus lui-même la veille de sa mort, et à ses paroles : Faites ceci en mémoire de moi.
C’est parce que Jésus leur en avait donné directement le pouvoir que les apôtres ont établi les principes, les règles à suivre, dans la célébration du Saint Sacrifice, l’administration des sacrements et la prière.
Petit à petit, les papes et les évêques ont complété et codifié les règles.
Colette est songeuse. Ses yeux suivent la flamme qui va et vient, lumineuse, légère, sur le front noirci de la vieille cheminée, mais sa pensée est ailleurs.
De nouveau, d’un mouvement léger, elle vire sur son petit tabouret et, son regard dans celui de sa mère, elle dit :
— Vous avez raison, maman ; ce n’est pas si facile que ça de découvrir la liturgie, mais je suis absolument décidée à aller jusqu’au bout.
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