Catégorie : <span>2 *** LES AUTEURS ***</span>

Auteur : Lenotre, G. | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 24 minutes
Légende de Noël sous la Révolution - G. Lenôtre
C’é­tait une grande .

Aus­si loin que se reportent dans le pas­sé mes sou­ve­nirs, je revois la vieille mar­quise de Fla­vi­gny, sou­riante et sereine, habi­tuel­le­ment assise dans une antique ber­gère gar­nie de velours cou­leur de pêche, sur lequel se déta­chaient ses che­veux gris et ses grands bon­nets de den­telle ornés de nœuds tremblants.

Près d’elle se tenait, presque sans cesse, sur une chaise basse, une femme du même âge, sou­riante aus­si, le visage calme et apai­sé. On appe­lait celle-ci « made­moi­selle Odile ». Ce n’é­tait pas une ser­vante ; une grande fami­lia­ri­té sem­blait unir les deux vieilles dames qui, tout en tri­co­tant des jupons de laine bleue à grosses mailles qu’elles dis­tri­buaient aux pauvres, le jeu­di matin, avec une miche de pain et cinq pièces de deux liards, échan­geaient à voix basse, d’un air de cama­ra­de­rie, presque de com­pli­ci­té, d’in­ter­mi­nables confi­dences. À cer­tains jours, jours de grands ran­ge­ments, quand le tri­cot chô­mait, les deux amies entre­pre­naient la visite de leurs armoires, immenses bahuts de chêne ver­ni à longues pom­melles de cuivre, avec des entrées de ser­rures, étroites et hautes, décou­pées en ara­besques ; elles ouvraient des boîtes, enru­ban­naient le linge, éten­daient sur les rayons de beaux nap­pe­rons bro­dés, épous­se­taient, frot­taient toute la jour­née. Nous étions là une bande d’en­fants admis à ce spec­tacle salu­taire, à condi­tion de ne tou­cher à rien.

Au fond d’une de ces mys­té­rieuses armoires, comme en un sanc­tuaire, repo­sait, debout dans une boîte de verre, un objet pour lequel les deux dames sem­blaient avoir une sorte de véné­ra­tion. C’é­tait une grande pou­pée vêtue, à l’an­cienne mode, d’une robe de soie éli­mée ; les années l’a­vaient faite presque chauve ; son nez était cas­sé, ses mains et son visage étaient écaillés et déver­nis, et je me rap­pelle qu’elle n’a­vait plus qu’un sou­lier, un vieux sou­lier de maro­quin tout cra­que­lé, avec une boucle d’argent noir­ci et un haut talon qui avait été rouge.

Quand elles en arri­vaient à cet impo­sant bibe­lot, la mar­quise et Mlle Odile le dépla­çaient avec des ména­ge­ments d’en­fant de chœur maniant un reli­quaire : elles en par­laient à voix crain­tive, en phrases courtes :

« ELLE a encore per­du des che­veux… Son jupon est main­te­nant tout usé… Voi­là un doigt qui tom­be­ra bientôt. »

On sou­le­vait avec mille pré­cau­tions le cou­vercle de verre, on rajeu­nis­sait le poivre, on défri­pait la jupe à petits coups d’ongle très pru­dents. Puis on remet­tait la pou­pée en place, debout sur le plus beau rayon, comme sur un autel.

« Tient-elle bien, ma mie ? » deman­dait la mar­quise. C’est ain­si qu’elle dési­gnait Mlle Odile. Celle-ci, fami­liè­re­ment, l’ap­pe­lait « madame Solange », sans jamais lui don­ner son titre, par­lant avec une sorte d’ac­cent loin­tain d’Al­sace, sans rudesse pour­tant, et si dis­cret qu’on l’eût dit estom­pé par le temps.

Nous n’en savions pas davan­tage sur l’his­toire des deux vieilles dames et de leur pou­pée quand, un soir — c’é­tait la veille de d’une année qui est déjà bien loin — nous fûmes, d’un coup, ini­tiés à tout le mys­tère. Ce jour-là, Odile et la mar­quise avaient bavar­dé avec plus d’a­ni­ma­tion encore qu’à l’or­di­naire. Vers le soir, toutes deux s’é­taient recueillies et avaient fait silence : les mains jointes, elles se regar­daient d’un air atten­dri et l’on devi­nait qu’un com­mun sou­ve­nir leur rem­plis­sait l’âme.

