Premiers coups d’ailes

Auteur : Lelong, M.-H. | Ouvrage : Les bons anges .

Temps de lec­ture : 11 minutes

Chapitre II

EST-IL besoin de dire que, bien avant trois heures, des cris de petites filles qui jouent se firent entendre der­rière le jar­din du presbytère ? 

Il y a là un enclos qu’on appelle « le patro­nage ». On y trouve, dans un coin, une balan­çoire, et, de l’autre côté, une baraque en planches où l’on s’a­brite en cas de pluie. 

Le bruit gran­dit, devient assour­dis­sant, des cla­meurs reten­tissent. Il est temps que Made­moi­selle Gaby arrive. 

Made­moi­selle Gaby est une grande jeune fille très douce qui passe les mois de vacances chez sa grand’­mère. Elle est de Paris. Elle est savante, mais les gens du vil­lage l’aiment beau­coup parce que, disent-ils, « elle n’est pas fière ». Elle embrasse les plus mor­veux des mar­mots du mar­chand de peaux de lapins, ce qui n’est pas peu dire. Elle parle quel­que­fois de la Zone, qui est un endroit de Paris où les habi­tants construisent leurs mai­sons avec de vieilles caisses de pru­neaux et des bidons d’es­sence. Il pleut dedans. Mlle Gaby va faire le caté­chisme dans ce pays-là. Ici, elle est le « bras droit » de Mon­sieur le Curé. 

Jus­te­ment, la voici.

La voi­ci, et elle n’a pas sitôt fran­chi l’en­trée de la cour du patro­nage qu’elle est entou­rée, assaillie, bom­bar­dée de : Made­moi­selle, on va faire les anges ! Made­moi­selle, on aura de grandes ailes ! Made­moi­selle, je veux faire celui du coin ! Non ! c’est moi, Made­moi­selle ! je l’ai retenu… 

Dire que ces petites filles qui crient et se bous­culent font pen­ser aux anges du vitrail de la Sainte Vierge serait men­tir. On pen­se­rait plu­tôt à de petits diables. 

— Ne par­lez pas toutes à la fois, dit Mlle Gaby, on ne s’en­tend plus. Pour com­men­cer, allons nous asseoir là-bas. 

L'ange à la Couronne d'Épine

Vous avez vu les bandes d’é­tour­neaux s’a­battre dans un champ, c’est à peu près ce que firent nos « anges ». 

À l’ombre d’un bou­quet de noi­se­tiers, les petites filles sont assises dans l’herbe. 

Il y a là une jeune infirme, dans sa voi­ture, qu’une voi­sine a conduite jus­qu’i­ci, et qui rit tout le temps. 

Si vous appro­chiez dou­ce­ment, der­rière la haie, vous pour­riez entendre la voix de Mlle Gaby :

— Des anges ! Toutes vous vou­lez faire les anges à la pro­ces­sion. C’est très joli, mais il fau­drait d’a­bord savoir ce que c’est qu’un ange, com­ment c’est fait. 

— Il y a des ailes tout plein des caisses, Made­moi­selle, s’é­crie Colette. 

— Natu­rel­le­ment, il faut des ailes pour repré­sen­ter les anges. Sur les images, les anges n’ont pas tou­jours des ailes, mais tous les anges de la pro­ces­sion auront une belle paire d’ailes toutes neuves, c’est enten­du, on ne peut pas faire autre­ment. Vous aurez des ailes pour que les gens sachent bien que vous êtes des anges. Mais les vrais anges, com­ment sont-ils faits ?

Cette fois tout le monde se tait. Per­sonne ne répond. 

— Per­sonne ne sait parce que per­sonne n’en a vu. Et pour­quoi ne voit-on jamais d’anges pas­ser dans la rue ? 

— Parce qu’ils vont très vite, répond aus­si­tôt une petite fille qui porte un tablier à carreaux. 

L'ange de la Croix

On rit.

Mlle Gaby, qui trouve tou­jours quelque chose à rete­nir dans les sot­tises que peuvent dire des petites filles qui parlent sans réflé­chir, prend aus­si­tôt le par­ti du tablier à carreaux. 

— Il y a du vrai là-dedans. Les anges vont très vite. Ils n’ont pas sitôt vou­lu quelque chose que c’est fait. Mais ce n’est pas la vraie rai­son. Pour­quoi ne voit-on jamais les anges ? 

— Ils retirent leurs ailes sans doute, dit une autre, et ils s’ha­billent comme tout le monde. 

