CETTE histoire se passe dans un village, un vrai village, comme peuvent en rêver les petits garçons et les petites filles des villes. C’est-à-dire que les maisons, avec leurs grands toits rouges, ne s’écrasent pas bêtement les unes contre les autres, mais s’agrémentent d’un beau fumier où picorent des poules, d’un abreuvoir où les vaches boivent lentement, tandis qu’une douzaine de canards blancs jacassent au milieu d’une rue silencieuse, et que, par-dessus tout cela, s’étale le fond d’un beau ciel couleur bleu de lessive.
Oh ! le joli village de France.
C’est l’été. Comme il fait chaud ! Dans ce village de France, il y a, cela va de soi, un clocher, le clocher d’une vieille église qui sonne l’Angelus, matin et soir, pour qu’on fasse une petite prière en souvenir de la Sainte Vierge et de l’Ange Gabriel, et aussi pour avertir qu’il faut atteler les chevaux, ou bien qu’il est l’heure de revenir des champs.
Dans cette église où s’est conservé, jusqu’à la fin de cette chaude matinée d’été, tant de bonne fraîcheur, que se passe-t-il donc ?
On entend une voix qui interpelle :
— Marcel ! taisez-vous s’il vous plaît ! Pour jeudi prochain, vous apprendrez le chapitre 5, sur les démons. Roger ! faudra-t-il vous punir ? En Histoire Sainte revoir de la page 70 à la page 73.
Une baguette frappe sur un banc, pour rappeler à l’ordre.
C’est, évidemment, la fin de la leçon de catéchisme. Trois quarts d’heure d’immobilité, de silence, d’attention, c’est bien difficile lorsqu’on a 7 ans, 10 ans, même 12 ans. D’autant plus que les premières voitures des boutiques foraines sont déjà arrivées pour la fête du village, et que les tuyaux de poêles des roulottes fument sur la place communale.
— Les garçons vont sortir, reprend la voix de Monsieur le Curé ; les filles, restez. Je vous salue, Marie, pleine de grâces…
EST-IL besoin de dire que, bien avant trois heures, des cris de petites filles qui jouent se firent entendre derrière le jardin du presbytère ?
Il y a là un enclos qu’on appelle « le patronage ». On y trouve, dans un coin, une balançoire, et, de l’autre côté, une baraque en planches où l’on s’abrite en cas de pluie.
Le bruit grandit, devient assourdissant, des clameurs retentissent. Il est temps que Mademoiselle Gaby arrive.
Mademoiselle Gaby est une grande jeune fille très douce qui passe les mois de vacances chez sa grand’mère. Elle est de Paris. Elle est savante, mais les gens du village l’aiment beaucoup parce que, disent-ils, « elle n’est pas fière ». Elle embrasse les plus morveux des marmots du marchand de peaux de lapins, ce qui n’est pas peu dire. Elle parle quelquefois de la Zone, qui est un endroit de Paris où les habitants construisent leurs maisons avec de vieilles caisses de pruneaux et des bidons d’essence. Il pleut dedans. Mlle Gaby va faire le catéchisme dans ce pays-là. Ici, elle est le « bras droit » de Monsieur le Curé.
Justement, la voici.
La voici, et elle n’a pas sitôt franchi l’entrée de la cour du patronage qu’elle est entourée, assaillie, bombardée de : Mademoiselle, on va faire les anges ! Mademoiselle, on aura de grandes ailes ! Mademoiselle, je veux faire celui du coin ! Non ! c’est moi, Mademoiselle ! je l’ai retenu…
Dire que ces petites filles qui crient et se bousculent font penser aux anges du vitrail de la Sainte Vierge serait mentir. On penserait plutôt à de petits diables.
— Ne parlez pas toutes à la fois, dit Mlle Gaby, on ne s’entend plus. Pour commencer, allons nous asseoir là-bas.
Vous avez vu les bandes d’étourneaux s’abattre dans un champ, c’est à peu près ce que firent nos « anges ».
À l’ombre d’un bouquet de noisetiers, les petites filles sont assises dans l’herbe.
Il y a là une jeune infirme, dans sa voiture, qu’une voisine a conduite jusqu’ici, et qui rit tout le temps.
Si vous approchiez doucement, derrière la haie, vous pourriez entendre la voix de Mlle Gaby :
— Des anges ! Toutes vous voulez faire les anges à la procession. C’est très joli, mais il faudrait d’abord savoir ce que c’est qu’un ange, comment c’est fait.
— Il y a des ailes tout plein des caisses, Mademoiselle, s’écrie Colette.
