Seule vivante en nous la douleur, la douleur être jailli de nous, plus vivante que nous,
Mais image de Dieu, image de sa grâce,
Et Dieu même dans notre chair…
Dieu rongeant notre chair,
Comme sa grâce ronge l’âme.Le corps même a bu le Vin Nouveau, a bu l’Esprit.
Voici les possédés de Dieu, les corps fous comme des âmes, les corps dévorés de joie, torches de joie, grésillantes résines, les corps si pleins de Dieu qu’ils éclatent !
Quand il eut écrit ces lignes, Georges Le Noir se reposa.
Et de fait, il avait besoin de se reposer.
Il devait se reposer.
Rien ne coûte tant que le travail intellectuel ! O Forts, qui coltinez, marchant à petits pas, des tonnes et des tonnes ; laboureurs aux mains calleuses, qui poussez la charrue et la tenez droite au sillon ; forgerons, qui levez la masse énorme au-dessus de l’enclume, parmi le jaillissement des étincelles blanches, vous ignorez l’effort et sa fatigue, vous ne savez rien du vrai travail !
Georges Le Noir avait mérité quelques minutes de repos.
Les soldats du vieux temps gagnaient, par une bonne heure de marche, une « pause » de cinq minutes. Les modernes poètes, après dix vers alignés, s’octroient la cigarette amie, la reposante cigarette.
Georges Le Noir en cueillit une dans une boîte en étain repoussé, où gisaient ses Sultanes ; il la flamba, pour ne pas dire : il l’alluma, ce qui serait trop vulgaire, et s’en vint à sa fenêtre pour mêler à l’air frais du matin la fumée odorante qu’il venait d’aspirer.
Il était content de lui.
Quel calme dans ce coin perdu du cinquième arrondissement. La rue Mouffetard est à deux pas, mais la rue Tournefort l’ignore et la dédaigne, et toute l’agitation populaire ne saurait troubler la paix des heureux habitants du quartier des Bénédictines du Saint-Sacrement. De sa fenêtre, Le Noir a vue sur leur jardin, où, en ce matin de mai, tous les lilas sont en fleurs. Des ramiers passent en vol rapide et gagnent le Luxembourg. Les rumeurs du Paris des affaires montent à peine jusqu’à cette île paisible du Panthéon. Une balayeuse automobile passe, qu’on entend crisser sur l’asphalte. La fraîcheur saisit Georges Le Noir. Il s’emmitoufle dans son pyjama épais, ferme la fenêtre et revient à son bureau. Se tapotant les dents du bout de son stylo, il relit avec le sourire la page qu’il vient d’achever, et comme l’inspiration ne l’a pas quitté, après avoir redit trois fois le dernier vers…
Les corps si pleins de Dieu qu’ils éclatent !
il continue d’écrire.