Chapitre III
L’ARRIVÉE de Thérèse, sœur aînée de Colette, conduisant par la main son petit frère qu’on appelle Mimi, accorda tout le monde.
Thérèse a 12 ans. Mimi a 4 ans.
Thérèse est une grande fille qui sait comment il faut faire pour recevoir une dame en visite, lorsque maman n’a pas fini de recueillir les œufs dans le poulailler. Elle fait entrer, prie gentiment de s’asseoir, alimente la conversation (parfois, elle l’alimente beaucoup trop), ce qui fait dire : « Elle est avancée pour son âge ».
Michel — Mimi, si vous voulez — est un gros garçon avec des genoux éternellement sales et de beaux yeux noirs. Au goût des pompes liturgiques il joint le culte de l’automobile. Depuis le passage de Monseigneur en tournée de confirmation, il a décidé d’être ensemble évêque et chauffeur. Pour l’instant, c’est à peu près tout ce qu’on peut en dire. Il est encore petit.
Il est admis, le jeudi, à la section des filles du patronage.
Il arrive à petits pas, son nez rose tout humide encore d’avoir été débarbouillé.
Quand on vit grande Thérèse marcher, comme une maman, auprès du tout petit Mimi, le soulever pour lui faire descendre les trois marches, il n’y eut qu’un cri dans le groupe des fillettes : « Voilà l’ange gardien ! Voilà l’ange gardien ! »
— Et Mimi, dit Colette, sera le petit garçon de l’ange gardien.
Au fait, personne n’y avait songé. Des anges gardiens, on en trouve plus qu’on en veut, mais il faut bien qu’ils gardent quelque chose, ces anges, et qui voudrait se laisser garder et renoncer à être un ange ?
Toute la bande est debout, on entoure Mimi, on lui fait fête, on l’acclame.
Mimi ne comprend pas, mais il est visiblement heureux qu’on s’occupe tellement de lui, et il s’associe à l’enthousiasme général.
Hélas ! ce fut autre chose quand il fallut répéter.
— Tu vois, Mimi, Thérèse fera comme ça (Thérèse met sa main gauche sur l’épaule de Mimi et montre le ciel de l’index de la main droite) et toi, tu feras comme ça (on joint les menottes de Mimi) et tu marcheras bien sagement.
Mimi, joindre les mains et marcher sagement !
Le voilà, d’un seul coup, assis sur le gazon. L’ange gardien doit le cajoler pour le faire consentir à se remettre debout.

— Il faut être un bon petit garçon, dit Mlle Gaby, autrement le bon ange va pleurer.
Le bon ange se cache la figure et fait semblant de pleurer.
Mimi, qui aime bien son bon ange, se remet en marche, mais il oublie vite que les bons anges pleurent lorsque les petits garçons désobéissent, et il s’arrête.
Mlle Gaby lui fait un petit sermon.
— J’aime autant ne pas être un ange gardien, se dit plus d’une petite fille.
Enfin, le groupe de l’ange gardien se remet en route.
Pourquoi faut-il qu’un papillon, un beau papillon noir et feu, voltige tout près ? Le petit garçon de l’ange gardien court après le papillon. Tant pis pour le petit garçon, il marche dans les orties et se pique les mollets. Il pleure et il faut que son bon ange le console : « Voilà ce qui arrive aux désobéissants qui courent après les papillons ».
Les piqûres d’orties, les larmes, les paroles de l’ange gardien, font leur effet et le tour de la cour s’accomplit sans autre incident. Et même, sur un mot du bon ange, Mimi va cueillir un bouton d’or qui avait poussé contre le mur et l’offre gentiment à l’infirme qui sourit dans sa voiture.
— C’est tout à fait cela, dit Mlle Gaby. L’ange gardien conduit l’enfant dont il est chargé, il l’empêche de se faire piquer par toutes les méchantes choses qui poussent de tous côtés sur la terre et quand on lui désobéit on se fait mal. Le bon ange, qui est bon, comme son nom l’indique, nous console et il est content lorsqu’on fait un petit plaisir aux autres,comme Mimi qui vient de donner une fleur à Claire.