Quand la nuit fut tout à fait tom­bée, Odile allu­ma les bou­gies ; puis, sor­tant de des­sous son tablier un trous­seau de clefs, elle ouvrit l’ar­moire à la pou­pée. On tira la pou­pée de sa boîte ; dans ses fal­ba­las ter­nis, avec sa tête sans che­veux, elle parais­sait bien plus vieille que les deux dames qui se la pas­saient, de main en main, avec des mou­ve­ments soi­gneux, presque tendres. La mar­quise la prit sur ses genoux, rame­na dou­ce­ment le long du corps les bras de plâtre, dont les join­tures firent entendre un vieux petit grin­ce­ment sem­blable à une plainte, et elle se mit à contem­pler la « dame » avec un sou­rire d’affection.

Auteur : Herbé | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 12 minutes

Décembre. La tem­pête fai­sait rage. La neige tour­billon­nait sans arrêt depuis des heures. Volets clos, silen­cieuses sous les rafales ; les mai­sons se tas­saient, à demi ense­ve­lies sous l’é­paisse couche blanche que le vent des Alpes accu­mu­lait en masses énormes.

Le docteur rentre à sa maison dans la tempêteLa porte de la demeure du doc­teur Ner­val, de G…, s’ou­vrit brus­que­ment, et le méde­cin, entrant d’un geste vif chez lui, refer­ma la porte et secoua ses vêtements.

« C’est toi, Hen­ri ? », appe­la une voix de femme.

« Oui, c’est moi. Ouf ! quel temps, Sei­gneur ! J’en ai rare­ment vu de pareil. J’ai dû mettre un quart d’heure pour faire les 1oo mètres qui nous séparent de la cli­nique. M’a-t-on appe­lé en mon absence ?

— Non, par bon­heur, dit Mme Ner­val. S’il te fal­lait sor­tir par un tel temps, je serais ter­ri­ble­ment inquiète.

— Et les enfants ?

— Ils vont bien ; je les fai­sais tra­vailler quand tu es entré. »

À ce moment, la son­ne­rie du télé­phone retentit.

« Veux-tu prendre la com­mu­ni­ca­tion en atten­dant que je sois prêt ? », deman­da le doc­teur Ner­val à sa femme.

Celle-ci décro­cha l’écouteur :

« Allo… Oui, c’est bien chez le doc­teur Ner­val… Il vient de ren­trer à l’ins­tant même. Un acci­dent ? D’où télé­pho­nez-vous ? De La Ser­raz ? Bien, mais com­ment est le malade ? Atten­dez, je vous passe le docteur… »

Aux pre­miers mots pro­non­cés par sa femme, le doc­teur venait de s’a­van­cer rapi­de­ment vers l’ap­pa­reil qu’il prit en main ; sa voix calme et grave conti­nua l’interrogatoire :

« Ici, le doc­teur Ner­val… Où s’est pas­sé l’ac­ci­dent ? À la ferme des Mou­chet… Bon, je vois… Qu’y a‑t-il eu ?

Une jambe broyée sous un fayard… L’a-t-on rame­né chez lui ? Bien… Beau­coup de sang ?… Parle-t-il ?… Très pâle ?… Qui est avec lui ? Seule­ment sa femme et sa fille… Et vous ? Cer­tai­ne­ment, il faut que je m’y rende… Enten­du, atten­dez-moi pour me gui­der à par­tir du col. »

Auteur : Péguy, Charles | Ouvrage : Les saints de tous les jours .

Temps de lec­ture : 13 minutes

Il était une fois un homme, un homme qui s’ennuyait, mais qui s’ennuyait ! On ne pour­ra jamais dire com­bien s’ennuyait cet homme-là. Sa vie était tel­le­ment grise, morose, mono­tone. Il s’ennuyait tout le long de la jour­née. Mais cet homme qui s’ennuyait tout le long de la jour­née, qui s’ennuyait le matin, cet homme qui s’ennuyait le soir, savait que pour sor­tir de son ennui il n’avait qu’à com­mettre un gros péché. Un gros péché, là. Pec­ca­tum enorme, ingens. Un gros péché qui le désen­nuie­rait une fois pour toutes. Un péché énorme. Une faute, une faute énorme, une trans­gres­sion abominable.

