Chapitre II
EST-IL besoin de dire que, bien avant trois heures, des cris de petites filles qui jouent se firent entendre derrière le jardin du presbytère ?
Il y a là un enclos qu’on appelle « le patronage ». On y trouve, dans un coin, une balançoire, et, de l’autre côté, une baraque en planches où l’on s’abrite en cas de pluie.
Le bruit grandit, devient assourdissant, des clameurs retentissent. Il est temps que Mademoiselle Gaby arrive.
Mademoiselle Gaby est une grande jeune fille très douce qui passe les mois de vacances chez sa grand’mère. Elle est de Paris. Elle est savante, mais les gens du village l’aiment beaucoup parce que, disent-ils, « elle n’est pas fière ». Elle embrasse les plus morveux des marmots du marchand de peaux de lapins, ce qui n’est pas peu dire. Elle parle quelquefois de la Zone, qui est un endroit de Paris où les habitants construisent leurs maisons avec de vieilles caisses de pruneaux et des bidons d’essence. Il pleut dedans. Mlle Gaby va faire le catéchisme dans ce pays-là. Ici, elle est le « bras droit » de Monsieur le Curé.
Justement, la voici.
La voici, et elle n’a pas sitôt franchi l’entrée de la cour du patronage qu’elle est entourée, assaillie, bombardée de : Mademoiselle, on va faire les anges ! Mademoiselle, on aura de grandes ailes ! Mademoiselle, je veux faire celui du coin ! Non ! c’est moi, Mademoiselle ! je l’ai retenu…
Dire que ces petites filles qui crient et se bousculent font penser aux anges du vitrail de la Sainte Vierge serait mentir. On penserait plutôt à de petits diables.
— Ne parlez pas toutes à la fois, dit Mlle Gaby, on ne s’entend plus. Pour commencer, allons nous asseoir là-bas.

Vous avez vu les bandes d’étourneaux s’abattre dans un champ, c’est à peu près ce que firent nos « anges ».
À l’ombre d’un bouquet de noisetiers, les petites filles sont assises dans l’herbe.
Il y a là une jeune infirme, dans sa voiture, qu’une voisine a conduite jusqu’ici, et qui rit tout le temps.
Si vous approchiez doucement, derrière la haie, vous pourriez entendre la voix de Mlle Gaby :
— Des anges ! Toutes vous voulez faire les anges à la procession. C’est très joli, mais il faudrait d’abord savoir ce que c’est qu’un ange, comment c’est fait.
— Il y a des ailes tout plein des caisses, Mademoiselle, s’écrie Colette.
— Naturellement, il faut des ailes pour représenter les anges. Sur les images, les anges n’ont pas toujours des ailes, mais tous les anges de la procession auront une belle paire d’ailes toutes neuves, c’est entendu, on ne peut pas faire autrement. Vous aurez des ailes pour que les gens sachent bien que vous êtes des anges. Mais les vrais anges, comment sont-ils faits ?
Cette fois tout le monde se tait. Personne ne répond.
— Personne ne sait parce que personne n’en a vu. Et pourquoi ne voit-on jamais d’anges passer dans la rue ?
— Parce qu’ils vont très vite, répond aussitôt une petite fille qui porte un tablier à carreaux.

On rit.
Mlle Gaby, qui trouve toujours quelque chose à retenir dans les sottises que peuvent dire des petites filles qui parlent sans réfléchir, prend aussitôt le parti du tablier à carreaux.
— Il y a du vrai là-dedans. Les anges vont très vite. Ils n’ont pas sitôt voulu quelque chose que c’est fait. Mais ce n’est pas la vraie raison. Pourquoi ne voit-on jamais les anges ?
— Ils retirent leurs ailes sans doute, dit une autre, et ils s’habillent comme tout le monde.
— Il est certain qu’on ne sait jamais trop à qui on a affaire, surtout quand il s’agit des malheureux, des vagabonds. Et il se pourrait fort bien que plus tard, au ciel, on en retrouve quelques-uns.
Un grand saint, qu’on appelle justement saint Grégoire le Grand, avait fait l’aumône à des pauvres lorsque, tout à coup, l’un d’eux lui déclara : « Tu as pensé faire la charité à un mendiant, mais c’était à un ange. N’aie pas peur, je te protégerai au moment de la mort ; mais avant tu deviendras pape… »
— Et cela est arrivé ?
— Et cela est arrivé. Mais il faut bien dire que ce n’est pas la tenue ordinaire des anges. On ne voit pas les anges parce qu’on ne peut pas les voir. Il y a une foule de choses qu’on ne peut pas voir.
Un petit doigt, au bout d’une manche de tablier noir, se leva comme s’il était en classe.
— Quoi donc, Yvette ?
Et Yvette dit, triomphalement :
— La T. S. F.
— Parfaitement. Et il y a aussi des choses qu’on ne voit ni qu’on n’entend.
— La bonne odeur quand les trèfles sont en fleurs, dit une fillette qui portait une robe écossaise.
— Très bien. Mais qu’est-ce qu’on ne peut pas voir, qui ne fait pas de bruit, qui n’a pas de parfum ?
Un grand travail se faisait dans les petites têtes brunes et blondes, mais rien n’en sortait.
— Puisque personne ne répond à ma devinette, je vais le dire : c’est l’âme. Vous n’avez sûrement jamais rencontré d’âme.
— C’est vrai, firent en chœur, Madeleine, Colette, le tablier à carreaux, le tablier noir, la robe écossaise et les autres.
— L’âme ne se touche, ni ne s’entend, ni ne se sent, et pourtant elle existe. La preuve en est que lorsqu’elle abandonne le corps, celui-ci n’est plus bon à rien, et on le met dans un trou. En attendant, l’âme et le corps vont ensemble.
Eh bien ! le Bon Dieu n’a pas seulement créé des âmes et des corps par paires : il a fabriqué des corps tout seuls, et ce sont les bêtes qui n’ont pas d’âme, et il a fait des âmes qui n’ont pas de corps, ce sont les anges. N’est-ce pas, que c’est amusant ?
— Oh ! oui.
— Alors, vous comprenez, quand le Bon Dieu veut absolument montrer un de ses anges, il est obligé de lui donner, pour un moment, des choses qui se voient. Une robe de lumière, des ailes de feu, rien ne se voit mieux que cela.
Et puis, il les fait parler, il les fait même chanter, et ils chantent très bien. Est-ce que sainte Jeanne d’Arc n’a pas vu un ange qui s’appelait…
— Saint Michel, dit Colette, comme mon frère.
— Et qui est-ce qui a entendu le cantique des anges, dans la première nuit de Noël ?