Bravo pour Mimi et son bon ange !
— Bravo ! bravo ! acclament les petites filles.
— Et nous, qu’est-ce qu’on fera, à la procession ? disent les autres.
— Vous, vous suivrez le groupe de l’ange gardien.
— N’importe comment ? demande Françoise.
— Comme à la sortie de la grand’messe, alors, ajoute Jeannette.
— Pas du tout, répond Mlle Gaby. Les anges ne sont pas mélangés, il n’y a jamais désordre chez les anges. Il y en a qui sont en tête, et d’autres après.
— Je veux être en avant, dit Yvette.
— Mademoiselle Yvette, dit Mlle Gaby, sachez que chez les anges ceux qui sont après ne veulent jamais la place de ceux qui sont avant. Ils sont très contents d’être là, parce que ce n’est pas la paresse qui les y a mis, mais le Bon Dieu. Tout le monde ne peut pas être premier. Ceux qui sont premiers aiment beaucoup ceux qui viennent ensuite et sont toujours gentils pour eux. Les plus beaux anges aident toujours les autres.
— Combien y a‑t-il de places, Mademoiselle ? demande la petite fille à robe écossaise. (Celle-là n’aime pas beaucoup l’effort et aime autant être aidée par les autres).
— Bon, dit Mlle Gaby, je vois que tu veux faire le dernier chœur, c’est entendu. (Puis s’adressant à toutes) 3 rangées de 3 chœurs d’anges, 3 fois 3…
— 9, chantonnent les enfants.
— 9 chœurs d’anges. Chacun a un nom que je vais vous dire. Ce nom sera inscrit en lettres de papier doré, sur une écharpe. Vous marcherez donc sur 3 rangs de 3. Au premier rang viennent d’abord les Séraphins et les Chérubins.
Les Séraphins sont les premiers anges de la Cour céleste.
Qui est première au catéchisme ?

— C’est Madeleine.
— Alors, Madeleine représentera les Séraphins.
Madeleine, comme un ressort, fut debout et se mit à gauche du groupe.
— Les Chérubins, eux, sont très savants.
— Ils ont été longtemps à l’école ? interroge Jeannette.
— Mais non : ils savent tout sans apprendre.
Un gros soupir d’Yvette signifia : « Quelle chance ! » et fit rire tout le monde.
— Yvette pourrait faire le Chérubin, dit Claire, puisqu’elle veut être savante sans apprendre.
— C’est chic ! s’écria Colette.
Auprès du Séraphin, première au catéchisme, vint se ranger le Chérubin bonne dernière de classe.
— Maintenant il faut un Thrône.
— Un Trône ! Un Trône ! comme celui de Louis XIV !
— Non ! un Thrône qui s’écrit avec un H. Ce sont les anges qui ont la spécialité de représenter la soumission et l’obéissance à Dieu. Nous allons faire un concours pour savoir qui a fait le plus bel acte d’obéissance depuis ce matin.
On fit le concours. Plusieurs avaient fait des commissions sans s’amuser en chemin. Une autre avait bercé son petit frère. Celle qui remporta le prix fut la petite fille au tablier noir qui avait empêché ses compagnes d’aller jouer près de la rivière, endroit défendu.
— Voilà toujours 3 groupes d’anges, dit Mlle Gaby.
Deuxième rangée, les Dominations.

Ici, on ne chercha pas longtemps.
— Colette ! Colette ! crièrent de petites voix perçantes.
En effet, Colette veut toujours commander.
— Attention ! dit aussitôt Mlle Gaby. Ne confondons pas la domination du caprice et de l’esprit propre avec le zèle pour la Maison de Dieu que représente le quatrième chœur.
Je ne suis pas sûr que Colette comprit très bien, mais elle baissa le nez comme si elle avait quelque reproche à se faire sur ce chapitre.
En tout cas, elle fut désignée, et Colette la Domination vint se ranger à la place du quatrième chœur des Anges.
— Les Vertus sont envoyées par Dieu, dans les assauts difficiles, et les Puissances combattent tout particulièrement les mauvais anges.
— Les mauvais anges ? Il y a des anges méchants ?
— Mais oui. Souvenez-vous du catéchisme. Lucifer est le chef des mauvais anges. Il en a entraîné toute une bande à sa suite. Voilà ce que c’est que de suivre de mauvais camarades. Le Bon Dieu n’en a plus voulu dans son paradis, et leurs places, restées vides, nous attendent si nous voulons. Mais on ne s’en occupera pas. Au reste, personne ne voudrait les représenter.
— Ceux-là, dit la petite fille dont les cheveux ont la couleur des blés mûrs, on pourrait les faire représenter par les garçons.
La petite fille aux cheveux couleur des épis mûrs a un frère, qu’on appelle Julot, galopin de 14 ans, avec lequel elle a souvent des démêlés.
— Mon frère Marcel aussi est méchant, dit le tablier à carreaux.
Mlle Gaby dut intervenir pour défendre les garçons, qui n’ont pas toujours tous les torts. Sans elle, je crois bien qu’on aurait obligé les garçons à figurer, dans la procession, avec des cornes, une queue et une fourche.
Tout ce qu’elle concéda fut que la sœur de Julot porterait l’écharpe des Vertus à la procession, et la sœur de Marcel l’écharpe des Puissances.
Oh ! Oh ! il n’y a plus que trois chœurs angéliques à distribuer, et il reste bien plus de trois petites filles à servir. On commence à s’inquiéter.
— Les Principautés ! annonce Mlle Gaby.
Les Principautés sont les anges que le Bon Dieu envoie, non pour garder un petit enfant qui vient de naître, mais pour garder une nation, un pays. Sainte Jeanne de Chantal, par exemple, rencontra, sur la route de Lyon, les anges gardiens de la France…
Jeannette saisit la balle au bond :
— Oh ! mais alors, c’est moi qui représenterai les Principautés puisque je m’appelle Jeannette. Jeanne, Jeannette, c’est un peu la même chose…
Ce raisonnement n’était peut-être pas très sérieux, mais il fallut bien se rendre.