— Il est cer­tain qu’on ne sait jamais trop à qui on a affaire, sur­tout quand il s’a­git des mal­heu­reux, des vaga­bonds. Et il se pour­rait fort bien que plus tard, au ciel, on en retrouve quelques-uns. 

Un grand saint, qu’on appelle jus­te­ment saint Gré­goire le Grand, avait fait l’au­mône à des pauvres lorsque, tout à coup, l’un d’eux lui décla­ra : « Tu as pen­sé faire la cha­ri­té à un men­diant, mais c’é­tait à un ange. N’aie pas peur, je te pro­té­ge­rai au moment de la mort ; mais avant tu devien­dras pape… » 

— Et cela est arrivé ? 

— Et cela est arri­vé. Mais il faut bien dire que ce n’est pas la tenue ordi­naire des anges. On ne voit pas les anges parce qu’on ne peut pas les voir. Il y a une foule de choses qu’on ne peut pas voir.

Un petit doigt, au bout d’une manche de tablier noir, se leva comme s’il était en classe. 

— Quoi donc, Yvette ? 

Et Yvette dit, triomphalement : 

— La T. S. F. 

— Par­fai­te­ment. Et il y a aus­si des choses qu’on ne voit ni qu’on n’entend. 

— La bonne odeur quand les trèfles sont en fleurs, dit une fillette qui por­tait une robe écossaise. 

— Très bien. Mais qu’est-ce qu’on ne peut pas voir, qui ne fait pas de bruit, qui n’a pas de parfum ? 

Un grand tra­vail se fai­sait dans les petites têtes brunes et blondes, mais rien n’en sortait. 

— Puisque per­sonne ne répond à ma devi­nette, je vais le dire : c’est l’âme. Vous n’a­vez sûre­ment jamais ren­con­tré d’âme. 

— C’est vrai, firent en chœur, Made­leine, Colette, le tablier à car­reaux, le tablier noir, la robe écos­saise et les autres. 

— L’âme ne se touche, ni ne s’en­tend, ni ne se sent, et pour­tant elle existe. La preuve en est que lors­qu’elle aban­donne le corps, celui-ci n’est plus bon à rien, et on le met dans un trou. En atten­dant, l’âme et le corps vont ensemble. 

Eh bien ! le Bon Dieu n’a pas seule­ment créé des âmes et des corps par paires : il a fabri­qué des corps tout seuls, et ce sont les bêtes qui n’ont pas d’âme, et il a fait des âmes qui n’ont pas de corps, ce sont les anges. N’est-ce pas, que c’est amusant ? 

— Oh ! oui. 

— Alors, vous com­pre­nez, quand le Bon Dieu veut abso­lu­ment mon­trer un de ses anges, il est obli­gé de lui don­ner, pour un moment, des choses qui se voient. Une robe de lumière, des ailes de feu, rien ne se voit mieux que cela. 

Et puis, il les fait par­ler, il les fait même chan­ter, et ils chantent très bien. Est-ce que sainte Jeanne d’Arc n’a pas vu un ange qui s’appelait… 

— Saint Michel, dit Colette, comme mon frère. 

— Et qui est-ce qui a enten­du le can­tique des anges, dans la pre­mière nuit de Noël ? 

Les anges annoncent la Nativité aux bergers en chantant Gloria in excelsis Deo

— Les ber­gers du Petit Jésus, répond Françoise. 

— Si les anges fai­saient tou­jours comme les anges de Noël ou l’ange de sainte Jeanne d’Arc, il serait facile d’en par­ler. Mal­heu­reu­se­ment, c’est très rare. 

— Alors, com­ment sont-ils, le reste du temps ? 

— Ah ! ma pauvre Fran­çoise, c’est bien dif­fi­cile d’ex­pli­quer cela. Mais je vais au moins expli­quer pour­quoi c’est difficile. 

Écou­tez cette histoire. 

Une his­toire ! Les petites mains bat­tirent de joie. Atten­tion ! voi­là une histoire.

— Il y avait une fois deux chiens : un gros chien de garde qui s’ap­pe­lait Black et qui était tout noir, et un tout petit chien fri­sé qui répon­dait au nom de Yoyo (un nom bien fait pour une cer­velle de petit chien). 

Yoyo, qui sui­vait par­tout ses maîtres, don­nait des nou­velles à Black qui res­tait tou­jours à la niche, et Black les col­por­tait dans la ferme car il n’a­vait rien d’autre à faire. 

— Black, dit un jour le petit chien, demain nos patrons vont te lais­ser la garde de la mai­son, et nous irons fort loin, man­ger de bonnes choses, à une grande noce. 

