Chapitre IV
MOI, dit Claire, la petite infirme, je suis toujours « perchée ».
Elle dit cela avec un sourire, mais il y avait beaucoup de tristesse au fond de ce sourire.
Mlle Gaby, qui venait de pousser la voiture un peu plus loin, car le soleil avait tourné, s’assit auprès de Claire pour la distraire.
— Mademoiselle, je pense souvent à l’ange gardien, dit la pauvre Claire, car j’en ai besoin bien souvent. Je voudrais savoir si tout le monde a son ange gardien (elle songeait aux négrillons de l’Exposition Coloniale qu’elle avait vus sur les affiches car elle n’avait pu faire, vous le pensez bien, ce grand voyage de Paris — et dont on lui avait dit qu’ils n’étaient pas baptisés).
— Pourquoi pas ? Le Bon Dieu aime tous ceux qui ont une âme, puisque Jésus a versé son sang pour tout le monde. Aussi, l’ange gardien suit le baptême des petits enfants, pas seulement en revenant de l’église, lorsqu’on jette des sous et des dragées aux gamins, mais encore à l’aller.
— Et quand ils seront grands ? interroge aussitôt l’infirme visiblement anxieuse de savoir si un jour ne viendrait pas où son bon ange l’abandonnerait. On parle toujours des anges gardiens des petits enfants, jamais des anges gardiens des grandes personnes.
— Rassure-toi, Claire. Tu n’as qu’à bien faire attention, et tu sentiras toujours ton bon ange auprès de toi. Les grandes personnes s’occupent de beaucoup trop de choses et n’ont plus le temps de penser au Bon Dieu. Elles croient que leur bon ange les oublie, mais c’est elles, bien plutôt, qui oublient leur bon ange. La preuve, c’est qu’elles le retrouvent, lorsqu’elles ont un peu plus de temps, au moment de la mort. La Sainte Écriture cite même des cas où les anges, — les anges gardiens, bien entendu — se sont occupés de l’enterrement des grands Saints. Ce qui est certain, c’est que Monsieur le Curé, chaque fois qu’il conduit quelqu’un au cimetière, met la tombe sous la garde de l’ange du défunt.
— C’est pour cela qu’il est si tranquille, le cimetière, et qu’il y fait si bon, dit l’infirme. Alors, c’est fini ? l’ange n’a plus rien à faire ?
— Il n’a plus rien à faire si cette âme tombe en enfer. Là, les bons anges n’entrent pas, parce que s’ils entraient, ce ne serait plus l’enfer. Mais ils accompagnent leurs protégés au Purgatoire, et ils sont bien contents lorsque, sans tache aucune, absolument pareils à eux, ils les présentent enfin à Dieu.
Quelquefois, ils font le service des âmes, directement de la terre au ciel. C’est le cas des petits enfants que le Bon Dieu rappelle à lui.
Il y eut un silence. Claire songeait au petit frère qui était parti si vite, un matin de printemps où les cerisiers étaient en fleurs. Elle pensa : on pleure beaucoup, et pourtant, il n’y a pas que du chagrin dans ces larmes. Mais elle ne sut pas le dire. Les petites filles comme Claire pensent à une foule de choses qu’elles ne savent pas dire.
Mlle Gaby, qui, elle, sait très bien raconter et qui a dû voir beaucoup de pays, expliqua ce qui se passe en Espagne.
Là-bas, quand un bébé s’en va au ciel, on dit que le Bon Dieu le reprend pour en faire un ange. Aussi, son papa et sa maman ne se mettent pas en noir. Ils ont de la peine, c’est sûr, mais ils ont de la joie aussi d’avoir un petit ange au ciel. On couvre le petit cercueil de fleurs, et l’on danse, toute la nuit, au son des tambourins.
— C’est drôle, ça, de danser à l’enterrement.
— D’ordinaire, l’ange gardien n’a pas fini sa mission en si peu de temps, et le travail ne lui manque pas.