— Celle qui citera deux noms d’Archanges célèbres, annonça Mlle Gaby, fera l’Archange à la procession. Deux noms d’Archanges bien connus.
— …
— Je vais vous aider. Le Bon Dieu se sert des Archanges dans les grandes occasions. Le combat des Bons Anges et des Mauvais Anges est une grande occasion. Quel est l’Ange qui a fait parler de lui dans le combat contre Lucifer ?
— …
— Allons ! c’est le même qui dans l’histoire de Jeanne d’Arc, à Domrémy…
— Saint Michel, dit Jeannette.
— Pardon ! Jeannette fait déjà la Principauté. Ça ne compte pas. Celle qui dira le nom d’un Archange gagnera, car je dirai un autre nom encore, pour faire les deux. Voyons, une autre grande occasion, quand le Bon Dieu annonça le petit Jésus…
— L’Archange Gabriel, s’écria triomphalement Françoise, comme vous, Mlle Gaby !
— Très bien, et l’on connaît aussi l’Archange Raphaël qui ramena le jeune Tobie chez son père. Françoise sera l’Archange, et toi (elle désigne la robe écossaise), tu seras, comme c’est convenu, le groupe des simples anges. Ils sont déjà très beaux : la preuve c’est que le Bon Dieu choisit chez eux l’ange gardien.
— Et nous ! il n’y a plus de place pour nous, Mademoiselle ? supplièrent celles qui n’avaient pas encore été nommées.

On les compta. Elles étaient quatre : Monique, Odile, Lucienne et Denise.
Que feraient Monique, Odile, Lucienne et Denise, dans la procession Notre-Dame des Anges ?
Claire, la petite infirme, eut une idée merveilleuse.
— Puisqu’il n’y a pas seulement des anges gardiens pour les personnes, elles pourraient faire les anges gardiens du village.
— Bravo ! Claire, s’écria Mlle Gaby. Nous allons faire mieux encore. Monique portera l’inscription : « Saint Ange, priez pour la paroisse », et les trois autres seront les anges gardiens de la France.
— Il en faut bien 3, remarqua Madeleine, pour un grand pays comme la France.
On fit la répétition générale, c’est-à-dire qu’on tourna, pendant quelques minutes, dans la cour, en procession. Mimi, auprès de son ange gardien, était devenu sage. Les neuf chœurs angéliques suivaient trois par trois, en chantant :
Au ciel ! au ciel ! au ciel ! J'irai la voir un jour.
Puis venaient l’ange gardien de la paroisse, le trio d’anges gardiens de la France, et, fermant la marche, Mlle Gaby, poussant la voiture de Claire qui disait en riant : « Moi, je fais l’ambulance ».
Je ne sais plus très bien ce qui s’est raconté ensuite. Je me souviens seulement que la Grande Demoiselle a dit, à un certain moment — et tout le monde, même Colette, était silencieux comme à l’église :
« Pour parler des anges, ce n’est pas des paroles qu’il faudrait, c’est de la musique, de la musique qui se ferait doucement dans la chambre à côté, et qui serait tellement bonne à l’âme qu’on en pleurerait presque ».
Là-dessus s’organisa une partie de chat-perché qui devint bientôt très bruyante et pendant laquelle dominèrent — est-il besoin de l’ajouter ? — les appels stridents de la Domination.
Mais ici, il faut commencer un autre chapitre.

Soyez le premier à commenter