— Les bergers du Petit Jésus, répond Françoise.
— Si les anges faisaient toujours comme les anges de Noël ou l’ange de sainte Jeanne d’Arc, il serait facile d’en parler. Malheureusement, c’est très rare.
— Alors, comment sont-ils, le reste du temps ?
— Ah ! ma pauvre Françoise, c’est bien difficile d’expliquer cela. Mais je vais au moins expliquer pourquoi c’est difficile.
Écoutez cette histoire.
Une histoire ! Les petites mains battirent de joie. Attention ! voilà une histoire.
— Il y avait une fois deux chiens : un gros chien de garde qui s’appelait Black et qui était tout noir, et un tout petit chien frisé qui répondait au nom de Yoyo (un nom bien fait pour une cervelle de petit chien).
Yoyo, qui suivait partout ses maîtres, donnait des nouvelles à Black qui restait toujours à la niche, et Black les colportait dans la ferme car il n’avait rien d’autre à faire.
— Black, dit un jour le petit chien, demain nos patrons vont te laisser la garde de la maison, et nous irons fort loin, manger de bonnes choses, à une grande noce.
Et le lendemain toute la ferme sut que Yoyo conduisait les maîtres à la noce..
— Ils croqueront des os, pensait Black, et on leur offrira de la bonne eau de vaisselle, à discrétion. Et il se pourléchait les babines de sa grosse langue rugueuse.
Le bœuf ruminait, à part lui : « On doublera leur ration de tourteaux. »
Les lapins, en fronçant le nez, songèrent : « Chacun aura sa botte de luzerne. »
Un coq vernissé chanta, dressé sur le fumier : « Du maïs ! du maïs ! »
Et chacune des bêtes de la basse-cour s’imagina que son maître allait à la noce manger ce qu’elle préférait.

— Ce qu’elles sont bêtes, tout de même, dit Colette. Du tourteau à un dîner de noce !
Eh bien ! nous sommes bêtes comme le chien, le bœuf, le lapin, le coq, quand nous voulons parler de ce que font les anges dans le ciel. Nous croyons qu’ils font comme nous, alors qu’ils font bien mieux.
— Que font-ils donc ?
— Ils ne sont occupés que du Bon Dieu. Ils sont tous près de lui. Et quand on est près du Bon Dieu, il n’y a plus moyen de faire autre chose. Ils sont à son service. Leur nom veut dire : ambassadeur.
— C’est pour cela que l’ambassadeur que j’ai vu dans le journal avait des plumes à son chapeau, s’écria Colette, ce qui fit rire la petite paralytique dans sa voiture.
— Ambassadeur, c’est-à-dire : commissionnaire. Les anges font les courses du Bon Dieu.
— Je comprends, dit Colette qui poursuivait son idée, quand j’ai bien fait une commission, maman me dit : « Tu es un ange. »
Les ressorts de la voiture d’infirme s’agitèrent joyeusement. On aurait cru que la voiture riait avec la jeune paralytique.
— Il doit y en avoir beaucoup, remarqua une fillette qui n’avait encore rien dit mais qui écoutait attentivement.
— Ils sont plus nombreux que les étoiles du ciel.
Les enfants avaient vu, dans le ciel des soirs d’été, cette poussière d’étoiles qu’on ne peut pas compter.
— Alors, fit Yvette, on ne pourra pas les représenter tous.
— Un à un, sûrement pas, et tous les enfants des écoles de France et de tous les pays n’y arriveraient pas encore. Mais on s’arrangera pour les représenter par classes.
— Par classes ? dit Yvette, sur un ton désappointé. Ce n’est pas la peine d’être un ange s’il faut aller encore en classe.
La voiture d’infirme recommença à rire.
Il faut savoir qu’Yvette est toujours beaucoup plus près de la queue de la classe que de la tête.
— On expliquera cela. C’est très simple. En attendant, il y a une sorte d’anges, qui nous intéressent beaucoup, parce qu’ils s’occupent de nous, ils nous gardent, ce sont…
— Les anges gardiens.
— Je veux être un ange gardien ! Je veux être un ange gardien, Mademoiselle ! supplièrent plusieurs petites filles, et toutes les autres, instantanément, furent prises du même désir.
Qui fut dans l’embarras ? Ce fut Mlle Gaby.
— Comment, songeait-elle, comment pourra-t-on organiser cette procession si toutes veulent être anges gardiens ?
Cette réunion, qui avait si bien débuté, menaçait de finir par une catastrophe.
Heureusement, il n’y a pas seulement un ange qui veille sur chacune des petites filles assises dans l’herbe, à l’ombre des noisetiers, il y a aussi un ange gardien préposé à la garde du patronage entier, et qui arrange tout lorsqu’on ne s’entend plus.
Ce fut lui, n’en doutez pas, qui mit tout le monde d’accord, et je vais vous dire comment.

Soyez le premier à commenter