On est préservé d’une foule de choses auxquelles on ne prend pas garde. Si l’on y réfléchissait un peu, on serait bien obligé de le reconnaître. Je voudrais bien que vous m’expliquiez comment il se fait que les allumettes laissées sous la main des petits enfants ne flambent pas plus souvent, que le chaudron d’eau bouillante ne se répande pas sur eux, que le chien méchant ne les morde pas, que les bohémiens ne les emportent pas, et pourquoi ils ne tombent pas dans la cage de l’escalier, ou par la fenêtre du premier, ou dans la citerne ouverte.
— Mon papa a lu, l’autre jour, dans le journal, l’histoire de trois garçons qui se sont noyés.
— Oui, le journal rapporte les accidents qui sont arrivés, mais il ne raconte pas tous les accidents qui auraient dû arriver, les jambes cassées, les déraillements, les incendies, et que les anges gardiens ont empêchés.
— Bien sûr, ça ne se voit pas.
— Même s’ils le savaient, ils ne le pourraient, pas encore, parce qu’il y en aurait trop et que leur journal serait trop petit.
Et puis, les grandes personnes ne comprennent jamais très bien les petits enfants. (Les cris des bébés prouvent qu’il y a un malentendu entre eux et les grandes personnes). Avec les bons anges ils s’arrangent à merveille.
Pendant le sommeil, les bons anges restent auprès des berceaux et envoient de beaux rêves. C’est pour cela, paraît-il, que les enfants rient en dormant, et qu’on dit : « rire aux anges ».
— Tout cela est fort joli, Mademoiselle Gaby. Maintenant, je comprends. Les bons anges sont toujours auprès des petits enfants, et c’est pourquoi tout le monde les aime.
— C’est naturel. Les bons anges des petits enfants, Notre-Seigneur le dit dans l’Évangile, « voient la face du Père qui est dans les cieux », c’est-à-dire le Bon Dieu lui-même. C’est un peu comme si l’ange gardien leur envoyait, avec une glace, un rayon du ciel sur la figure. Tout le monde aime le ciel, et c’est pourquoi tout le monde voudrait les embrasser.
— Ah ! ça, par exemple, dit Claire, je n’y avais jamais pensé et je sais pourquoi le bon Jésus aimait les petits enfants : ils lui rappelaient son pays qui est le paradis.
Cette idée, qu’elle avait découverte sans le faire exprès, parut ravir la jeune infirme. Quand on ne peut pas courir avec les autres, on pense beaucoup plus que les autres à des choses sérieuses.
Claire avait revu, bien des fois, dans son esprit, ce grand Jésus si bon, qui avait des yeux et des gestes si doux que tout le monde le suivait, et qui, d’un seul coup, faisait marcher les paralytiques.
Elle le voyait aussi, au milieu des écoliers et écolières qui revenaient de l’école, avec la petite éponge qui pendait du sac, pour essuyer l’ardoise, ce qui lui rappelait le temps où il allait à l’école. La chanson le dit, le petit garçon Jésus ne manquait pas la classe :
Le petit Jésus s'en va-t-à l'école.
Aussi, ne voulait-il pas qu’on empêchât d’approcher de lui les gamins de l’école communale de Nazareth et des villages où il passait avec saint Pierre qui porte les clefs et saint Jean qui a les cheveux blonds.
Des petits enfants entouraient le grand fils de la Sainte Vierge. Il demandait ce qu’on avait fait en classe, si on avait su le catéchisme.
Ceux qui étaient à la fête, c’étaient les anges gardiens des petits enfants. Ils virevoltaient au-dessus de la troupe bruyante, comme des tourterelles blanches qui décrivent des cercles gracieux avant de se poser. S’il n’y avait pas eu tant de bruit, on aurait entendu le battement de leurs ailes.
Encore une fois, Claire ne se disait pas distinctement ces choses, elle avait seulement des impressions, mais si on lui avait dit : « C’est bien à cela que tu songes, n’est-ce pas ? » elle aurait répondu sans hésiter : « Oui, oui, c’est à cela. »
—Mademoiselle, demanda Claire, est-ce que l’Enfant Jésus avait un ange gardien ?
— Est-ce que l’Enfant Jésus avait un ange gardien ? répéta Mile Gaby embarrassée… Monsieur le Curé va nous le dire.

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