— Naturellement, il faut des ailes pour représenter les anges. Sur les images, les anges n’ont pas toujours des ailes, mais tous les anges de la procession auront une belle paire d’ailes toutes neuves, c’est entendu, on ne peut pas faire autrement. Vous aurez des ailes pour que les gens sachent bien que vous êtes des anges. Mais les vrais anges, comment sont-ils faits ?
Cette fois tout le monde se tait. Personne ne répond.
— Personne ne sait parce que personne n’en a vu. Et pourquoi ne voit-on jamais d’anges passer dans la rue ?
— Parce qu’ils vont très vite, répond aussitôt une petite fille qui porte un tablier à carreaux.
L’ARRIVÉE de Thérèse, sœur aînée de Colette, conduisant par la main son petit frère qu’on appelle Mimi, accorda tout le monde.
Thérèse a 12 ans. Mimi a 4 ans.
Thérèse est une grande fille qui sait comment il faut faire pour recevoir une dame en visite, lorsque maman n’a pas fini de recueillir les œufs dans le poulailler. Elle fait entrer, prie gentiment de s’asseoir, alimente la conversation (parfois, elle l’alimente beaucoup trop), ce qui fait dire : « Elle est avancée pour son âge ».
Michel — Mimi, si vous voulez — est un gros garçon avec des genoux éternellement sales et de beaux yeux noirs. Au goût des pompes liturgiques il joint le culte de l’automobile. Depuis le passage de Monseigneur en tournée de confirmation, il a décidé d’être ensemble évêque et chauffeur. Pour l’instant, c’est à peu près tout ce qu’on peut en dire. Il est encore petit.
Il est admis, le jeudi, à la section des filles du patronage.
Il arrive à petits pas, son nez rose tout humide encore d’avoir été débarbouillé.
Quand on vit grande Thérèse marcher, comme une maman, auprès du tout petit Mimi, le soulever pour lui faire descendre les trois marches, il n’y eut qu’un cri dans le groupe des fillettes : « Voilà l’ange gardien ! Voilà l’ange gardien ! »
— Et Mimi, dit Colette, sera le petit garçon de l’ange gardien.
Au fait, personne n’y avait songé. Des anges gardiens, on en trouve plus qu’on en veut, mais il faut bien qu’ils gardent quelque chose, ces anges, et qui voudrait se laisser garder et renoncer à être un ange ?
Toute la bande est debout, on entoure Mimi, on lui fait fête, on l’acclame.
Mimi ne comprend pas, mais il est visiblement heureux qu’on s’occupe tellement de lui, et il s’associe à l’enthousiasme général.
Hélas ! ce fut autre chose quand il fallut répéter.
— Tu vois, Mimi, Thérèse fera comme ça (Thérèse met sa main gauche sur l’épaule de Mimi et montre le ciel de l’index de la main droite) et toi, tu feras comme ça (on joint les menottes de Mimi) et tu marcheras bien sagement.
Mimi, joindre les mains et marcher sagement !
Le voilà, d’un seul coup, assis sur le gazon. L’ange gardien doit le cajoler pour le faire consentir à se remettre debout.
L’ange gardien
— Il faut être un bon petit garçon, dit Mlle Gaby, autrement le bon ange va pleurer.
Le bon ange se cache la figure et fait semblant de pleurer.
Mimi, qui aime bien son bon ange, se remet en marche, mais il oublie vite que les bons anges pleurent lorsque les petits garçons désobéissent, et il s’arrête.
Mlle Gaby lui fait un petit sermon.
— J’aime autant ne pas être un ange gardien, se dit plus d’une petite fille.
Enfin, le groupe de l’ange gardien se remet en route.
Pourquoi faut-il qu’un papillon, un beau papillon noir et feu, voltige tout près ? Le petit garçon de l’ange gardien court après le papillon. Tant pis pour le petit garçon, il marche dans les orties et se pique les mollets. Il pleure et il faut que son bon ange le console : « Voilà ce qui arrive aux désobéissants qui courent après les papillons ».
Les piqûres d’orties, les larmes, les paroles de l’ange gardien, font leur effet et le tour de la cour s’accomplit sans autre incident. Et même, sur un mot du bon ange, Mimi va cueillir un bouton d’or qui avait poussé contre le mur et l’offre gentiment à l’infirme qui sourit dans sa voiture.
— C’est tout à fait cela, dit Mlle Gaby. L’ange gardien conduit l’enfant dont il est chargé, il l’empêche de se faire piquer par toutes les méchantes choses qui poussent de tous côtés sur la terre et quand on lui désobéit on se fait mal. Le bon ange, qui est bon, comme son nom l’indique, nous console et il est content lorsqu’on fait un petit plaisir aux autres,comme Mimi qui vient de donner une fleur à Claire.