Et le len­de­main toute la ferme sut que Yoyo condui­sait les maîtres à la noce.. 

— Ils cro­que­ront des os, pen­sait Black, et on leur offri­ra de la bonne eau de vais­selle, à dis­cré­tion. Et il se pour­lé­chait les babines de sa grosse langue rugueuse. 

Le bœuf rumi­nait, à part lui : « On dou­ble­ra leur ration de tourteaux. » 

Les lapins, en fron­çant le nez, son­gèrent : « Cha­cun aura sa botte de luzerne. » 

Un coq ver­nis­sé chan­ta, dres­sé sur le fumier : « Du maïs ! du maïs ! » 

Et cha­cune des bêtes de la basse-cour s’i­ma­gi­na que son maître allait à la noce man­ger ce qu’elle préférait.

Le petit chien et le gros chien dans sa niche

— Ce qu’elles sont bêtes, tout de même, dit Colette. Du tour­teau à un dîner de noce ! 

Eh bien ! nous sommes bêtes comme le chien, le bœuf, le lapin, le coq, quand nous vou­lons par­ler de ce que font les anges dans le ciel. Nous croyons qu’ils font comme nous, alors qu’ils font bien mieux. 

— Que font-ils donc ? 

— Ils ne sont occu­pés que du Bon Dieu. Ils sont tous près de lui. Et quand on est près du Bon Dieu, il n’y a plus moyen de faire autre chose. Ils sont à son ser­vice. Leur nom veut dire : ambas­sa­deur.

— C’est pour cela que l’am­bas­sa­deur que j’ai vu dans le jour­nal avait des plumes à son cha­peau, s’é­cria Colette, ce qui fit rire la petite para­ly­tique dans sa voiture. 

— Ambas­sa­deur, c’est-à-dire : com­mis­sion­naire. Les anges font les courses du Bon Dieu. 

— Je com­prends, dit Colette qui pour­sui­vait son idée, quand j’ai bien fait une com­mis­sion, maman me dit : « Tu es un ange. » 

Les res­sorts de la voi­ture d’in­firme s’a­gi­tèrent joyeu­se­ment. On aurait cru que la voi­ture riait avec la jeune paralytique. 

— Il doit y en avoir beau­coup, remar­qua une fillette qui n’a­vait encore rien dit mais qui écou­tait attentivement. 

— Ils sont plus nom­breux que les étoiles du ciel. 

Les enfants avaient vu, dans le ciel des soirs d’é­té, cette pous­sière d’é­toiles qu’on ne peut pas compter. 

— Alors, fit Yvette, on ne pour­ra pas les repré­sen­ter tous.

— Un à un, sûre­ment pas, et tous les enfants des écoles de France et de tous les pays n’y arri­ve­raient pas encore. Mais on s’ar­ran­ge­ra pour les repré­sen­ter par classes. 

— Par classes ? dit Yvette, sur un ton désap­poin­té. Ce n’est pas la peine d’être un ange s’il faut aller encore en classe. 

La voi­ture d’in­firme recom­men­ça à rire. 

Il faut savoir qu’Y­vette est tou­jours beau­coup plus près de la queue de la classe que de la tête. 

— On expli­que­ra cela. C’est très simple. En atten­dant, il y a une sorte d’anges, qui nous inté­ressent beau­coup, parce qu’ils s’oc­cupent de nous, ils nous gardent, ce sont… 

— Les anges gardiens. 

— Je veux être un ange gar­dien ! Je veux être un ange gar­dien, Made­moi­selle ! sup­plièrent plu­sieurs petites filles, et toutes les autres, ins­tan­ta­né­ment, furent prises du même désir. 

Qui fut dans l’embarras ? Ce fut Mlle Gaby. 

— Com­ment, son­geait-elle, com­ment pour­ra-t-on orga­ni­ser cette pro­ces­sion si toutes veulent être anges gardiens ? 

Cette réunion, qui avait si bien débu­té, mena­çait de finir par une catastrophe. 

Heu­reu­se­ment, il n’y a pas seule­ment un ange qui veille sur cha­cune des petites filles assises dans l’herbe, à l’ombre des noi­se­tiers, il y a aus­si un ange gar­dien pré­po­sé à la garde du patro­nage entier, et qui arrange tout lors­qu’on ne s’en­tend plus. 

Ce fut lui, n’en dou­tez pas, qui mit tout le monde d’ac­cord, et je vais vous dire comment.

L'ange gardien protège la fillette d'un danger imminent.

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