Et cette faute était ain­si faite que pour la com­mettre une fois pour toutes, cet homme n’avait qu’à écrire une lettre. Rien qu’une lettre. Une lettre de rien du tout. Prendre là une feuille de papier, la mettre sur son bureau, bien devant soi, trem­per la plume dans l’encre, écrire. Et ça y était. Ça lui aurait don­né de l’occupation pour toute sa vie. Plu­sieurs fois il avait dit : Non, c’est trop bête, je m’ennuie trop, mais il s’était tou­jours arrê­té à temps.

Saint Louis - 25 août
Saint Louis

Or, un jour que la vie de ce pauvre homme était encore plus grise, plus terne qu’à l’ordinaire, il n’y tint plus du tout : Allons, dit-il, et il prit une feuille de papier à lettre. Mais il faut que je vous apprenne que cet homme qui s’ennuyait avait une manie. Une manie quand il écri­vait. Il ne pou­vait regar­der la date sans regar­der en même temps le saint du jour. Allons, dit-il, et il décro­cha le calen­drier, same­di 21, dimanche 22, lun­di 23, mar­di 24, mer­cre­di 25… Saint Louis !

Saint Louis ! Ça n’allait pas tout seul. Saint Louis. Il se mâchon­nait la mous­tache. Non, vrai­ment, jamais il n’aurait le cou­rage de com­mettre un aus­si gros péché que le sien le jour de saint Louis. Ça n’était pas pos­sible. Il ne fal­lait pas même y son­ger. Pen­sez donc ! Saint Louis et tout ce que ça repré­sen­tait. Blanche de Cas­tille. Saint Louis ren­dant la jus­tice. Saint Louis et les Croi­sades. Saint Louis à Car­thage et cette épée et ce sceptre et ce lit de cendre. Saint Louis, roi de France, modèle et exem­plaire et patron des rois de France. Toute cette ancienne France. Pro­tec­teur de la France et des Fran­çais. De tous les Fran­çais. Avec son beau vête­ment bleu à fleurs de lys, la main de la jus­tice à la main comme dans le tableau du père Lau­rens. Pas moyen de pas­ser outre. Jamais saint Louis ne lais­se­rait com­mettre une chose pareille.

Vous voyez la finesse. La seule idée, la seule repré­sen­ta­tion de saint Louis suf­fit à l’arrêter ins­tan­ta­né­ment. Parce que les saints fran­çais et saint Louis en par­ti­cu­lier sont des saints qui enfoncent les autres saints. Saint Louis ! Mais ça ne pou­vait pas durer tou­jours comme ça. Il remit le calen­drier des postes à sa place en se disant que ça ne serait que par­tie remise. Il était déci­dé. Plus ça allait, plus il s’ennuyait. La pluie, le vent, le soleil, les gens qu’il ren­con­trait, sa femme, ses amis, le jour, le soir, ce qu’il fai­sait, ce qu’il ne fai­sait pas. Tout l’ennuyait. Le len­de­main il rou­vrit sa boîte à papier à lettres, éten­dit soi­gneu­se­ment sur la table la feuille de papier, trem­pa sa plume dans l’encre : Ah ! la date. Mer­cre­di, jeu­di 26. Saint Zéphy­rin. Ah ! Saint Zéphy­rin. Bien. Bien. Et il se mit à écrire.

Auteur : Bourron, Edmée | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 12 minutes

Suzon, Suzon, cria Claude, je viens d’en­tendre du bruit à l’étable !

— En es-tu sûr, deman­da la sœur aînée qui tri­co­tait au coin de l’âtre ? C’est la bise peut-être qui fait grin­cer la porte ou la fenêtre. La mai­son bouge toute. Quelle tem­pête dehors ! »

Suzon était une robuste fillette de douze ans au visage calme et éner­gique. Elle se leva de sa chaise pour voir l’heure que mar­quait l’hor­loge et ajouta :

« Comme Papa et Maman rentrent tard ce soir !