L’ange gardien consolateur
Bravo pour Mimi et son bon ange !
— Bravo ! bravo ! acclament les petites filles.
— Et nous, qu’est-ce qu’on fera, à la procession ? disent les autres.
— Vous, vous suivrez le groupe de l’ange gardien.
— N’importe comment ? demande Françoise.
— Comme à la sortie de la grand’messe, alors, ajoute Jeannette.
— Pas du tout, répond Mlle Gaby. Les anges ne sont pas mélangés, il n’y a jamais désordre chez les anges. Il y en a qui sont en tête, et d’autres après.
— Je veux être en avant, dit Yvette.
— Mademoiselle Yvette, dit Mlle Gaby, sachez que chez les anges ceux qui sont après ne veulent jamais la place de ceux qui sont avant. Ils sont très contents d’être là, parce que ce n’est pas la paresse qui les y a mis, mais le Bon Dieu. Tout le monde ne peut pas être premier. Ceux qui sont premiers aiment beaucoup ceux qui viennent ensuite et sont toujours gentils pour eux. Les plus beaux anges aident toujours les autres.
— Combien y a‑t-il de places, Mademoiselle ? demande la petite fille à robe écossaise. (Celle-là n’aime pas beaucoup l’effort et aime autant être aidée par les autres).
— Bon, dit Mlle Gaby, je vois que tu veux faire le dernier chœur, c’est entendu. (Puis s’adressant à toutes) 3 rangées de 3 chœurs d’anges, 3 fois 3…
— 9, chantonnent les enfants.
— 9 chœurs d’anges. Chacun a un nom que je vais vous dire. Ce nom sera inscrit en lettres de papier doré, sur une écharpe. Vous marcherez donc sur 3 rangs de 3. Au premier rang viennent d’abord les Séraphins et les Chérubins.
Les Séraphins sont les premiers anges de la Cour céleste.
MOI, dit Claire, la petite infirme, je suis toujours « perchée ».
Elle dit cela avec un sourire, mais il y avait beaucoup de tristesse au fond de ce sourire.
Mlle Gaby, qui venait de pousser la voiture un peu plus loin, car le soleil avait tourné, s’assit auprès de Claire pour la distraire.
— Mademoiselle, je pense souvent à l’ange gardien, dit la pauvre Claire, car j’en ai besoin bien souvent. Je voudrais savoir si tout le monde a son ange gardien (elle songeait aux négrillons de l’Exposition Coloniale qu’elle avait vus sur les affiches car elle n’avait pu faire, vous le pensez bien, ce grand voyage de Paris — et dont on lui avait dit qu’ils n’étaient pas baptisés).
— Pourquoi pas ? Le Bon Dieu aime tous ceux qui ont une âme, puisque Jésus a versé son sang pour tout le monde. Aussi, l’ange gardien suit le baptême des petits enfants, pas seulement en revenant de l’église, lorsqu’on jette des sous et des dragées aux gamins, mais encore à l’aller.
— Et quand ils seront grands ? interroge aussitôt l’infirme visiblement anxieuse de savoir si un jour ne viendrait pas où son bon ange l’abandonnerait. On parle toujours des anges gardiens des petits enfants, jamais des anges gardiens des grandes personnes.
— Rassure-toi, Claire. Tu n’as qu’à bien faire attention, et tu sentiras toujours ton bon ange auprès de toi. Les grandes personnes s’occupent de beaucoup trop de choses et n’ont plus le temps de penser au Bon Dieu. Elles croient que leur bon ange les oublie, mais c’est elles, bien plutôt, qui oublient leur bon ange. La preuve, c’est qu’elles le retrouvent, lorsqu’elles ont un peu plus de temps, au moment de la mort. La Sainte Écriture cite même des cas où les anges, — les anges gardiens, bien entendu — se sont occupés de l’enterrement des grands Saints. Ce qui est certain, c’est que Monsieur le Curé, chaque fois qu’il conduit quelqu’un au cimetière, met la tombe sous la garde de l’ange du défunt.
— C’est pour cela qu’il est si tranquille, le cimetière, et qu’il y fait si bon, dit l’infirme. Alors, c’est fini ? l’ange n’a plus rien à faire ?
— Il n’a plus rien à faire si cette âme tombe en enfer. Là, les bons anges n’entrent pas, parce que s’ils entraient, ce ne serait plus l’enfer. Mais ils accompagnent leurs protégés au Purgatoire, et ils sont bien contents lorsque, sans tache aucune, absolument pareils à eux, ils les présentent enfin à Dieu.