— Je parie que le train est en panne au tun­nel du Val-Noir comme lun­di der­nier », sou­pi­ra Riquou, l’un des cadets.

Histoire chrétienne pour les enfants« Ça se peut bien, fit-elle, la bise a souf­flé toute la jour­née. Il a dû s’a­mas­ser de for­mi­dables couches de neige sur la voie et dans les che­mins… Allons, mes petits, il est tard, il faut aller se mettre au lit. »

Ses quatre frères et sœurs l’en­tou­rèrent avec des cris de pro­tes­ta­tion et Jean­nette, la petite der­nière, se mit à pleurnicher :

« Atten­dons un peu. J’au­rai peur toute seule dans ma chambre.

— Pol­tronne va, peur de quoi ? Des rats ? De la bise qui chante dans la che­mi­née ? Je t’ai sou­vent répé­té que…

— Suzon, inter­rom­pit Claude, en la tirant par la manche de son tablier, je viens encore d’en­tendre du bruit dans l’étable.

— Allons voir, lan­ça-t-elle. C’est peut-être la génisse qui s’est déta­chée. Si elle s’a­muse à cor­ner le mulet, elle rece­vra une bonne ruade. Elle pour­rait avoir une patte cas­sée. Riquou, toi le plus cou­ra­geux, viens avec moi. Les autres res­tez ici. »

Sui­vie de son frère, elle s’en fut pous­ser la porte de bois qui fai­sait com­mu­ni­quer la cui­sine avec l’é­table, comme dans beau­coup de fermes de la montagne.

Auteur : Ardent, Luc | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 8 minutes

On ne sait pas très bien com­ment ça a com­men­cé, mais actuel­le­ment ça y est.

Pour­tant, elle mar­chait bien, l’é­quipe Saint-Jacques. Ses membres avaient du cran ; je ne sais pas si tu fais six kilo­mètres à pied pour aller à ta réunion d’é­quipe ; en tout cas, eux les fai­saient. D’ailleurs, quand on connaît Paul, le chef, ça se com­prend : un petit gars de 12 ans, avec un sou­rire qui lui fait le tour de la figure, des mol­lets bien plan­tés qui ne savent que cou­rir, des yeux qui voient tout ; et quand il com­mande, eh bien ! il ne bégaie pas. Comme ce n’est jamais à lui qu’il pense, ses équi­piers l’aiment bien. Et puis, ce qu’on peut avoir du plai­sir avec lui ! À chaque réunion, c’est un nou­veau jeu ; et tou­jours de bonnes idées pour le coin, pour la route, pour faire lire le jour­nal, pour… on n’en fini­rait pas de le dire ; c’est à se deman­der où il les cherche.

jeux de patronnage - sacrifice pour l'équipeDonc, l’é­quipe Saint-Jacques mar­chait à bloc, à toute allure. La meilleure preuve, c’est qu’à cause d’elle deux gar­çons de la paroisse avaient été bap­ti­sés et qu’un vieux de 85 ans qui n’é­tait plus entré dans une église depuis sa Com­mu­nion solen­nelle avait vou­lu faire ses Pâques.

Un jour, à la réunion, André qui habite aux Trois Tilleuls arrive avec un vilain regard. Brus­que­ment, en pleine par­tie de « cercle empoi­son­né », il s’é­tale et se retourne furieux vers Louis : « Tu l’as fait exprès ! », et pan ! sur l’o­reille droite de l’autre qui vrai­ment ne sait pas ce qui se passe. Après avoir cra­ché par terre et lan­cé un juron, André s’en va. La réunion conti­nue, mais l’en­train est tombé.

La fois sui­vante, André est absent, mais aus­si Mar­cel qui habite tout près de chez lui. Déci­dé­ment, ça ne va pas.

Dans la semaine qui suit, voi­là que Paul, en ren­trant de l’é­cole, tombe sur une grosse pierre et se heurte très fort le genou. Ça enfle. « Trois mois de lit », dit le doc­teur. Pauvre équipe Saint-Jacques ! Vrai­ment, c’é­tait de la mal­chance. Que pou­vait-il donc bien y avoir ?