Quelquefois, ils font le service des âmes, directement de la terre au ciel. C’est le cas des petits enfants que le Bon Dieu rappelle à lui.
Il y eut un silence. Claire songeait au petit frère qui était parti si vite, un matin de printemps où les cerisiers étaient en fleurs. Elle pensa : on pleure beaucoup, et pourtant, il n’y a pas que du chagrin dans ces larmes. Mais elle ne sut pas le dire. Les petites filles comme Claire pensent à une foule de choses qu’elles ne savent pas dire.
Mlle Gaby, qui, elle, sait très bien raconter et qui a dû voir beaucoup de pays, expliqua ce qui se passe en Espagne.
MONSIEUR le Curé arrivait, en effet, par la petite porte qui donne sur le jardin du presbytère. Il portait un grand panier rempli de roses en papier qu’il fallait entrelacer pour en faire des guirlandes — une rouge, une blanche, une rouge, une blanche.
En un clin d’œil, la bande du « chat-perché » fut rassemblée : ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de tresser des guirlandes de roses en papier.
— Claire voudrait savoir, dit Mlle Gaby, si l’Enfant Jésus avait son ange gardien ; le catéchisme n’en parle pas.
— Ni l’Évangile non plus, répondit M. le Curé.
— Naturellement, l’Enfant Jésus avait un ange gardien, dit Madeleine.
Madeleine a beau tenir la première place du catéchisme, M. le Curé ne croit point qu’elle soit incapable de se tromper.
— Doucement, doucement. Que fait notre ange gardien ?
Madeleine répond d’une seule haleine, comme on dévide une leçon de catéchisme :
— Notre ange gardien nous défend, nous guide, nous conseille et prie pour nous dans les dangers.
— Bien répondu. Ne voyez-vous pas qu’il y a là des choses dont l’Enfant Jésus pouvait se passer ? Est-ce qu’il avait besoin d’être guidé et conseillé ? Non, puisqu’il savait tout. Est-ce qu’il avait besoin qu’on prie pour lui ? Non plus, puisqu’il était le Bon Dieu…
— Alors, l’Enfant Jésus n’a pas eu d’ange gardien, dit Madeleine, attristée et déçue.
Visiblement, le cercle des petites filles trouvait que c’était bien dommage.
— Attendez ! attendez ! vous allez toujours trop vite. Admettons que l’ange gardien de l’Enfant Jésus n’était pas un ange gardien comme les autres. Il n’avait pas à envoyer de bonnes inspirations, puisque tout ce qui sortait de Jésus était bon. Je ne sais pas, après tout, s’il devait porter ses mérites devant Dieu, puisque Jésus était Dieu.
— Un seul n’aurait pas suffi, il en aurait fallu une équipe, dit Claire.
— Notre-Seigneur a parlé des anges qu’on verrait, dans le ciel ouvert, monter et descendre au-dessus de sa tête. Si, lorsqu’il était petit, un ange, le plus beau des anges du paradis, a été mis à son service, plus tard il en a eu plusieurs, et c’est lui qui les commandait.
— Il était le gardien des anges gardiens, fit Madeleine.
— Et de tous les autres anges. Il l’a dit : Je n’aurais qu’à faire un petit signe et plus de douze légions d’anges, c’est-à-dire douze régiments d’anges, se précipiteraient sur les méchants.
Madeleine, Colette, Claire, toutes leurs compagnes virent, dans un éclair, le régiment de chasseurs à cheval qui avait cantonné dans le village, l’automne dernier. Douze régiments de chasseurs à cheval !
— En tout cas, poursuivit Monsieur le Curé, dans l’histoire de Jésus, il est bien souvent question d’anges qui s’occupent de lui, à commencer par les anges qui ont chanté dans la nuit de Noël : Gloria in excelsis Deo.
Lorsque Hérode voulut tuer le petit Jésus (en ce temps-là, les anges gardiens des Saints Innocents arrivèrent très nombreux au paradis avec des âmes toutes blanches), un ange avertit saint Joseph et la Sainte Vierge qu’il fallait partir tout de suite en Égypte. « L’ange du Seigneur, » dit l’Évangile. C’est un travail d’ange gardien que fait cet ange-là. Plus tard, après le jeûne de quarante jours au désert…
— Quarante jours ! dit Colette, à mi-voix, sur un ton d’effroi.
— …nous savons encore que « les anges le servaient ».
Et l’Ange de l’Agonie, cet Ange du Jardin des Oliviers dont on ne dit pas le nom, n’est-ce pas encore un des bons anges de Jésus ?